Lorenzaccio
LorenzaccioCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV (p. 94-146).
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ACTE TROISIÈME


Scène première

La chambre à coucher de Lorenzo.
LORENZO, SCORONCONCOLO, faisant des armes.
Scoronconcolo.

Maître, as-tu assez du jeu ?

Lorenzo.

Non ; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci ! tiens, meurs ! tiens, misérable !

Scoronconcolo.

À l’assassin ! on me tue ! on me coupe la gorge !

Lorenzo.

Meurs ! meurs ! meurs ! — Frappe donc du pied.

Scoronconcolo.

À moi, mes archers ! au secours ! on me tue ! Lorenzo de l’enfer !

Lorenzo.

Meurs, infâme ! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai ! Au cœur, au cœur ! il est éventré. — Crie donc, frappe donc, tue donc ! Ouvre-lui les entrailles ! Coupons-le par morceaux, et mangeons, mangeons ! J’en ai jusqu’au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, roule ! Mordons, mordons, et mangeons !

Il tombe épuisé.
Scoronconcolo, s’essuyant le front.

Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en vrai tigre ; mille millions de tonnerres ! tu rugis comme une caverne pleine de panthères et de lions.

Lorenzo.

Ô jour de sang, jour de mes noces ! Ô soleil, soleil ! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! son sang t’enivrera. Ô ma vengeance ! qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! Ô dents d’Ugolin ! il vous faut le crâne, le crâne !

Scoronconcolo.

Es-tu en délire ? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve ?

Lorenzo.

Lâche, lâche, — ruffian, — le petit maigre, les pères, les filles, — des adieux, des adieux sans fin, — les rives de l’Arno pleines d’adieux ! — les gamins l’écrivent sur les murs. — Ris, vieillard, ris dans ton bonnet blanc ; — tu ne vois pas que mes ongles poussent ? — Ah ! le crâne ! le crâne !

Il s’évanouit.
Scoronconcolo.

Maître, tu as un ennemi.

Il lui jette de l’eau à la figure.

Allons ! maître, ce n’est pas la peine de tant te démener. On a des sentiments élevés ou on n’en a pas ; je n’oublierai jamais que tu m’as fait avoir une certaine grâce sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un ennemi, dis-le, et je t’en débarrasserai sans qu’il y paraisse autrement.

Lorenzo.

Ce n’est rien ; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes voisins.

Scoronconcolo.

Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons tout à l’envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage. Je crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler sur ton plancher, sans qu’on s’aperçût dans la maison qu’il s’y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t’y prends mal. Ils ont eu peur la première fois, c’est vrai ; mais maintenant ils se contentent d’enrager, et ne s’en mettent pas en peine jusqu’au point de quitter leurs fauteuils ou d’ouvrir leurs fenêtres.

Lorenzo.

Tu crois ?

Scoronconcolo.

Tu as un ennemi, maître. Ne t’ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance ? N’ai-je pas des oreilles ? Et, au milieu de toutes tes fureurs, n’ai-je pas entendu résonner distinctement un petit mot bien net ; la vengeance ? Tiens, maître, crois-moi, tu maigris ; — tu n’as plus le mot pour rire comme devant ; — crois-moi, il n’y a rien de si mauvaise digestion qu’une bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n’y en a pas toujours un dont l’ombre gêne l’autre ? Ton médecin est dans ma gaine ; laisse-moi te guérir.

Il tire son épée.
Lorenzo.

Ce médecin-là t’a-t-il jamais guéri, toi ?

Scoronconcolo.

Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle qui me disait…

Lorenzo.

Montre-moi cette épée. Ah ! garçon, c’est une brave lame.

Scoronconcolo.

Essaye-la, et tu verras.

Lorenzo.

Tu as deviné mon mal, — j’ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai pas d’une épée qui ait servi pour d’autres. Celle qui le tuera n’aura ici-bas qu’un baptême ; elle gardera son nom.

Scoronconcolo.

Quel est le nom de l’homme ?

Lorenzo.

Qu’importe ? M’es-tu dévoué ?

Scoronconcolo.

Pour toi, je remettrais le Christ en croix.

Lorenzo.

Je te le dis en confidence, — je ferai le coup dans cette chambre. Écoute bien, et ne te trompe pas. Si je l’abats du premier coup, ne t’avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu’une puce, et c’est un sanglier. S’il se défend, je compte sur toi pour lui tenir les mains ; rien de plus, entends-tu ? c’est à moi qu’il appartient. Je t’avertirai en temps et lieu.

Scoronconcolo.

Amen.



Scène II

Au palais Strozzi.
Entrent PHILIPPE et PIERRE.
Pierre.

Quand je pense à cela, j’ai envie de me couper la main droite. Avoir manqué cette canaille ! un coup si juste, et l’avoir manqué ! À qui n’était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens : Il y a un Salviati de moins dans les rues ? Mais le drôle a fait comme les araignées, — il s’est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et il a fait le mort de peur d’être achevé.

Philippe.

Que t’importe qu’il vive ? ta vengeance n’en est que plus complète.

Pierre.

Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille : ne vous mêlez pas de tout cela.

Philippe.

Qu’as-tu encore en tête ? Ne saurais-tu vivre un quart d’heure sans penser à mal ?

Pierre.

Non, par l’enfer ! je ne saurais vivre un quart d’heure tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets d’ivrognes. Adieu, j’ai affaire à présent.

Philippe.

Où vas-tu ?

Pierre.

Pourquoi voulez-vous le savoir ? Je vais chez les Pazzi.

Philippe.

Attends-moi donc, car j’y vais aussi.

Pierre.

Pas à présent, mon père ; ce n’est pas un bon moment pour vous.

Philippe.

Parle-moi franchement.

Pierre.

Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellai et d’autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles.

