Louÿs — Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Dialogue sur la danse
ŒUVRES
COMPLÈTES
GENÈVE
1973
ARCHIPEL
PRÉCÉDÉ DE
DIALOGUE SUR LA DANSE
DIALOGUE
SUR
LA DANSE
DIALOGUE
SUR LA DANSE
La Danseuse. — Et qui vous fait tant aimer les danses de caractère ?
Moi. — Ah ! Mademoiselle, si vous dites tout de suite le sujet de mon article, il n’aura plus aucun intérêt pour le lecteur.
La Danseuse. — Vraiment ? Vous êtes bien fat. Qui vous dit que dans cinq minutes, vous n’aurez pas changé d’avis ? Vos opinions préconçues ? Je ne m’en inquiète pas. J’ai une théorie sur la danse. Et j’ai des arguments pour la soutenir. Contre mes arguments je ne crains pas les vôtres.
Moi. — S’ils sont dansés, vos arguments, ils seront irrésistibles.
La Danseuse. — Je n’ai pas besoin de danser une théorie d’art pour la faire admettre par un public d’artistes. Je vous parle.
Moi. — Vous ne faites que parler ? Prenez garde. Avec quatre pas, Régina B. en dirait plus que vous.
La Danseuse. — Et pourquoi ? Que reprochez-vous tant à la danse italienne ?
Moi. — Qu’elle m’ennuie.
La Danseuse. — Elle a passionné le xviiie siècle. Elle a enflammé les romantiques. Ne chercherez-vous pas à comprendre par quels sortilèges ?
Moi. — Je ne le puis plus. Que voulez-vous m’enseigner ? Que Mlle Tagliani a été une artiste incomparable ? J’en suis certain. J’ai en son génie une sorte de foi qui repose, comme l’autre foi, sur de grands témoignages. Je sais qu’elle avait tant de charme, tant de talent, qu’elle ne pouvait inspirer que des imitatrices. Le principe de sa danse était sauf. On ne le discutait même pas. Mais vous savez bien qu’il s’est perdu…
La Danseuse. — C’est trop fort !
Moi. — Et quand, cinquante ans après elle, j’ai vu Mlle Lubra…
La Danseuse. — Elle dansait fort bien.
Moi. — Feue Mlle Lubra n’a jamais su danser.
La Danseuse. — Et Mlle Mauri ?
Moi. — C’est autre chose. Mlle Rosita Mauri dansait toute droite comme un petit bâton de bois, et c’était si gentil, si malin, si net, si délicatement spirituel qu’il n’était pas possible de ne pas l’applaudir quand elle avait fini sa variation. Elle dansait comme les rédacteurs du « Figaro » écrivaient à la même époque, il y a vingt ans ou même davantage. L’esprit de Paris était en elle.
La Danseuse. — Alors ?
Moi. — Alors je l’applaudissais ; mais tout en regardant ses petits pieds, si pressés, si vifs, si amusants, je me disais : « Ce n’est pas ça, la danse. »
La Danseuse. — Et pour parler votre langage : « Qu’est-ce que c’est, la danse ? » Je danse depuis vingt-cinq ans. Vous serez fort aimable de m’apprendre mon métier.
Moi. — Ne m’accablez pas. Je ne sais aucun métier, pas même le mien. Et quand vous sauriez le vôtre jusqu’au bout des orteils…
La Danseuse. — Répondez-moi. Lorsque je parais en scène, qu’attendez-vous de ma danse ?
Moi. — Qu’elle signifie quelque chose.
La Danseuse. — Ah ! j’en étais bien sûre ! Vous voulez que tout, en art, ait une signification littéraire. Vous vous trompez. Nous dansons sur de la musique. La musique signifie-t-elle toujours quelque chose ? Prenez au hasard un morceau… sur lequel on ne danse même pas. Prenez la toccata en fa que Bach a écrite pour orgue. Y a-t-il rien de plus beau, dites-le ?
Moi. — Rien de plus beau.
La Danseuse. — Et qu’est-ce que cela veut dire ?
Moi. — Rien du tout. Cela a sa force en soi. Cela se passe de toute littérature. C’est une merveille. C’est une joie de la vie.
La Danseuse. — Alors, pourquoi voulez-vous que notre art ait une signification quand la musique même qui nous anime peut être belle et sans pensée ?
Moi. — Parce que nous ne sommes plus à l’époque de la toccata en fa. Ce sera ma seule réponse. La danse classique est morte comme la musique classique, mais alors que les partitions de 1730 restent aussi jeunes, aussi pures que jadis, rien ne peut plus nous représenter ce que fut Mlle Camargo, ni Mlle Tagliani. À la fin du siècle dernier, l’art chorégraphique était arrivé à un tel degré de dégénérescence que la jeunesse n’y comprenait plus rien, et que, d’une seule voix, elle demande autre chose…
La Danseuse. — Et quoi ?
