Texte établi par Société Saint-Augustin, Desclée de Brouwer & Cie (p. 84-92).

CHAPITRE IX


les frères kertk somment M. de champlain de rendre la place. — la capitulation. — louis kertk engage les français à rester à québec. — Mme hébert et guillaume couillard consultent M. de champlain. — réponse de ce dernier. — les français s’embarquent pour tadoussac. — couillard adopte les petites filles sauvages de M. de champlain. — départ des français. — guillaume couillard revient à québec. — héroïsme de la famille hébert-couillard. — naissance d’élisabeth couillard.


La détresse était grande dans la Nouvelle-France. Les frères Kertk, profitant de cette circonstance, revinrent à Québec sommer M. de Champlain de se rendre. En voyant les ennemis le fondateur de Québec comprit que la résistance était inutile : les hommes étaient affaiblis, rendus à bout, par les privations ; ils ne pouvaient même songer à se défendre.

Avant de remettre la clef du fort aux mains des Anglais, M. de Champlain fit savoir au général qu’il désirait connaître les conditions de la capitulation. Louis Kertk se montra généreux. Il fut entendu que les habitants seraient traités avec honneur ; qu’ils sortiraient du fort avec leurs armes, leurs habits et leurs pelleteries. Que tous, religieux et laïques, seraient reconduits en France, sans excepter les deux petites filles sauvages que M. de Champlain avait adoptées ; que les prisonniers, entre autres Eustache Boulé, auraient le même sort ; que dans l’espace de trois jours une barque serait mise à la disposition des Français pour les conduire à Tadoussac où se trouvait un vaisseau sur lequel cent personnes pourraient prendre passage. Les conditions de la capitulation furent acceptées le 19 juillet 1629.

Les religieux obtinrent en plus la permission de célébrer la Messe ; des gardes furent postés près du couvent des Jésuites, celui des Récollets, et la maison de Couillard. Louis Kertk remit à M. de Champlain un mémoire détaillé de tous les objets qui se trouvaient au fort ; « ce qu’il m’accorda avec toutes sortes d’affections, écrit M. de Champlain. » C’en était fait ! L’imprévoyance des Associés des Marchands et leur sotte cupidité avaient causé la ruine de la Nouvelle-France. Tous les travaux que le fondateur avait accomplis étaient perdus. Les Anglais ruinaient encore une fois ses plus chères espérances.

Guillaume Couillard et Mme Hébert ne pouvaient taire leur chagrin. Il leur fallait perdre le fruit de leurs travaux. C’était leur ruine et celle de leur famille. Il leur restait cependant un espoir : Louis Kertk les engageait à rester sur leurs terres, leur accordant la liberté de faire la moisson et d’en disposer à leur gré, soit en lui vendant le surplus, soit en le trafiquant aux sauvages. Il leur promit qu’après un an s’ils préféraient retourner en France ils en auraient toute permission et qu’on leur achèterait chaque castor au prix de quatre livres payables à Londres.

Couillard et sa belle-mère ne pouvaient se résoudre à accepter cette proposition, tout avantageuse qu’elle parût, sans consulter M. de Champlain sur le parti qu’ils avaient à prendre. En restant au pays, ils ne pouvaient attendre aucun secours spirituel : les religieux s’embarquaient pour la France ; en quittant leurs terres ils perdaient le fruit de douze années de labeurs incessants.

M. de Champlain, homme de piété exemplaire, leur répondit que le bien des âmes passant avant le bien des corps, il leur conseillait de retourner en France, où ils pourraient plus facilement recevoir les sacrements et les secours de la religion ; ce qu’ils ne devaient point espérer en Canada, où il n’y aurait plus ni prêtres, ni exercices du culte catholique tant que les Anglais en seraient les maîtres. « Mais il ajouta : que, s’il était à leur place, il ferait d’abord la cueillette des grains pour les traiter aux sauvages et qu’ensuite il repasserait en France. »

M. de Champlain avait bien une arrière-pensée en donnant le dernier avis : il partait avec peine, et il espérait qu’en abandonnant quelques Français dans la colonie, il lui serait plus facile, plus tard, d’y revenir. « Ils me remercièrent, dit M. de Champlain, du conseil que je leur donnai, disant qu’ils le suivraient, espérant néanmoins nous revoir la prochaine année avec l’aide de Dieu. »

