Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Poëtique 3

Slatkine reprints (p. 31-39).

IDÉES SOMMAIRES SUR LE NOUVEAU

VERS FRANÇAIS


I

EXPOSÉ


Ce qui frappe le plus les jeunes poëtes d’aujourd’hui, quand ils jettent les yeux sur les articles où leurs œuvres sont critiquées, c’est l’incompréhension totale de leurs aînés. Les poëmes qui paraissent les plus lucides aux plus simples d’entre nous, sont d’indéchiffrables rébus pour les plus perspicaces des autres. Les vers qui nous ont le plus charmés par leur harmonie, sont traités de prose maladroite et heurtée par toute la génération qui nous précède. Non seulement on ne pense plus comme autrefois, mais on n’entend plus de la même manière. En quelques années, l’oreille française s’est transformée. Elle qui n’était accessible qu’aux rythmes solides, réguliers, frappés à intervalles égaux à l’infinie variété des repos périodiques, — elle se plaît maintenant à l’infinie variété des mesures possibles, à la délicatesse des rythmiques relâchées, à la diversité d’expression qu’entraîne le perpétuel déroulement des idées.

Je n’essaierai point ici de convertir ceux qui ne nous aiment pas. S’ils ont aujourd’hui plus de quarante ans, leurs opinions littéraires sont à l’abri de ces revirements brusques. Ils ne seront jamais avec nous. Mais puisqu’ils semblent jusqu’à présent ne reconnaître à la poësie moderne d’autres règles que le hasard et l’arbitraire, je voudrais expliquer très sommairement qu’elle a des lois rigoureuses comme la métrique parnassienne, que ces lois se dégagent peu à peu du chaos initial où un bouleversement aussi complet devait flotter quelque temps, et qu’enfin depuis quatre ans la nouvelle école est entrée dans sa période classique, ce qui veut dire qu’il est temps de définir ses tendances et d’exposer son développement.


Au point de vue particulier de la métrique, la nouvelle école incline à suivre trois voies.

1° L’alexandrin réformé.

2° Les vers de rythme impair (9, 11 et 13 syllabes).

3° Le vers libre.

M. Sully-Prud’homme vient de publier fort à propos chez Lemerre une remarquable étude[1] d’où il résulte que, d’après lui,

1o L’alexandrin n’est pas susceptible de réforme.

2o Les vers de rythme impair ne vivent pas, et cela par des raisons mathématiques.

3o Le vers libre n’est qu’une prose coupée par des artifices de typographie.

Comment répondrons-nous à ces trois affirmations ?


II

LE NOUVEL ALEXANDRIN



Quand Ronsard, dans le 8ème livre de Les Amours, a introduit pour la première fois l’alexandrin, comme vers ordinaire de la poësie française, ce vers était connu depuis trop peu de temps pour que l’oreille se fût habituée à une unité de rythme d’aussi grande étendue : on conserva la coupe ancienne qui le séparait en deux parties égales, plus faciles à mesurer et à prévoir. C’est cette règle que M. Sully-Prud’homme exprime ainsi : « Dans les vers d’un nombre pair de syllabes, assez longs pour comporter un rythme régulier, la césure partage le vers de manière que les nombres respectifs de syllabes afférents aux hémistiches aient un commun diviseur et l’unité de mesure du rythme est déterminée par le plus grand commun diviseur de ces deux nombres. »

Cette loi régit ce qu’on pourrait appeler l’alexandrin orthodoxe. Il a suffi aux poëtes français pendant près de trois cents ans. Racine, Lamartine, M. Sully-Prud’homme lui-même l’ont employé à l’exclusion de tous les autres. Ronsard et Chénier en ont usé plus librement, mais encore avec respect. Un poëte contemporain, M. de Guerne, lui est demeuré fidèle, et le plus récent poëme de M. de Régnier prouve suffisamment qu’il n’est pas tombé en désuétude.

Mais Ronsard, qui l’avait créé, a compris le premier combien cette division régulière était monotone et pouvait à la longue devenir fastidieuse. Il inventa l’enjambement, le rythme allongé, la césure irrégulière.

Oh ! qu’est-il rien de doux sans Vénus. Las ! à l’heure
Que je n’aimerai plus, puissé-je trépasser !

