Louÿs — Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Plaidoyer pour la liberté morale


PLAIDOYER
POUR LA LIBERTÉ MORALE


Aux commandements fondamentaux qui interdisent de rechercher le bien propre s’il fait tort au bien d’autrui ; — aux maximes supérieures qui présentent à l’homme pour triple vertu le renoncement à soi-même, la recherche de la science et le goût de la beauté, — la morale moderne ajoute un impératif d’une troisième espèce, une obligation dont le principe est néant, un ordre qui révolte à la fois la dignité humaine et le sens du divin, un précepte odieux, mesquin et grossier, mais qu’elle soutient par les sanctions de tout l’arsenal des codes et qui se définit en ces mots : la nudité et l’amour sont des objets de scandale.

La morale moderne se trompe. La nudité et l’amour sont des objets de contemplation.


On a dit à la femme d’aujourd’hui : « Vous devez, sous les yeux de trois mille personnes, dans votre loge au théâtre, montrer vos bras nus ; mais si, même à un bal intime, vous laissez, par symétrie, votre jambe découverte, vous serez regardée comme une fille et vous cesserez d’être reçue. » — On lui a dit encore : « Vous devez, sous les yeux de trois mille personnes, au premier rang de votre loge, exposer la partie supérieure de vos seins ; mais s’il vous prend fantaisie de vous habiller de telle sorte que leur moitié inférieure (exactement semblable, cela n’est pas douteux) cesse d’être voilée par la robe, vous serez appréhendée par le garde de service et conduite au poste voisin. »

Il se peut qu’il y ait à cela des raisons très mystérieuses ; pour moi, j’avoue ne pas les entendre, et je tiens cette convenance pour une chinoiserie toute pure, respectable d’ailleurs, comme toutes les modes. En 1797, les jolies femmes s’habillaient d’une mousseline transparente ; en 1897, elles enferment dans une mécanique rigide la souplesse de la taille et des hanches, le centre même de la grâce : à leur aise ! Ce qui est inouï, ce qui passe vraiment l’imagination, c’est qu’il y ait des articles de code, des règlements de police et des gardes municipaux chargés d’imposer une mode uniforme, et d’empêcher, par exemple, qu’en aucune circonstance, sur aucune scène, dans aucun pays de notre monde européen, les spectateurs pauvres du dernier amphithéâtre aient le droit de réclamer, pour leurs sous, au même titre qu’un drame de Shakespeare, de Wagner ou de Victor Hugo, un autre chef-d’œuvre qu’ils ne connaissent pas, et qui est pourtant digne, peut-être plus que tout autre, d’exalter le cœur humain : je veux dire un beau corps de femme.

Oui, on est arrivé à ce point, que si, en scène de l’Opéra, devant un public où il n’y a, je pense, ni enfants en bas âge, ni pasteurs genevois, on présentait à tous ce que tous connaissent, ce que tous recherchent, ce que tous adorent, une femme admirablement nue, la salle presque entière se lèverait et se sentirait insultée !

Et les plus ardents parmi ceux qu’une si belle indignation ferait bondir sur les fauteuils, on les connaît bien : ce sont les mêmes qui n’occupent leurs places qu’à l’heure du ballet, cherchent des analogies aux dessous de bras des danseuses et vont achever leur nuit au cercle en se racontant les uns aux autres des histoires de maisons de passe avec une brutalité de langage qui n’a même pas l’excuse d’être voluptueuse. En effet, quel intérêt trouveraient-ils à voir le scandale s’émousser au grand jour, eux qui recherchent précisément tout ce qui l’augmente par le mystère, eux qui ne comprendront jamais qu’on puisse admirer un sein jeune sans avoir une pensée grivoise, et regarder une femme danser sans demander avec qui elle couche ! Ce sont eux qui, par leurs goûts séniles et leurs vicieuses hypocrisies, auxiliaires imprévus des rigoristes protestants, retardent indéfiniment le jour où nous pourrions voir triompher en scène non plus tel décolletage difforme, ni tel maillot affreusement rose, mais le rôle de Vénus joué sans vêtement, aussi pur qu’une statue antique.