Philippe.

Ainsi donc ?

Pierre.

Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d’un caillou gros comme le bout du doigt.

Philippe.

Mais vous n’avez rien d’arrêté ? pas de plan, pas de mesures prises ? ô enfants, enfants ! jouer avec la vie et la mort ! Des questions qui ont remué le monde ! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau ! des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu’elle laisse achever à l’homme, sans oser y toucher ! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d’Espagne, comme s’il s’agissait d’un cheval ou d’une mascarade ! Savez-vous ce que c’est qu’une république, que l’artisan au fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, que la vie entière d’un royaume ? le bonheur des hommes, Dieu de justice ! Ô enfants, enfants ! savez-vous compter sur vos doigts ?

Pierre.

Un bon coup de lancette guérit tous les maux.

Philippe.

Guérir ! guérir ! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin ? Savez-vous qu’il faut une expérience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d’un malade une goutte de sang ? N’étais-je pas offensé aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau ? Ne suis-je pas le père de ma Louise, comme tu es son frère ? N’était-ce pas une juste vengeance ? Et cependant sais-tu ce qu’elle m’a coûté ? Ah ! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu es père un jour, nous en parlerons.

Pierre.

Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.

Philippe.

Qu’ont donc fait à Dieu ces Pazzi ? Ils invitent leurs amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et les amis, en entrant dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères[1]. Quelle soif ont donc leurs épées ? Que voulez-vous donc, que voulez-vous ?

Pierre.

Et pourquoi vous démentir vous-même ? Ne vous ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons ? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées des flambeaux de la veille ? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne meurent pas silencieux.

Philippe.

Où en viendrez-vous ? réponds-moi.

Pierre.

Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n’a que faire d’un médecin ; il n’a qu’à se brûler la plaie.

Philippe.

Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la place ?

Pierre.

Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.

Philippe.

Je vous le dis, comptez sur vos doigts.

Pierre.

Les têtes d’une hydre sont faciles à compter.

Philippe.

Et vous voulez agir ? cela est décidé ?

Pierre.

Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence.

Philippe.

Cela est irrévocable ? vous voulez agir ?

Pierre.

Adieu, mon père ; laissez-moi aller seul.

Philippe.

Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons vont à la curée ? Ô mes enfants ! ma brave et belle jeunesse ! vous qui avez la force que j’ai perdue, vous qui êtes aujourd’hui ce qu’était le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous ! Emmène-moi, mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques mots ; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête grise : deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas encore ; je ne vous serai pas à charge ; ne pars pas sans moi, mon enfant ; attends que je prenne mon manteau.

Pierre.

Venez, mon noble père ; nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez.

Ils sortent.



Scène III

Une rue.
UN OFFICIER ALLEMAND et des soldats ; THOMAS STROZZI, au milieu d’eux.
L’officier.

Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons chez les Pazzi.

Thomas.

Va ton train, et ne sois pas en peine ; tu sauras ce qu’il en coûte.

L’officier.

Pas de menace ; j’exécute les ordres du duc, et n’ai rien à souffrir de personne.

Thomas.

Imbécile ! qui arrête un Strozzi sur la parole d’un Médicis !

Il se forme un groupe autour d’eux.
Un bourgeois.

Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur ? nous le connaissons bien, c’est le fils de Philippe.

Un autre.

Lâche-le ; nous répondons pour lui.

Le premier.

Oui, oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le aller, ou prends garde à tes oreilles.

L’officier.

Hors de là, canaille ! laissez passer la justice du duc, si vous n’aimez pas les coups de hallebardes.

Pierre et Philippe arrivent.
Pierre.

Qu’y a-t-il ? quel est ce tapage ? Que fais-tu là, Thomas ?

Le bourgeois.

Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en prison.

Philippe.

En prison ? et sur quel ordre ?

Pierre.

En prison ? sais-tu à qui tu as affaire ?

L’officier.

Qu’on saisisse cet homme !

Les soldats arrêtent Pierre.
Pierre.

Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme des pourceaux !

Philippe.

Sur quel ordre agissez-vous, monsieur ?

L’officier, montrant l’ordre du duc.

Voilà mon mandat. J’ai ordre d’arrêter Pierre et Thomas Strozzi.

Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux.
Pierre.

De quoi nous accuse-t-on ? qu’avons-nous fait ? Aidez-moi, mes amis ; rossons cette canaille.

Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive.
L’officier.

Venez ici ; prêtez-moi main-forte.

Pierre est désarmé.

En marche ! et le premier qui approche de trop près, un coup de pique dans le ventre ! Cela leur apprendra à se mêler de leurs affaires.

Pierre.

On n’a pas le droit de m’arrêter sans un ordre des Huit. Je me soucie bien des ordres d’Alexandre ! Où est l’ordre des Huit ?

L’officier.

C’est devant eux que nous vous menons.

Pierre.

Si c’est devant eux, je n’ai rien à dire. De quoi suis-je accusé ?

Un homme du peuple.

Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des Huit ?

Pierre.

Répondez donc, de quoi suis-je accusé ?

L’officier.

Cela ne me regarde pas.

Les soldats sortent avec Pierre et Thomas.
Pierre, en sortant.

N’ayez aucune inquiétude, mon père ; les Huit me renverront souper à la maison, et le bâtard en sera pour ses frais de justice.

Philippe, seul, s’asseyant sur un banc.