Moi. — À peu près ce que vous voyez aujourd’hui.
La Danseuse. — Ah ! c’est joli ! Des danseuses qui ne savent pas danser !
Moi. — Ne dites donc pas cela ! Wagner a eu la faiblesse d’écrire les Meistersinger pour répondre à des phrases de ce genre. Il y a des artistes assez entêtés pour exécuter même ce qu’ils ne veulent pas faire, afin de prouver aux contradicteurs qu’ils sont capables de tout. Défiez, si vous le voulez, Mlle R. B. : elle vous battra dans le style classique qu’elle aime le moins. Quant à Mme Isadora Duncan…
La Danseuse. — Oh ! celle-là, elle ne passerait même pas son examen de choryphie.
Moi. — Et après ? Victor Hugo non plus n’aurait jamais passé son examen de poète : il ne savait faire ni les textines, ni les ballades, ni même les rondels. Et que lui dénierez-vous ? Le génie ? Le talent ? ou la facilité ?
La Danseuse. — Vous vous moquez de moi.
Moi. — Mme I. D. est admirable…
La Danseuse. — Ce n’est pas l’avis de tout le monde…
Moi. — C’est le mien. Mme Duncan paraît, et aussitôt…
La Danseuse. — Vous la trouvez jolie ?
Moi. — Et aussitôt elle nous émeut par cet enthousiasme, cette sincérité, cette foi qui est en elle et qu’elle nous transmet. Elle nous montre d’abord l’allégresse de danser et c’est charmant à voir. Nous comprenons tout de suite qu’elle est là par plaisir. Elle ne danse ni pour un public, ni pour un cachet, ni même pour sa gloire. Elle danse pour elle…
La Danseuse. — Dites-le donc ! elle ne danse pas pour vous, et voilà pourquoi vous en raffolez. Quel sentiment masculin !
Moi. — Oh ! comme il vous plaira ! Si vous ne voulez pas de ce sentiment-là pour votre sexe, je le prends pour le mien, je le proclame, je le développe, je le signe, et je le fais signer par tous les artistes. Défiez-m’en.
La Danseuse. — Alors il suffit de…
Moi. — Non, il ne suffit pas, mais c’est déjà beaucoup que lorsqu’une artiste prétend exprimer une émotion, elle l’éprouve elle-même à un tel degré qu’elle ne sache plus qui la voit en scène, ni comment elle sera jugée.
La Danseuse. — Vieux débat que celui-là.
Moi. — Tranché depuis longtemps… Donc Mme Duncan paraît, et dès que nous avons applaudi en elle, avant toute chose, la joie de la danse, nous sommes pris par l’objet du spectacle qu’elle donne. Tour à tour, elle anime des statuettes antiques, des figures de vases que nous avions vues immobiles et qu’elle semble ressusciter ; ou bien, elle invente, elle reconstitue, que vous dirai-je ? elle interprète ; il le faut bien. Ces gestes de tête si antiques et si nouveaux qui placent le cou tantôt dans la ligne du bras et tantôt, renversée, dans la ligne du corps, c’est la résurrection de la danse athénienne. Et quand Mme D. au milieu d’une danse grave, s’arrête tout à coup, lève le genou jusqu’à la poitrine et fait avec la jambe droite un pas lent d’un si beau caractère tragique…
La Danseuse. — Oui. Vous comprenez ça.
Moi. — Une trouvaille !
La Danseuse. — Vous savez donc l’anglais mieux que le grec ?
Moi. — C’est méchant ce que vous dites là et ce n’est pas juste. Sans doute, Mme D. danse un peu en anglais, comme d’autres en français ou en italien ; mais elle danse surtout en grec, et c’est ce dont vous ne douteriez pas si vous saviez le grec mieux que l’anglais.
La Danseuse. — Oh ! moi, on ne m’a guère appris à danser en littérature, je vous l’ai déjà dit. Et voilà justement le pire défaut que je trouve à vos danses de caractère, c’est qu’elles sont nationales et que vous les aimez surtout en raison de leur exotisme. Vous n’aimez point les danses françaises parce qu’elles parlent notre langage et n’ont pas de mystère pour vous ; mais comme vous ne savez pas le russe, je suis sûre que vous délirez devant Mme Rubinstein. Ne dites pas non.
Moi. — Je ne dis pas non. Mais que me parlez-vous de Russie à propos de Mme R. ? Elle n’a jamais dansé qu’en français.
La Danseuse. — Ah ! vraiment ?