Le nu au théâtre, dévoilé en toute gravité par des créatures d’exception, devrait être un spectacle non seulement admis, mais subventionné par l’État. Je n’en souhaite pas davantage, d’ailleurs. Je ne tiens pas à ce que le boulevard change la redingote pour le pagne[1] ! et, s’il y a des pères qui cachent à leurs filles, comme des sujets frappés de honte, le secret de leur naissance et de leur future maternité, le mieux est de les laisser libres, mais c’est précisément cette liberté que je voudrais pour ceux qui ont au fond de leur âme une pudeur moins petite et plus dignement placée.

Le peuple de Paris n’a pas treize ans. Pourquoi lui refuser ce qu’il a le droit de connaître ? Pourquoi réserver à vous seuls, à l’intimité de vos garçonnières, la révélation de la femme ? Vous êtes heureux, vous, messieurs, vous avez tous les adultères, et, à leur défaut, tous les mauvais lieux ; mais à lui, voyez ce que vous lui laissez, regardez passer dans la rue les ouvrières de quarante ans !

Pour le consoler de ses masures, vous lui bâtissez des palais publics, des promenades monumentales, des enceintes de jardins, des musées de merveilles, mais pour le consoler de ses femmes, lui montrez-vous Océana ?

Il en aurait, le droit, pourtant, aux termes d’une loi plus normale…

Pourquoi ? Parce que la loi a cette mission suprême d’élever, autant qu’il est en elle, l’esprit du peuple qu’elle régit ; parce que c’est une inconséquence que d’ériger des Èves dans les jardins publics et d’en considérer les modèles comme indignes d’être vus par la foule ; — parce que la grandeur intellectuelle d’une nation civilisée est en raison directe des facilités qu’elle obtient à éprouver librement et à répandre librement les émotions fécondes que donne la beauté.

Ayez au moins quelque logique ! Si la forme humaine est honteuse, bannissez-la de vos musées, de vos monuments et de vos avenues ; mais si vous comprenez à quel point elle est pure, alors laissez-la briller ! montrez-la telle qu’elle est, plus belle qu’aucun ne l’a jamais faite, avec ses couleurs mouvantes, son relief changeant, son expression, sa vie… Jour de lumière, comme nous t’espérons ! où, non pas dans la grise clarté sale de Paris, mais devant la Méditerranée antique, à Marseille, Alger, Bône, Carthage, de spacieux hémicycles blancs, tournés vers le rideau bleu profond de la mer, accueilleront les cortèges qui enivrèrent Corinthe…

Mais non : la nudité est un objet de scandale.



L’amour aussi.

Oui, l’acte grave entre tous, auquel nous devons d’exister, l’acte qui relie la mère à l’enfant, l’acte par lequel nous participons au mystère universel de la succession des êtres et créons la vie sans la comprendre, l’acte héréditaire qui, de génération en génération, recule notre origine et notre descendance jusqu’à l’infini du futur et du passé, cet acte-là est une turpitude qu’un romancier ne doit point décrire.

Oh ! la loi nous permet tout le reste. On vole, on tue sur toutes les scènes. Les spectateurs de l’Ambigu assistent chaque année à un cours complet du crime et de ses applications pratiques. Les dernières découvertes ayant trait à l’art d’assommer un passant, de donner un croc-en-jambe ou de jeter un nœud coulant, d’ouvrir un coffre-fort ou d’ouvrir une poitrine, de dynamiter une maison ou de faire dérailler un train, tout cela est exposé selon une méthode excellente, claire, facile à suivre, et jamais « le législateur » n’a songé à s’en inquiéter.

Mais raconter une nuit de noces ! Voilà qui est pernicieux, n’est-ce pas ? Prenez garde. Glissez ! Il est de certains détails… oh ! oh ! vous allez trop loin. Tout peut se dire en une petite phrase, monsieur, comme dans La Belle au Bois Dormant :

« Et la dame d’honneur leur tira le rideau. »

Tirons le rideau ! Tirons le rideau !…

Il faut que j’aie l’esprit singulier, car, pour moi, une nuit de noces est une cérémonie religieuse et au fond de ma conscience je ne puis comprendre en vertu de quelle loi morale la justice de mon pays ordonnerait de détruire mon livre si je disais un jour, à la face du monde, sans réserves, en pleine lumière, cette communion sacrée.