J’ai beaucoup d’enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. Où en sommes-nous donc si une vengeance aussi juste que le ciel que voilà est clair est punie comme un crime ! Eh quoi ! les deux aînés d’une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de grand chemin ! la plus grossière insulte châtiée, un Salviati frappé, seulement frappé, et des hallebardes en jeu ! Sors donc du fourreau, mon épée. Si le saint appareil des exécutions judiciaires devient la cuirasse des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, cette arme des assassins, protègent l’homme de bien. Ô Christ ! la justice devenue une entremetteuse, l’honneur des Strozzi souffleté en place publique, et un tribunal répondant des quolibets d’un rustre ! Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et, lorsqu’on le châtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau ! Lumière du soleil ! j’ai parlé, il n’y a pas un quart d’heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu’on me donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres ! Allons ! mes bras, remuez ; et toi, vieux corps courbé par l’âge et par l’étude, redresse-toi pour l’action !

Entre Lorenzo.
Lorenzo.

Demandes-tu l’aumône, Philippe, assis au coin de cette rue ?

Philippe.

Je demande l’aumône à la justice des hommes ; je suis un mendiant affamé de justice, et mon honneur est en haillons.

Lorenzo.

Quel changement va donc s’opérer dans le monde, et quelle nouvelle robe va revêtir la nature, si le masque de la colère s’est posé sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe ? Ô mon père ! quelles sont ces plaintes ? pour qui répands-tu sur la terre les joyaux les plus précieux qu’il y ait sous le soleil, les larmes d’un homme sans peur et sans reproche ?

Philippe.

Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un Médicis toi-même, mais seulement par ton nom ; si je t’ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m’a trouvé impassible et fidèle spectateur, que l’homme sorte de l’histrion. Si tu as jamais été quelque chose d’honnête, sois-le aujourd’hui. Pierre et Thomas sont en prison.

Lorenzo.

Oui, oui, je sais cela.

Philippe.

Est-ce là ta réponse ? Est-ce là ton visage, homme sans épée ?

Lorenzo.

Que veux-tu ? dis-le, et tu auras alors ma réponse.

Philippe.

Agir ! Comment ? je n’en sais rien. Quel moyen employer, quel levier mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser dans le fleuve ? quoi faire, que résoudre, quels hommes aller trouver ? je ne puis le savoir encore. Mais agir, agir, agir ! Ô Lorenzo ! le temps est venu. N’es-tu pas diffamé, traité de chien et de sans-cœur ? Si je t’ai tenu, en dépit de tout, ma porte ouverte, ma main ouverte, mon cœur ouvert, parle, et que je voie si je me suis trompé. Ne m’as-tu pas parlé d’un homme qui s’appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ? Cet homme n’aime-t-il pas sa patrie, n’est-il pas dévoué à ses amis ? Tu le disais, et je l’ai cru. Parle, parle, le temps est venu.

Lorenzo.

Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur la tête !

Philippe.

Ami, rire d’un vieillard désespéré, cela porte malheur ; si tu dis vrai, à l’action ! J’ai de toi des promesses qui engageraient Dieu lui-même, et c’est sur ces promesses que je t’ai reçu. Le rôle que tu joues est un rôle de boue et de lèpre, tel que l’enfant prodigue ne l’aurait pas joué dans un jour de démence ; et cependant je t’ai reçu. Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t’ai appelé du nom sacré d’ami, je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t’aimer ; j’ai laissé l’ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse du contact de la tienne. Sois honnête, car je l’ai été ; agis, car tu es jeune, et je suis vieux.

Lorenzo.

Pierre et Thomas sont en prison ; est-ce là tout ?

Philippe.

Ô ciel et terre ! oui, c’est là tout. Presque rien, deux enfants de mes entrailles qui vont s’asseoir au banc des voleurs. Deux têtes que j’ai baisées autant de fois que j’ai de cheveux gris, et que je vais trouver demain matin clouées sur la porte de la forteresse ; oui, c’est là tout, rien de plus, en vérité.

Lorenzo.

Ne me parle pas sur ce ton : je suis rongé d’une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante.

Il s’assoit près de Philippe.
Philippe.

Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, vois-tu ! On m’arracherait les bras et les jambes, que, comme le serpent, les morceaux mutilés de Philippe se rejoindraient encore et se lèveraient pour la vengeance. Je connais si bien tout cela ! Les Huit ! un tribunal d’hommes de marbre ! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, ô conscience ! Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils ont des femmes et des filles ! Ah ! qu’ils tuent et qu’ils égorgent ; mais pas mes enfants, pas mes enfants !

Lorenzo.

Pierre est un homme ; il parlera, et il sera mis en liberté.

Philippe.

Ô mon Pierre, mon premier-né !

Lorenzo.

Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille ; ou faites mieux, quittez Florence. Je vous réponds de tout, si vous quittez Florence.

Philippe.

Moi, un banni ! moi dans un lit d’auberge à mon heure dernière ! Ô Dieu ! tout cela pour une parole d’un Salviati !

Lorenzo.

Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais non pas pour lui seul. Alexandre a un pied dans le lit de cet homme ; il y exerce le droit du seigneur sur la prostitution.

Philippe.

Et nous n’agirons pas ! Ô Lorenzo, Lorenzo ! tu es un homme ferme, toi ; parle-moi, je suis faible, et mon cœur est trop intéressé dans tout cela. Je m’épuise, vois-tu ! j’ai trop réfléchi ici-bas ; j’ai trop tourné sur moi-même, comme un cheval de pressoir ; je ne vaux plus rien pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses ; je le ferai.

Lorenzo.

Rentrez chez vous, mon bon monsieur.

Philippe.

Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi ; là sont cinquante jeunes gens tous déterminés. Ils ont juré d’agir ; je leur parlerai noblement, comme un Strozzi et comme un père, et ils m’entendront. Ce soir j’inviterai à souper les quarante membres de ma famille ; je leur raconterai ce qui m’arrive. Nous verrons, nous verrons ! rien n’est encore fait. Que les Médicis prennent garde à eux ! Adieu, je vais chez les Pazzi ; aussi bien, j’y allais avec Pierre, quand on l’a arrêté.

Lorenzo.