On sait comment Malherbe vint, pour cent cinquante ans, mettre un terme à ces hardiesses ; Chénier les reprit et les développa. Il use de l’enjambement avec un sens merveilleux.

Mon âme, comme un songe, autour de ton sommeil
Voltige…comme un songe, autour (ELég. xxii.)

Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira.vagabonde à travers le (Néère.)

Il connut le vers brisé :

Les belles font aimer, elles aiment, les belles
Nous charment tous, heureux qui peut être aimé d’elles.
Nous charment tous, heureux qui peut(Élég v.)

Dieu d’oubli ! viens fermer mes yeux ! Ô dieu de paix,
Sommeil ! viens fermer mes yeux !(Élég xxii.)

Ce dernier exemple est tout à fait extraordinaire et fait prévoir toute la révolution de Victor Hugo.

Nous arrivons enfin au vers moderne. Je n’ai fait un si long préambule que pour décharger la nouvelle école du crime ou de la gloire d’avoir disloqué l’alexandrin. M. Sully-Prud’homme s’attaque au-dessus de nous aux trois plus grands poëtes français : Ronsard, Chénier et Hugo. Le premier avait ébranlé le rythme, le second l’a assoupli, le troisième l’a brisé et refondu, et si complètement que rien après lui ne reste plus à faire, comme j’espère le montrer tout à l’heure.



Le nouveau vers alexandrin se distingue de l’orthodoxe en ce qu’il a normalement deux césures au lieu d’une, lesquelles peuvent se placer à un point quelconque du vers. C’est la forme qu’il affecte le plus ordinairement ; mais il peut avoir une césure seulement ou plusieurs, à l’état d’exception.

Les deux césures normales partagent le vers en trois tristiches, le plus souvent inégaux entre eux, et échappant à la règle de M. Sully-Prud’homme. Voici, en exemple, un admirable vers :

Ruth songeait et Booz dormait. L’herbe était noire.
Ruth songeait et Booz dormait(Booz endormi).

« Les nombres respectifs de syllabes afférents aux tristiches » (3, 5 et 4) sont premiers entre eux. Théoriquement, d’après M. Sully-Prud’homme, ce serait un mauvais vers. Or, il est beau. C’est donc que la règle est trop étroite.

Quand les tristiches sont égaux, le vers est dit ternaire. C’est ce vers autour duquel on a fait tant de bruit récemment, sans savoir qu’il a existé de tout temps en français, puisqu’on en trouve des exemples jusque chez Corneille.


Ces yeux tendres, ces yeux perçants, mais amoureux.
Ces yeux tendres, ces yeux perçants, (Psyché).

et d’innombrables dans Chénier…


III

FRAGMENT


L’Himalaya n’est pas si grand qu’on le rêve, ni si distant des vallées. Un avion le dépasse.

Un jour, le collégien Rimbaud écrivit à seize ans un poëme sur la mer et sur une carcasse flottante, conçue et mise au monde par le fleuve unique de Chateaubriand mêlé à la Légende des Siècles. Confluent ou mascaret ? Mascaret monstrueux des lumières et des vents, des couleurs, des eaux.

Le jeune homme qui a écrit à seize ans :

Fileur éternel des immobilités bleues

savait tout de l’alexandrin, et presque tout de la musique verbale. On ne peut changer une lettre de cette ligne. Il n’y a pas une consonne qui ne soit à sa place. Le vers se pose à peine sur deux t. La première lettre est un souffle qui passe, la dernière et tout le reste coule, facile et vif, sur quatre l et deux r.

Essayez de corriger ainsi :

Fileur éternel de l’immobilité bleue.

C’est plus joli, n’est-ce pas ? eh bien, tout s’écroule : la phrase et le vers. Ces immobilités bleues sont innombrables et je vois le fileur éternel les franchir ; mais, au singulier, c’est la mer infinie ; c’est même le ciel. La dernière page du poëme n’a plus de sens. En outre, et bien que la construction d’une phrase intéresse peu de lecteurs et même d’écrivains, il suffit d’ajouter un l à ce vers merveilleux pour qu’il apparaisse truqué.

Je n’ai pas fini d’admirer cet alexandrin. La perfection de sa métrique est égale à celle de son écriture.

  1. Réflexions sur l’art des vers, 1 vol. in-12.