Qui donc nous a ainsi trompés ? Quelle influence avons-nous subie depuis quinze siècles déjà, mais surtout depuis les trois derniers, dans ce petit sentier que nous suivons, loin, très loin de la grande route antique par où passaient les Vertueux ?

L’opprobre autrefois frappait les femmes stériles : aujourd’hui, il s’attache aux femmes amoureuses. Cette réversion de la conscience, cette confusion de la morale saine et de je ne sais quelle aberration, cette déchéance coïncide avec le triomphe du christianisme. Y a-t-il là plus qu’une coïncidence ?

Lisons l’Évangile :

Jésus parle à la Samaritaine et il ne lui reproche pas sa vie déréglée.

Il parle à la femme adultère et il refuse de la condamner.

Il va chez Marthe et Marie et il préfère ouvertement à la grave servante la verseuse de parfums.

Il s’entoure de belles pécheresses et il ne les absout pas seulement, il les excuse : ὰφέωυτφι[2]. Bien plus : il accepte d’elles des subsides[3].

Nulle part, dans les quatre Évangiles, on ne trouve un mot flétrissant la nudité humaine selon le thème perpétuel de l’Ancien Testament. Jésus prêche l’amour, et dans aucune de ses paroles on ne trouve la séparation faite entre l’amour sensuel et un prétendu amour où les sens n’auraient point de part. Jésus, qui était Galiléen, c’est-à dire de race probablement aryenne[4], soutenait donc une doctrine qui n’était pas, sur ce point, en contradiction avec la morale hellène, et qui aurait dû la perpétuer. Comment se fait-il que le résultat se soit trouvé si opposé, et qui est l’auteur de cette volte-face ?

Qui ? Un Juif, un petit homme néfaste, saint Paul, qui, sans avoir jamais vu le Christ ni entendu sa parole, et après une lutte à l’épée contre tous ses partisans, imagina sans doute de ruiner sa doctrine d’une façon infiniment plus durable en prêchant, sous le nom du nouveau prophète, la vieille rigueur israélite.

C’est l’influence pernicieuse de cet homme, qui, répandue par saint Augustin, légiférée par saint Thomas, n’a cessé de combattre avec acharnement les larges idées et les belles formes.

Cependant la Grèce ne mourait pas toute. À côté du flot desséchant qui avait tenté d’ensevelir la civilisation antique, un courant parallèle, descendu de l’Olympe, désaltérait le monde réveillé des barbares. La résurrection du dieu d’Eleusis et la communion des initiés se fêtaient annuellement avec la même pompe et les mêmes cérémonies pour Jésus que pour Dionysos. On donnait à Marie tous les noms d’Aphrodite : Dame du Bon-Secours, Immaculée, Vierge et Mère, Étoile du Matin. Le Paradis se peuplait d’immortels canonisés. Le « Panthéon » revivait dans la « Toussaint ». Un art d’essence toute païenne florissait autour des papes. Raphaël donnait à Galathée la même bouche qu’à la Madone. Car la voix de saint Paul avait cessé de dominer la voix du Christ, et les fleurs de saint François étaient encore embaumées.

Il en fut ainsi jusqu’au jour où un moine de Thuringe, exalté par les Epîtres, vint combattre pour la seconde fois au nom de la morale biblique l’antique beauté qui d’Athènes avait repris racine à Florence. Il haïssait. Il détruisait. Il avait quelque grandeur, tant la religion qu’il enseignait dépassait en invraisemblance et en étroitesse toutes celles qui l’avaient précédée. Aucune ne fut plus éloignée de la parole évangélique. Et ce fut — et c’est encore — le hideux protestantisme.