Il y a plusieurs démons, Philippe ; celui qui te tente en ce moment n’est pas le moins à craindre de tous.

Philippe.

Que veux-tu dire ?

Lorenzo.

Prends-y garde, c’est un démon plus beau que Gabriel : la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d’une lyre ; c’est le bruit des écailles d’argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l’air autour de ses lèvres ; son vol est si rapide, que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde ! une fois dans ma vie je l’ai vu traverser les cieux. J’étais courbé sur mes livres ; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère. Que je l’aie écouté ou non, n’en parlons pas.

Philippe.

Je ne te comprends qu’avec peine, et je ne sais pourquoi j’ai peur de te comprendre.

Lorenzo.

N’avez-vous dans la tête que cela : délivrer vos fils ? Mettez la main sur la conscience ; quelque autre pensée plus vaste, plus terrible, ne vous entraîne-t-elle pas comme un chariot étourdissant au milieu de cette jeunesse ?

Philippe.

Eh bien ! oui, que l’injustice faite à ma famille soit le signal de la liberté. Pour moi, et pour tous, j’irai !

Lorenzo.

Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l’humanité.

Philippe.

Que veut dire ceci ? Es-tu dedans comme dehors une vapeur infecte ? Toi qui m’as parlé d’une liqueur précieuse dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu renfermes ?

Lorenzo.

Je suis, en effet, précieux pour vous, car je tuerai Alexandre.

Philippe.

Toi ?

Lorenzo.

Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous, tâchez de délivrer vos enfants ; si vous ne le pouvez pas, laissez-leur subir une légère punition ; je sais pertinemment qu’il n’y a pas d’autres dangers pour eux, et je vous répète que d’ici à quelques jours il n’y aura pas plus d’Alexandre de Médicis à Florence qu’il n’y a de soleil à minuit.

Philippe.

Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de penser à la liberté ? Ne viendra-t-elle pas quand tu auras fait ton coup, si tu le fais ?

Lorenzo.

Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante ans de vertu sur ta tête grise ; c’est un enjeu trop cher pour le jouer aux dés.

Philippe.

Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse entendre, parle ; tu m’irrites singulièrement.

Lorenzo.

Tel que tu me vois, Philippe, j’ai été honnête. J’ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son dieu. J’ai versé plus de larmes sur la pauvre Italie que Niobé sur ses filles.

Philippe.

Eh bien, Lorenzo ?

Lorenzo.

Ma jeunesse a été pure comme l’or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s’est amoncelée dans ma poitrine ; et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j’étais assis dans les ruines du colisée antique, je ne sais pourquoi, je me levai ; je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu’un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main. J’étais un étudiant paisible, je ne m’occupais alors que des arts et des sciences, et il m’est impossible de dire comment cet étrange serment s’est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on devient amoureux.

Philippe.

J’ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rêver.

Lorenzo.

Et moi aussi. J’étais heureux alors ; j’avais le cœur et les mains tranquilles ; mon nom m’appelait au trône, et je n’avais qu’à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. Les hommes ne m’avaient fait ni bien ni mal ; mais j’étais bon, et, pour mon malheur éternel, j’ai voulu être grand. Il faut que je l’avoue : si la Providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi. Que te dirais-je de plus ? Tous les Césars du monde me faisaient penser à Brutus.

Philippe.

L’orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t’en défendrais-tu ?

Lorenzo.

Tu ne sauras jamais, à moins d’être fou, de quelle nature est la pensée qui m’a travaillé. Pour comprendre l’exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la place publique serait peut-être semblable à ce que j’ai été le jour où j’ai commencé à vivre avec cette idée : il faut que je sois un Brutus.

Philippe.

Tu m’étonnes de plus en plus.

Lorenzo.

J’ai voulu d’abord tuer Clément VII ; je n’ai pu le faire, parce qu’on m’a banni de Rome avant le temps. J’ai recommencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours d’aucun homme. Je travaillais pour l’humanité ; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d’un paralytique comme Cicéron ; je voulais arriver à l’homme, me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d’Alexandre monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée.

Philippe.

Quelle tête de fer as-tu, ami ! quelle tête de fer !

Lorenzo.

La tâche que je m’imposais était rude avec Alexandre. Florence était, comme aujourd’hui, noyée de vin et de sang. L’empereur et le pape avaient fait un duc d’un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui porté par les larmes des familles ; pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies. J’étais pur comme un lis, et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n’en parlons pas. Tu dois comprendre ce que j’ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l’appareil impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ; qu’importe ? ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Philippe.

Tu baisses la tête ; tes yeux sont humides.

Lorenzo.

Non, je ne rougis point ; les masques de plâtre n’ont point de rougeur au service de la honte. J’ai fait ce que j’ai fait. Tu sauras seulement que j’ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain lieu d’où il ne sortira pas debout. Je suis au terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, quand le bouvier l’abat sur l’herbe, n’est pas entouré de plus de filets, de plus de nœuds coulants que je n’en ai tissu autour de mon bâtard. Ce cœur, jusques auquel une armée ne serait pas parvenue en un an, il est maintenant à nu sous ma main ; je n’ai qu’à laisser tomber mon stylet pour qu’il y entre. Tout sera fait. Maintenant, sais-tu ce qui m’arrive, et ce dont je veux t’avertir ?

Philippe.

Tu es notre Brutus si tu dis vrai.

Lorenzo.

Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe ; je me suis souvenu du bâton d’or couvert d’écorce. Maintenant je connais les hommes et je te conseille de ne pas t’en mêler.

Philippe.

Pourquoi ?

Lorenzo.

Ah ! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l’océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière ; du fond de votre solitude, vous trouviez l’océan magnifique sous le dais splendide des cieux ; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde ; vous étiez plein de confiance dans l’ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai plongé ; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j’en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre ; tandis que vous admiriez la surface, j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans.