Le 24 juillet tous les Français s’embarquèrent sur le navire anglais pour Tadoussac. Durant le voyage la flotte de Thomas Kertk rencontra le navire de Émery de Caën, qui se rendait à Québec mais trop tard pour le secourir. Après quelques heures de combat de Caën dut abaisser son pavillon et il demeura prisonnier avec son équipage. Un nommé Jacques Couillard de Lespinay, lieutenant de navire, se trouvait à bord. D’après M. Sulte il devait être parent de Guillaume Couillard, dont la postérité a porté le nom de Lespinay.

Les quelques jours passés à Tadoussac parurent bien longs à M. de Champlain. Mais ce qui lui causa une peine sensible, ce fut de ne pouvoir emmener avec lui ses deux protégées Espérance et Charité. La troisième, appelée Foi, était retournée dans sa nation. Un nommé Marsolet, interprète chez les sauvages, fut cause que David Kertk révoqua la permission que Louis, son frère, avait donnée lors de la capitulation de Québec. Il prétendait que les sauvages se montraient mécontents de leur départ et qu’ils feraient un mauvais parti aux Anglais. Ni les remontrances de M. Champlain, ni les supplications de ces pauvres enfants ne purent toucher David Kertk.

M. de Champlain écrivit une longue lettre au général pour l’engager à permettre leur départ, puis il ajoutait : « et Couillard vous dit aussi, Monsieur, nous avons autant d’intérêt que personne à cause de ma femme et de mes enfants ; que s’il y avait quelque risque, je vous le dirais librement ; qu’au contraire les sauvages m’ont dit qu’ils en étaient bien aises et qu’elles étaient bien données. Tout ceci, conclut M. de Champlain est un témoignage suffisant, auquel vous devez ajouter foi. »

Voyant que tout était inutile, ces pauvres filles durent se résigner à laisser partir M. de Champlain ; mais elles firent éclater leur colère contre le perfide interprète qui demeura fort étonné de la vérité des discours d’une fille de douze ans.

Pendant ce temps-là, le moment de s’embarquer arriva pour nos Français. Couillard s’était rendu lui-même à Tadoussac pour assister au départ du vaisseau.

M. de Champlain donna son chapelet à l’une de ses protégées ; son beau-frère, Boulé, donna le sien à l’autre ; « car il ne fallait rien donner à l’une sans que l’autre n’en eût autant. » Puis, s’adressant à Guillaume Couillard, M. de Champlain le pria de les conduire dans sa maison et de les y garder jusqu’à son retour et de les traiter doucement, que c’était un grand acte de charité que Dieu saurait récompenser. Ajoutant qu’elles pourraient lui être utiles dans sa maison et que s’il lui faisait un tel plaisir il saurait le reconnaître.


les adieux de guillaume couillard aux français en 1629.

Guillaume Couillard, touché de cette marque de confiance, répondit à M. de Champlain : « Assurez-vous, Monsieur, que tant qu’elles auront la volonté de demeurer avec moi, j’en aurai du soin comme si c’était mes enfants. » Comme il disait cela en leur présence, les petites filles lui firent une révérence, et elles le remercièrent en ces termes : « Nous ne t’abandonnerons pas non plus que notre père en l’absence de M. de Champlain : ce qui nous donnera de la consolation et nous fera patienter, c’est que nous espérons le retour des Français, et s’il eût fallu, en arrivant à Québec, retourner vers les sauvages, nous fussions mortes de déplaisir et néanmoins nous étions résolues, ma compagne et moi, d’y demeurer plutôt qu’avec les Anglais. »

Cette scène touchante arracha des larmes à tous les assistants. Couillard reçut ensuite les adieux de M. de Champlain et des Français en partance. Bientôt l’ancre fut levée ; le navire lentement s’éloigna du rivage et gagna la haute mer. Couillard se tint longtemps sur la grève suivant des yeux ses chers compatriotes qui retournaient en France. Puis, ayant envoyé un dernier adieu au navire qui disparaissait dans le lointain, il revint à Québec avec ses protégées rejoindre les siens qui l’attendaient avec anxiété.