On lutta. Nous avions aussi, nous, en France, une résurrection des arts et des lettres ! Il faut lire, à cette époque, quelle indignation souleva la Pléiade et la lettre que son chef écrivit « à je ne sçay quels predicantereaux et ministreaux de Genesve ». Jamais le culte de la Grèce n’avait été plus enthousiaste. Aux représentations de Jodelle on couronnait des boucs tragiques. En répondant aux calviniste, Ronsard invoquait Apollon. Même la concubine royale portait le nom d’une déesse : les flèches et le croissant d’Artémis étaient les armes de Fontainebleau. On lutta ; et le plus zélé dans cette guerre pour la bonne cause ce fut aussi le plus charmant de nos rois, ce Charles IX, doublement admirable pour avoir honoré Ronsard et pour avoir fait la Saint-Barthélemy.


L’invasion de la laideur fut pourtant victorieuse ; car ceux-là mêmes qui la repoussaient subirent son influence émasculatrice, s’ils n’allèrent pas jusqu’à l’idéal du nouveau culte réformé : les quatre murs nus d’un temple, et le néant.

Alors on ne vit plus de prêtres comme Rabelais, plus de papes comme Léon X ; la grande lumière religieuse qui éclairait tous les arts et toutes les littératures sombra sous le brouillard luthérien. Entre les artistes et les prêtres, un sillon se creusa pour la première fois depuis l’origine du monde, et ce sillon est devenu gouffre.

Cependant les deux églises rivalisent d’ardeur à suivre l’enseignement de saint Paul, à rejeter l’amour sur le tas des crimes, à cacher tous les seins qu’elles ne sauraient voir. Elles se rapprochent ; elles se confondent. L’une d’elles a même proclamé ce dogme étonnant de l’Immaculée Conception de Marie, comme si toutes les conceptions n’étaient pas immaculées ! Et aujourd’hui, après trois siècles de ce crépuscule des prêtres, entre M. Hollard et M. Captiez, il n’y a plus vraiment de différence. M. de Vogüé les synthétise.

L’état d’esprit créé par une telle émulation est actuellement celui de la majorité. Il a gagné un grand nombre d’intelligences qui n’ont pourtant leurs attaches ni à Rome ni à Genève et dont la conscience n’a pas besoin de se donner un directeur. C’est contre lui qu’il faut agir, avec une activité d’autant plus généreuse que la lutte sera longue et que la cause est belle.

Il y a là quelque chose de mieux que le vieil antisémitisme, qui, étant une haine de races, est malheureux et condamnable. Il y a là une lutte de toutes parts, et qu’on pourrait nommer du nom d’antipaulisme en visant directement, et même par-dessus Luther, l’inspirateur premier de toutes les luttes livrées depuis dix-huit cents ans contre l’inébranlable Grèce.


27 Décembre 1905.
  1. En réponse à une phrase de la préface d’Aphrodite, où je déplorais de voir « un peuple vêtu de noir » parcourir les rues sales de nos villes du Nord, un professeur d’une faculté de Droit du Midi, M. Charles G…, fit imprimer dans une feuille protestante, un article où il dénaturait ce passage dans le sens d’un regret de la nudité universelle, et, pour mêler l’esprit le plus fin à l’argumentation la plus solide, il ajoutait : « M. Pierre Louÿs n’admire que les nègres du Soudan, mais, dans un sens, ils sont vêtus de noir aussi ». C’est vraiment, pour un jeune homme, une joie sans mélange que de trouver chez les hommes d’âge des contradicteurs de cette force.
  2. Ce verbe n’est pas celui de l’absolution, ni du pardon ; c’est celui qu’on employait juridiquement dans le cas des ordonnances de non-lieu. Ceux à qui on l’appliquait étaient non-coupables. La phrase du Christ ne signifie donc pas : « Tes péchés te sont remis » ; mais : « Tu n’as pas péché, car tu as aimé ».
  3. « Et elles l’assistaient de leurs biens. » (Saint Luc, VIII, 3.)
  4. On connaît la théorie contemporaine d’après laquelle les Galiléens seraient issus d’une colonie celtique.