Philippe.

Ta tristesse me fend le cœur.

Lorenzo.

C’est parce que je vous vois tel que j’ai été, et sur le point de faire ce que j’ai fait, que je vous parle ainsi. Je ne méprise point les hommes ; le tort des livres et des historiens est de nous les montrer différents de ce qu’ils sont. La vie est comme une cité ; on peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des promenades et des palais ; mais il ne faut pas entrer dans les tripots, ni s’arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais quartiers. Voilà mon avis, Philippe ; s’il s’agit de sauver tes enfants, je te dis de rester tranquille ; c’est le meilleur moyen pour qu’on te les renvoie après une petite semonce. S’il s’agit de tenter quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t’apercevoir qu’il n’y a que toi qui en aies.

Philippe.

Je conçois que le rôle que tu joues t’ait donné de pareilles idées. Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.

Lorenzo.

Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te dis le danger d’en faire. Je connais la vie, et c’est une vilaine cuisine, sois-en persuadé. Ne mets pas la main là dedans, si tu respectes quelque chose.

Philippe.

Arrête ; ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des rêves ; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.

Lorenzo.

Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ! et les enfants ne me jettent pas de la boue ! Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m’assommer ! Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j’y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie ! L’air que vous respirez, Philippe, je le respire ; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le sable fin des promenades ; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat ; que dis-je ? ô Philippe ! les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m’arrête au seuil de leurs portes ; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de judas, tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes pièces d’or.

Philippe.

Que le tentateur ne méprise pas le faible ; pourquoi tenter lorsque l’on doute ?

Lorenzo.

Suis-je un Satan ? Lumière du Ciel ! je m’en souviens encore, j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite si elle ne s’était mise à rire. Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; ô Philippe ! j’entrai alors dans la vie, et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et je me demandais : Quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ? J’ai vu les républicains dans leurs cabinets ; je suis entré dans les boutiques ; j’ai écouté et j’ai guetté. J’ai recueilli les discours des gens du peuple ; j’ai vu l’effet que produisait sur eux la tyrannie ; j’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée ; j’ai avalé entre deux baisers les armes les plus vertueuses ; j’attendais toujours que l’humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête. J’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.

Philippe.

Si tu n’as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien ; comme l’ombre existe, mais non sans la lumière.

Lorenzo.

Tu ne veux voir en moi qu’un mépriseur d’hommes : c’est me faire injure. Je sais parfaitement qu’il y en a de bons ; mais à quoi servent-ils ? que font-ils ? comment agissent-ils ? Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? Il y a de certains côtés par où tout devient bon : un chien est un ami fidèle ; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu’il se roule sur les cadavres et que la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne d’une lieue. Tout ce que j’ai à voir, moi, c’est que je suis perdu, et que les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront.

Philippe.

Pauvre enfant, tu me navres le cœur ! Mais si tu es honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de penser que tu es honnête ; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d’un métal aussi pur que les statues de bronze d’Harmodius et d’Aristogiton.

Lorenzo.

Philippe, Philippe, j’ai été honnête. La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber ; elle reste immobile jusqu’à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l’élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l’homme, jusqu’à ce que l’ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.

Philippe.

Toutes les maladies se guérissent ; et le vice est une maladie aussi.

Lorenzo.

Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il n’y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j’ai à te dire : ne travaille pas pour ta patrie.

Philippe.

Si je te croyais, il me semble que le ciel s’obscurcirait pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être ; pourquoi ne pourrais-je en prendre une autre qui me mènerait au même point ? Mon intention est d’en appeler au peuple, et d’agir ouvertement.

Lorenzo.

Prends garde à toi, Philippe ; celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.

Philippe.

Je crois à l’honnêteté des républicains.

Lorenzo.

Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu’ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas t’en mêler ; parle, si tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup ; tu as les mains pures, et moi, je n’ai rien à perdre.

Philippe.

Fais-le, et tu verras.

Lorenzo.

Soit, — mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée autour d’une table ? ne dirait-on pas des hommes ? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s’il me prenait envie d’entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d’eux, il n’y aurait pas un couteau de levé sur moi.

Philippe.

Tu me fais horreur. Comment le cœur peut-il rester grand avec des mains comme les tiennes ?

Lorenzo.

Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.

Philippe.

Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ?

Lorenzo.

Pourquoi ? tu le demandes ?

Philippe.

Si tu crois que c’est un meurtre inutile à ta patrie, comment le commets-tu ?

Lorenzo.

Tu me demandes cela en face ? regarde-moi un peu. J’ai été beau, tranquille et vertueux.

Philippe.

Quel abîme ! quel abîme tu m’ouvres !

Lorenzo.

Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette,

Il frappe sa poitrine.


il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci ! c’est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit tout ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.

Philippe.

Tout cela m’étonne, et il y a dans tout ce que tu m’as dit des choses qui me font peine, et d’autres qui me font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m’en fier à personne qu’à moi-même. C’est en vain que ma colère voudrait ronger son frein ; mes entrailles sont émues trop vivement ; tu peux avoir raison, mais il faut que j’agisse ; je vais rassembler mes parents.

Lorenzo.

Comme tu voudras ; mais prends garde à toi. Garde-moi le secret, même avec tes amis, c’est tout ce que je demande.

Ils sortent.



Scène IV

Au palais Soderini.
Entre CATHERINE, lisant un billet.

« Lorenzo a dû vous parler de moi ; mais qui pourrait vous parler dignement d’un amour pareil au mien ? Que ma plume vous apprenne ce que ma bouche ne peut vous dire et ce que mon cœur voudrait signer de son sang.

« Alexandre de Médicis. »

Si mon nom n’était pas sur l’adresse, je croirais que le messager s’est trompé, et ce que je lis me fait douter de mes yeux.