Moi. — Mme R. ? c’est la petite-fille spirituelle de Théophile Gautier, c’est la digne élève de Flaubert, c’est toute l’antiquité vue à la française. Et vous voyez combien votre opinion est imprudemment hasardée, puisque le jour où on présente enfin une élève nourrie de notre culture, nous applaudissons, en effet, nous délirons si vous voulez. Un seul regret nous reste, c’est que Flaubert et Gautier, si dignes de rénover l’art chorégraphique, n’aient pas eu d’abord la chance d’inspirer une danseuse vraiment parisienne, et la plus éminente de toutes, mademoiselle ; c’est à vous que ce discours s’adresse.
La Danseuse. — Merci, après tout ce que vous venez de me dire, je vous tiens quitte de vos compliments.
Moi. — Vous les recevrez, malgré vous. Ne pensez pas que j’aurais tenu ici toute cette discussion sur la danse si je ne vous admirais pas à l’égal de vos ennemies.
La Danseuse. — Moi ? Vous m’admirez aussi ? Ah ! mon cher, vous devenez fade. Vous applaudissez tout le monde.
Moi. — Tout le monde ? Oh ! non. Vous et elles. C’est assez.
La Danseuse. — C’est trop. Et comment nous conciliez-vous ? Puisque ce sont mes ennemies, comme vous dites si bien.
Moi. — Vous ressemblez à M. Ingres.
La Danseuse. — Physiquement ? Ha ! Ha !
Moi. — Ne plaisantez pas. M. Ingres réalisait en 1840 une formule d’art qui était morte ailleurs et qui ne vivait plus que par lui seul. Vous me parliez tout à l’heure d’une toccata de Bach… Mais quoi de plus émouvant que la Stratonice ? Voulez-vous mon sentiment le plus sincère ? La Stratonice est presque plus belle que les plus hauts chefs-d’œuvre du romantisme, et pourtant le romantisme avait raison contre elle. Pourquoi ? Vous allez me demander pourquoi ?
La Danseuse. — Oui.
Moi. Parce que la vie même de l’art est soumise à une influence naturelle et constante, que l’on peut haïr, que l’on peut condamner, mais qui est évidente comme le jour et la nuit, et qu’on appelle la Mode.
La Danseuse. — Ah ! par exemple ! Voilà une phrase que je n’attendais pas de vous.
Moi. — Le devoir des artistes est de diriger cette mode et même de la brusquer, mais il ne faut pas lui obéir. Le général qui a dit : « Je suis leur chef, il faut que je les suive. » était assurément un homme poétique, mais ce n’était pas un homme de guerre, ni un artiste. En art, il y a une mode à considérer, il n’y a pas de mode à suivre.
La Danseuse. — Ce que vous appelez la mode, c’est la tradition.
Moi. — En aucune manière ! La tradition ? Mais c’est notre loi. Et que fait Mme Duncan, sinon reprendre une tradition, plus vieille de vingt siècles que la vôtre ? Nous prétendons seulement que la tradition s’altère, s’abâtardit et que les gestes originels, jadis expressifs, deviennent inintelligents, de même que les anciens caractères chinois, si clairs, si simples dans leur forme primitive, sont devenus aujourd’hui les hiéroglyphes absurdes que vous connaissez.
La Danseuse. — Oh ! je vous en prie ! Je ne sais pas non plus le chinois.
Moi. Vous le sauriez en quinze jours si vous le lisiez tel que ses auteurs de jadis l’écrivaient. Mais votre art comme leur écriture est devenu quelque chose d’inutilement abscons, où la formule remplace l’idée, où l’on ne sait même plus si l’artiste comprend la valeur des gestes traditionnels qu’elle répète. Et comme elle n’en est plus émue…
La Danseuse. — Qu’en savez-vous ?
Moi. — Je le sens… Et comme elle n’en est plus émue, elle nous éloigne de l’art qu’elle-même abandonne. Devant ce débat esthétique où nous sommes simples spectateurs, croyez bien que notre considération s’adresse à la danseuse autant qu’à la théorie dont nous voudrions la trouver éprise. À propos de danses, je vous ai parlé de Wagner, de Victor Hugo et de M. Ingres parce que j’ai un vif sentiment de l’égalité entre les arts et, malgré la liberté de mes opinions sur l’avenir de la chorégraphie, je vous admire, mademoiselle, plus que la plupart des poètes ou des musiciens vivants. Le graveur est parfois supérieur au peintre, le tragédien au dramaturge, la danseuse au librettiste. Quels candidats voudrais-je voir élus à l’Académie des Beaux-Arts ? Par rang d’âge, le premier serait Mounet-Sully, le second Mme Sarah Bernhardt…
La Danseuse. — Et le troisième, moi ?
Moi. — Non.