Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Poëtique 4

Slatkine reprints (p. 41-45).

PROSE ET VERS



Lamartine disait : « J’écris en vers quand je n’ai pas le temps d’écrire en prose. » On a cité le mot comme une boutade ; c’était avouer qu’on ne le comprenait pas ; Lamartine n’a jamais fait de boutades ; il suffit qu’un mot soit de lui pour qu’on le regarde comme sérieux. Assurément, la versification est un style facilité à l’usage de la jeunesse. Pour le commun des rimeurs c’est de la littérature sur rails ; l’auteur n’a pas à se préoccuper de sa direction ; le vers le conduit et l’excuse ; la responsabilité du poëme se partage inégalement entre la strophe et le poëte, au grand avantage de celui-ci.

La préexcellence de la prose ne serait pas contestable — même aux yeux de Lamartine — si la poësie française n’avait la qualité de mettre en valeur certaines délicatesses de diction qui sont d’un charme incomparable pour tous les amoureux de la voix humaine.

L’i consonne et l’e muet donnent des sons indistincts et pourtant réels, qu’on entend, et qu’on n’entend pas, qui se manifestent et qui se dissimulent, qui vont être et qui ne sont déjà plus. C’est la merveille de l’alexandrin. Quand Victor Hugo écrit :

Des spectres tournoyant comme la feuille morte
Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte
L’évanouissement du vent, mystérieux

ces deux v, ces trois s, cet ou qui ne compte presque pas, cet e perdu comme une lacune, cet i qui se jette dans la rime, tout cela passe et fuit si vite avec la rafale des consonnes que nous ne saurions dire exactement si le vers a douze syllabes ou une, et cependant, l’alexandrin tout entier se justifie à notre oreille, et s’il y manquait même cet atome qui est l’e muet du cinquième pied, nous le sentirions.

Remplissez ce vers ; écrivez par exemple (je suppose une absurdité) :

L’évanouissement noir du typhon mystérieux

rien de ce qu’a voulu l’auteur ne subsiste plus. Vous obtenez une sonorité compacte, solide, équilibrée, qui ne serait bonne ni en prose ni en vers et qui détruit l’effet de la phrase. Mais encore doit-on faire sentir et pourtant voiler ces étranges syllabes que nous envions aux poëtes et que les actrices négligent trop souvent comme si elles les lisaient chez nous. Il ne faut ni les prononcer ni les omettre ; je ne me charge pas de m’expliquer plus clairement ; c’est affaire d’instinct et non d’étude ; mais cet instinct n’est pas inné chez tous les artistes, et quand je me souviens que depuis vingt ans nous entendons la sempiternelle Mlle D… vagir en scène, avec ces gestes de mains molles qui sont le caractère de sa grâce :

Tout c’que j’voyais m’semblait Curiace,
Tout c’qu’on m’disait m’parlait d’ses feux,

je comprends trop bien comment l’unanimité de ses camarades voudrait de tout cœur la conduire enfin sous les ombrages de Pont-aux-Dames…



La poësie (j’entends la poësie en vers) peut être considérée tour à tour comme moyen mnémotechnique ou comme jeu.

Comme moyen mnémotechnique, elle est souveraine. En effet j’aurais peine à croire qu’on pût trouver trois personnes capables de réciter sans se tromper d’un mot la Mort de Clopin Trouillefors, le Portrait d’Homère ou le Chemin creux d’Ohain, et pourtant Victor Hugo n’a jamais rien écrit de plus extraordinaire que ces trois paragraphes de prose ; mais il est notoire, au contraire, que devant tout le personnel assemblé du Petit Saint-Thomas, si quelqu’un déclamait avec quelque chaleur :

Mon père, ce héros au sourire si doux…

il n’est pas un vendeur de blanc, pas une essayeuse et pas un caissier qui ne murmurerait aussitôt :

Suivi d’un seul houzard qu’il aimait entre tous, etc., etc.

Leurs cheveux, leurs vêtements et leur vie privée sont des sujets où l’opinion ne trouve plus matière à scandale, et nous voyons approcher l’âge où les jeunes misses de Boston refuseront les partis qui ne se présenteront pas avec six volumes de vers, le profil d’Alfred de Musset et le souvenir de cinq cents maîtresses.

Je crois même que si j’avais mission de rédiger la règle de cette confrérie qui obtient aujourd’hui tant d’honneurs et où je suis fier encore de prendre la dernière place, je bornerais son petit code à un seul articulet, nécessaire et suffisant.

Comme jeu, la versification n’est pas moins inappréciable. Il y a une volupté rare et même assez délicate à plier selon le rythme artificiel du vers, la forme vivante et la grâce de notre belle phrase française. Quant à la rime, ah ! que dirais-je assez qui célèbre les joies de la rime ! les joueurs de billard et d’échecs seuls connaissent des joies analogues, par le Carambolage et la Marche des Deux Tours et encore il n’est pas certain que leurs réussites vaillent les nôtres.

On est las : on n’est pas pressé ; on n’a rien à dire et la nuit s’achève. Dans cette disposition d’esprit, les vers naissent d’eux-mêmes au bout mouillé de la plume, naissance d’or, qui est vouée à toutes les indulgences. Les vers sont comme des enfants : à les voir, les passants devinent quel plaisir on eut à les faire, et le hasard charmant qui les a créés demeure pour toujours l’excuse de leur nature insupportable.

Les rimeurs sont, eux aussi, des privilégiés de la vie. Le monde, qui s’interdit tout, permet tout à ces heureux.

« Quand l’auteur d’une strophe terminée juge son œuvre au-dessus du médiocre, son devoir, s’il est bon écrivain, est de la traduire, sans retard, en prose. »