Entre Marie.

Ô ma mère chérie ! voyez ce qu’on m’écrit ; expliquez-moi, si vous pouvez, ce mystère.

Marie.

Malheureuse, malheureuse ! il t’aime ! Où t’a-t-il vue ? où lui as-tu parlé ?

Catherine.

Nulle part ; un messager m’a apporté cela comme je sortais de l’église.

Marie.

Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui ? Ah ! Catherine, avoir un fils pareil ! Oui, faire de la sœur de sa mère la maîtresse du duc, non pas même la maîtresse, ô ma fille ! Quels noms portent ces créatures ! je ne puis le dire ; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu comment il répondra.

Catherine.

Je croyais que le duc aimait ;… pardon, ma mère ; mais je croyais que le duc aimait la comtesse de Cibo ; on me l’avait dit…

Marie.

Cela est vrai, il l’a aimée, s’il peut aimer.

Catherine.

Il ne l’aime plus ? Ah ! comment peut-on offrir sans honte un cœur pareil ! Venez, ma mère ; venez chez Lorenzo.

Marie.

Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j’éprouve depuis quelques jours ; j’ai eu la fièvre toutes les nuits : il est vrai que depuis trois mois elle ne me quitte guère. J’ai trop souffert, ma pauvre Catherine ; pourquoi m’as-tu lu cette lettre ? Je ne puis plus rien supporter. Je ne suis plus jeune, et cependant il me semble que je le redeviendrais à certaines conditions ; mais tout ce que je vois m’entraîne vers la tombe. Allons ! soutiens-moi, pauvre enfant ; je ne te donnerai pas longtemps cette peine.

Elles sortent.



Scène V

Chez la marquise.
LA MARQUISE, parée, devant un miroir.

Quand je pense que cela est, cela me fait l’effet d’une nouvelle qu’on m’apprendrait tout à coup. Quel précipice que la vie ! Comment, il est déjà neuf heures, et c’est le duc que j’attends dans cette toilette ! Qu’il en soit ce qu’il pourra, je veux essayer mon pouvoir.

Entre le cardinal.
Le Cardinal.

Quelle parure, marquise ! voilà des fleurs qui embaument.

La Marquise.

Je ne puis vous recevoir, cardinal ; j’attends une amie : vous m’excuserez.

Le Cardinal.

Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont j’aperçois la porte entr’ouverte là-bas, c’est un petit paradis. Irai-je vous y attendre ?

La Marquise.

Je suis pressée, pardonnez-moi. Non, pas dans mon boudoir ; où vous voudrez.

Le Cardinal.

Je reviendrai dans un moment plus favorable.

Il sort.
La Marquise.

Pourquoi toujours le visage de ce prêtre ? Quels cercles décrit donc autour de moi ce vautour à tête chauve, pour que je le trouve sans cesse derrière moi quand je me retourne ? Est-ce que l’heure de ma mort serait proche ?

Entre un page qui lui parle à l’oreille.

C’est bon, j’y vais. Ah ! ce métier de servante, tu n’y es pas fait, pauvre cœur orgueilleux.

Elle sort.



Scène VI

Le boudoir de la marquise.
LA MARQUISE, LE DUC.
La Marquise.

C’est ma façon de penser ; je t’aimerais ainsi.

Le Duc.

Des mots, des mots, et rien de plus.

La Marquise.

Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous ! Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de l’honneur ! quelquefois ses enfants même ; — ne vivre que pour un seul être au monde ; se donner, enfin, se donner, puisque cela s’appelle ainsi ! Mais cela n’en vaut pas la peine : à quoi bon écouter une femme ? une femme qui parle d’autre chose que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas.

Le Duc.

Vous rêvez tout éveillée.

La Marquise.

Oui, par le ciel ! oui, j’ai fait un rêve ; hélas ! les rois seuls n’en font jamais : toutes les chimères de leurs caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre ! Alexandre ! Alexandre ! quel mot que celui-là : Je peux si je veux ! Ah ! Dieu lui-même n’en sait pas plus : devant ce mot, les mains des peuples se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son haleine pour écouter.

Le Duc.

N’en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.

La Marquise.

Être un roi, sais-tu ce que c’est ? Avoir au bout de son bras cent mille mains ! Être le rayon du soleil qui sèche les larmes des hommes ! Être le bonheur et le malheur ! Ah ! quel frisson mortel cela donne ! Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, toi, mon aiglon ! César est si loin ! la garnison t’est si dévouée ! Et d’ailleurs on égorge une armée et l’on n’égorge pas un peuple. Le jour où tu auras pour toi la nation tout entière, et où tu seras la tête d’un corps libre, où tu diras : Comme le doge de Venise épouse l’Adriatique, ainsi je mets mon anneau d’or au doigt de ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants… Ah ! sais-tu ce que c’est qu’un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras ? Sais-tu ce que c’est que d’être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan des hommes ? Sais-tu ce que c’est que d’être montré par un père à son enfant ?

Le Duc.

Je me soucie de l’impôt ; pourvu qu’on le paye, que m’importe ?

La Marquise.

Mais enfin, on t’assassinera. — Les pavés sortiront de terre et t’écraseront. Ah ! la postérité ! N’as-tu jamais vu ce spectre-là au chevet de ton lit ? Ne t’es-tu jamais demandé ce que penseront de toi ceux qui sont dans le ventre des vivants ? Et tu vis, toi, il est encore temps ! Tu n’as qu’un mot à dire. Te souviens-tu du père de la patrie ? Va ! cela est facile d’être un grand roi quand on est roi. Déclare Florence indépendante ; réclame l’exécution du traité avec l’empire ; tire ton épée et montre-la : ils te diront de la remettre au fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu es jeune ! Rien n’est décidé sur ton compte. — Il y a dans le cœur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique est un profond fleuve d’oubli pour leurs fautes passées. On t’a mal conseillé, on t’a trompé. — Mais il est encore temps ; tu n’as qu’à dire ; tant que tu es vivant, la page n’est pas tournée dans le livre de Dieu.