Les membres de cette première famille étaient les seuls colons que la France laissait sur le rocher de Québec comme gardiens de la Nouvelle-France. « Seule, écrit M. Bourassa, la veuve Hébert demeura avec son gendre Couillard et quelques ouvriers pilotes ou interprètes, restés pour la plupart au service des Kertk et dont quelques-uns n’étaient que des transfuges huguenots ; elle demeura sur les dix arpents de terre que son mari avait fait fructifier de son travail, arrosés de ses sueurs, sur lesquels il avait fondé le repos de ses vieux jours, l’avenir de sa famille, la perpétuité de sa postérité. Qu’importe si les motifs de sa stabilité étaient intéressés : l’histoire dit qu’elle voulait recueillir les fruits de la semence déposée le printemps dans son petit domaine ? Mais ne cédait-elle pas non plus au cri de ses entrailles ? Son principal, ou plutôt, son unique intérêt ne reposait-il pas aux sources les plus pures et les plus généreuses de son cœur de femme ? Il y avait là, le pain de ses enfants, et les fruits de tant de sacrifices ! Il y avait là, un foyer d’amour, un toit paternel, un sanctuaire de tous les souvenirs bénis de la famille ! Car c’est là qu’avait été consacré le premier mariage et bénie la première naissance, et le tombeau de sa fille Anne, et de son époux, Louis Hébert ; non, cette pauvre veuve, en regardant s’éloigner la France aimée, dans son délaissement volontaire, nous donnait un exemple sublime que nous aurions à suivre plus tard, et nous révélait, en le résumant tout entier dans sa personne, le mystère de la survivance providentielle des nations sur le sol qu’elles ont baptisé de leurs sueurs et rendu productif et bienfaisant. En semant son maïs et son froment, la veuve Hébert avait planté les germes de sa patrie nouvelle, elle avait contracté un pacte et une union avec cette terre dont elle avait fécondé le sein, elle voulait y rester fixée, malgré son aversion pour les Anglais, malgré la mauvaise fortune de la France. »

Qu’il est admirable le courage de cette famille canadienne, résolue à faire tous les sacrifices pour demeurer dans la Nouvelle-France ! Notre histoire nationale est remplie d’épisodes sublimes ; mais nulle part ailleurs se peut trouver héroïsme plus grand ! Couillard et les siens voulurent rester sur le rocher de Québec comme les gardiens du domaine que la France devait réclamer plus tard.

Deux autres Français demeurèrent dans la colonie. Ils avaient été envoyés par Émery de Caën et comme ils ignoraient ce qui venait d’arriver, ils se rendirent chez Couillard pour avoir des nouvelles. Ce dernier, en les voyant leur demanda ce qu’ils étaient venus faire ? Nous sommes venus, dirent-ils, de la part du Sieur Émery de Caën, voir si l’Habitation est prise. Hélas ! leur dit Couillard, que vous êtes simples et peu avisés, ne le voyez-vous pas ? fallait-il venir ici pour vous faire prendre ? que dira-t-on, sachant par les sauvages que vous êtes venus ici et que je ne le dise ? Il y va de ma vie, et de toute la ruine de ma famille ; il faut de toute nécessité si je veux me conserver, que je dise que vous êtes venus ici pour voir si M. de Champlain y était, et comment tout allait. Allons voir le capitaine Louis ; il est galant homme, il ne vous fera point de tort. »

Accompagné de ces deux hommes, Couillard se rendit au fort où il rencontra Louis Kertk qui, après les avoir réprimandés, les retint pour les mettre à l’ouvrage.

Pendant ce temps-là, les colons faisaient voile vers la France ; mais M. de Champlain se proposait de revenir au Canada, pour y continuer son œuvre.

Le 9 février 1631, Mme Guillaume Couillard mit au monde une fille, qui fut appelée Élisabeth. Elle fut baptisée par un Anglais, probablement le ministre, car tous les religieux étaient retournés en France. Elle eut pour parrain Louis Kertk et pour marraine, la femme d’Adrien Duchesne, chirurgien. Les cérémonies du baptême lui furent suppléées en 1633 par le Père de Brébeuf, jésuite.