Le Duc.

Assez, ma chère, assez.

La Marquise.

Ah ! quand elle le sera ! quand un misérable jardinier payé à la journée viendra arroser à contre-cœur quelques chétives marguerites autour du tombeau d’Alexandre ; — quand les pauvres respireront gaiement l’air du ciel, et n’y verront plus planer le sombre météore de ta puissance ; — quand ils parleront de toi en secouant la tête ; — quand ils compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents, — es-tu sûr de dormir tranquille dans ton dernier sommeil ? — Toi qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu’à l’impôt, es-tu sûr que l’éternité soit sourde, et qu’il n’y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés ? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte ?

Le Duc.

Tu as une jolie jambe.

La Marquise.

Écoute-moi ; tu es étourdi, je le sais ; mais tu n’es pas méchant ; non, sur Dieu, tu ne l’es pas, tu ne peux pas l’être. Voyons ! fais-toi violence ; — réfléchis un instant, un seul instant à ce que je te dis. N’y a-t-il rien dans tout cela ? Suis-je décidément une folle ?

Le Duc.

Tout cela me passe bien par la tête ; mais qu’est-ce que je fais donc de si mal ? Je vaux bien mes voisins ; je vaux, ma foi, mieux que le pape. Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours ; — et tu sais que je les déteste. Tu veux que je me révolte contre César ; César est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures que les Florentins ne m’aiment pas ; je suis sûr qu’ils m’aiment, moi. Eh ! parbleu ! quand tu aurais raison, de qui veux-tu que j’aie peur ?

La Marquise.

Tu n’as pas peur de ton peuple, — mais tu as peur de l’empereur ; tu as tué ou déshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit.

Le Duc.

Paix ! point de ceci.

La Marquise.

Ah ! je m’emporte ; je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave ? Tu es brave comme tu es beau ; ce que tu as fait de mal, c’est ta jeunesse, c’est ta tête, — que sais-je, moi ? c’est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c’est ce soleil étouffant qui nous pèse. — Je t’en supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource ; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c’est vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien d’autres valent mieux que moi. Mais n’as-tu rien, dis-moi, — dis-moi donc, toi ! voyons ! n’as-tu donc rien, rien là ?

Elle lui frappe le cœur.
Le Duc.

Quel démon ! assois-toi donc là, ma petite.

La Marquise.

Eh bien ! oui, je veux bien l’avouer ; oui, j’ai de l’ambition, non pas pour moi ; — mais toi ! toi et ma chère Florence ! Ô Dieu ! tu m’es témoin de ce que je souffre.

Le Duc.

Tu souffres ! qu’est-ce que tu as ?

La Marquise.

Non, je ne souffre pas. Écoute ! écoute ! Je vois que tu t’ennuies auprès de moi. Tu comptes les moments, tu détournes la tête ; ne t’en va pas encore : c’est peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute ! je te dis que Florence t’appelle sa peste nouvelle, et qu’il n’y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé sur les murailles avec un coup de couteau dans le cœur. Que je sois folle, que tu me haïsses demain, que m’importe ? tu sauras cela !

Le Duc.

Malheur à toi si tu joues avec ma colère !

La Marquise.

Oui, malheur à moi ! malheur à moi !

Le Duc.

Une autre fois, — demain matin, si tu veux, — nous pourrons nous revoir et parler de cela. Ne te fâche pas si je te quitte à présent : il faut que j’aille à la chasse.

La Marquise.

Oui, malheur à moi ! malheur à moi !

Le Duc.

Pourquoi ? Tu as l’air sombre comme l’enfer. Pourquoi diable aussi te mêles-tu de politique ? Allons ! allons ! ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te va si bien ! Tu es trop dévote ; cela se formera. Aide-moi donc à remettre mon habit ; je suis tout débraillé.

La Marquise.

Adieu, Alexandre.

Le duc l’embrasse. — Entre le cardinal Cibo.
Le Cardinal.

Ah ! — Pardon, Altesse, je croyais ma sœur toute seule. Je suis un maladroit ; c’est à moi d’en porter la peine. Je vous supplie de m’excuser.

Le Duc.

Comment l’entendez-vous ? Allons donc ! Malaspina, voilà qui sent le prêtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-là ? Venez donc, venez donc ; que diable est-ce que cela vous fait ?

Ils sortent ensemble.
La Marquise, seule, tenant le portrait de son mari.

Où es-tu, maintenant, Laurent ? Il est midi passé ; tu te promènes sur la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes génisses grasses ; tes garçons de ferme dînent à l’ombre ; la pelouse soulève son manteau blanchâtre aux rayons du soleil ; les arbres, entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tête blanche de leur vieux maître, tandis que l’écho de nos longues arcades répète avec respect le bruit de ton pas tranquille. Ô mon Laurent ! j’ai perdu le trésor de ton honneur ; j’ai voué au ridicule et au doute les dernières années de ta noble vie ; tu ne presseras plus sur ta cuirasse un cœur digne du tien, ce sera une main tremblante qui t’apportera ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse.



Scène VII

Chez les Strozzi.
LES QUARANTE STROZZI, à souper.
Philippe.

Mes enfants, mettons-nous à table.

Les convives.

Pourquoi reste-t-il deux sièges vides ?

Philippe.

Pierre et Thomas sont en prison.

Les convives.

Pourquoi ?

Philippe.

Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de son ruffian.

Les convives.

Meurent les Médicis !

Philippe.

J’ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier de me secourir. Soupons et sortons ensuite l’épée à la main, pour redemander mes deux fils, si vous avez du cœur.

Les convives.

C’est dit ; nous voulons bien.

Philippe.

Il est temps que cela finisse, voyez-vous ; on nous tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que c’est que le droit de vie et de mort. Les Huit n’ont pas le droit de condamner mes enfants ; et moi, je n’y survivrais pas, voyez-vous !

Les convives.

N’aie pas peur, Philippe, nous sommes là.

Philippe.

Je suis le chef de la famille : comment souffrirais-je qu’on m’insultât ? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellai tout autant, les Aldobrandini et vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs ? Qu’on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis ? Là est leur force ; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des hommes ? Est-ce à dire qu’on abattra d’un coup de hache les nobles familles de Florence, et qu’on arrachera de la terre natale des racines aussi vieilles qu’elle ? C’est par nous qu’on commence, c’est à nous de tenir ferme ; notre premier cri d’alarme, comme le coup de sifflet de l’oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d’aigles chassés du nid ; ils ne sont pas loin ; ils tournoient autour de la ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau noir de la peste ; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d’abord délivrer nos fils ; demain nous irons tous ensemble, l’épée nue, à la porte de toutes les grandes familles ; il y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d’eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera.

Les convives.

Vive la liberté !

Philippe.

Je prends Dieu à témoin que c’est la violence qui me force à tirer l’épée ; que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen ; que je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux.

Les convives.

C’est vrai.

Philippe.

C’est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais rebelle parce que Dieu m’a fait père. Je ne suis poussé par aucun motif d’ambition, ni d’intérêt, ni d’orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée. Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis !

Les convives, se levant et buvant.

À la mort des Médicis !

Louise, posant son verre.

Ah ! je vais mourir.

Philippe.

Qu’as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée ? qu’as-tu, mon Dieu ? que t’arrive-t-il ? Mon Dieu, mon Dieu ! comme tu pâlis ! Parle, qu’as-tu ? parle à ton père. Au secours ! au secours ! un médecin ! Vite, vite, il n’est plus temps.

Louise.

Je vais mourir, je vais mourir.

Elle meurt.
Philippe.

Elle s’en va, mes amis, elle s’en va ! Un médecin ! ma fille est empoisonnée !

Il tombe à genoux près de Louise.
Un convive.

Coupez son corset ! faites-lui boire de l’eau tiède ; si c’est du poison, il faut de l’eau tiède.

Les domestiques accourent.
Un autre convive.

Frappez-lui dans les mains ; ouvrez les fenêtres et frappez-lui dans les mains.

Un autre.

Ce n’est peut-être qu’un étourdissement ; elle aura bu avec trop de précipitation.

Un autre.

Pauvre enfant ! comme ses traits sont calmes ! Elle ne peut pas être morte ainsi tout d’un coup.

Philippe.

Mon enfant ! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée ?

Le premier convive.

Voilà le médecin qui accourt.

Un médecin entre.
Le second convive.

Dépêchez-vous, monsieur ; dites-nous si c’est du poison.

Philippe.

C’est un étourdissement, n’est-ce pas ?

Le médecin.

Pauvre jeune fille ! elle est morte.

Un profond silence règne dans la salle ; Philippe est toujours à genoux auprès de Louise et lui tient les mains.
Un des convives.

C’est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l’état où il est. Cette immobilité est effrayante.

Un autre.

Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati.

Un autre.

C’est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et arrêtons-le.

Ils sortent.
Le premier convive.

Philippe ne veut pas répondre à ce qu’on lui dit ; il est frappé de la foudre.

Un autre.

C’est horrible ! C’est un meurtre inouï !

Un autre.

Cela crie vengeance au ciel ; sortons, et allons égorger Alexandre.

Un autre.

Oui, sortons ; mort à Alexandre ! C’est lui qui a tout ordonné. Insensés que nous sommes ! ce n’est pas d’hier que date sa haine contre nous. Nous agissons trop tard.

Un autre.

Salviati n’en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre compte ; c’est pour le duc qu’il travaillait. Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu’au dernier.

Philippe se lève.

Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n’est-ce pas,

Il met son manteau.


dans mon jardin, derrière les figuiers ? Adieu, mes bons amis ; adieu, portez-vous bien.

Un convive.

Où vas-tu, Philippe ?

Philippe.

J’en ai assez, voyez-vous ! j’en ai autant que j’en puis porter. J’ai mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J’en ai assez, je m’en vais d’ici.

Un convive.

Tu t’en vas ? tu t’en vas sans vengeance ?

Philippe.

Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l’enterrez pas ; c’est à moi de l’enterrer ; je le ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais et qui viendront la chercher demain. À quoi sert-il de la regarder ? elle est morte ; ainsi cela est inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous ; portez-vous bien.

Un convive.

Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.

Un autre.

Quelle horreur ! je me sens prêt à m’évanouir dans cette salle.

Il sort.
Philippe.

Ne me faites pas violence ; ne m’enfermez pas dans une chambre où est le cadavre de ma fille ; laissez-moi m’en aller.

Un convive.

Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre Lucrèce ! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre.

Un autre.

La nouvelle Lucrèce ! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la liberté ! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.

Philippe.

Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau ; j’ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi. L’important, c’est que je m’en aille, et que vous vous teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, je m’en vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles ; si je n’y suis plus, on ne vous fera rien. Je m’en vais de ce pas à Venise.

Un convive.

Il fait un orage épouvantable ; reste ici cette nuit.

Philippe.

N’enterrez pas ma pauvre enfant ; mes vieux moines viendront demain, et ils l’emporteront. Dieu de justice ! Dieu de justice ! que t’ai-je fait ?

Il sort en courant.
FIN DE L’ACTE TROISIÈME.



  1. Voir la conspiration des Pazzi. (Note de l’auteur.)