Lorenzaccio
LorenzaccioCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV (p. 147-182).
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ACTE QUATRIÈME


Scène première

Au palais du duc.
Entrent LE DUC et LORENZO.
Le Duc.

J’aurais voulu être là ; il devait y avoir plus d’une face en colère. Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner cette Louise.

Lorenzo.

Ni moi non plus ; à moins que ce ne soit vous.

Le Duc.

Philippe doit être furieux ! On dit qu’il est parti pour Venise. Dieu merci, me voilà délivré de ce vieillard insupportable. Quant à la chère famille, elle aura la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu qu’ils ont failli faire une petite révolution dans leur quartier ? On m’a tué deux Allemands.

Lorenzo.

Ce qui me fâche le plus, c’est que cet honnête Salviati a une jambe coupée. Avez-vous retrouvé votre cotte de mailles ?

Le Duc.

Non, en vérité ; j’en suis plus mécontent que je ne puis le dire.

Lorenzo.

Méfiez-vous de Giomo ; c’est lui qui vous l’a volée. Que portez-vous à la place ?

Le Duc.

Rien ; je ne puis en supporter une autre ; il n’y en a pas d’aussi légère que celle-là.

Lorenzo.

Cela est fâcheux pour vous.

Le Duc.

Tu ne me parles pas de ta tante.

Lorenzo.

C’est par oubli, car elle vous adore ; ses yeux ont perdu le repos depuis que l’astre de votre amour s’est levé dans son pauvre cœur. De grâce, seigneur, ayez quelque pitié pour elle ; dites quand vous voulez la recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous sacrifier le peu de vertu qu’elle a.

Le Duc.

Parles-tu sérieusement ?

Lorenzo.

Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais voir qu’une tante à moi ne couchât pas avec vous !

Le Duc.

Où pourrai-je la voir ?

Lorenzo.

Dans ma chambre, seigneur ; je ferai mettre des rideaux blancs à mon lit et un pot de réséda sur ma table ; après quoi je coucherai par écrit sur votre calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que vous ne l’oubliiez pas après souper.

Le Duc.

Je n’en ai garde. Peste ! Catherine est un morceau de roi. Eh ! dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr qu’elle viendra ? Comment t’y es-tu pris ?

Lorenzo.

Je vous dirai cela.

Le Duc.

Je m’en vais voir un cheval que je viens d’acheter ; adieu et à ce soir. Viens me prendre après souper ; nous irons ensemble à ta maison ; quant à la Cibo, j’en ai par-dessus les oreilles : hier encore, il a fallu l’avoir sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon.

Il sort.
Lorenzo, seul.

Ainsi, c’est convenu. Ce soir je l’emmène chez moi, et demain les républicains verront ce qu’ils ont à faire, car le duc de Florence sera mort. Il faut que j’avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain.

Il sort.



Scène II

Une rue.
PIERRE et THOMAS STROZZI, sortant de prison.
Pierre.

J’étais bien sûr que les Huit me renverraient absous, et toi aussi. Viens, frappons à notre porte, et allons embrasser notre père. Cela est singulier ; les volets sont fermés !

Le portier, ouvrant.

Hélas ! seigneur, vous savez les nouvelles.

Pierre.

Quelles nouvelles ? Tu as l’air d’un spectre qui sort d’un tombeau, à la porte de ce palais désert.

Le portier.

Est-il possible que vous ne sachiez rien ?

Deux moines arrivent.
Thomas.

Et que pourrions-nous savoir ? Nous sortons de prison. Parle ; qu’est-il arrivé ?

Le portier.

Hélas ! mes pauvres seigneurs, cela est horrible à dire.

Les moines, s’approchant.

Est-ce ici le palais des Strozzi ?

Le portier.

Oui ; que demandez-vous ?

Les moines.

Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. Voilà l’autorisation de Philippe, afin que vous nous laissiez l’emporter.

Pierre.

Comment dites-vous ? Quel corps demandez-vous ?

Les moines.

Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre visage la ressemblance de Philippe ; il n’y a rien de bon à apprendre ici pour vous.

Thomas.

Comment ? elle est morte ! morte, ô Dieu du ciel !

Il s’assoit à l’écart.
Pierre.

Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué ma sœur ? car on ne meurt pas à son âge, dans l’espace d’une nuit, sans une cause surnaturelle. Qui l’a tuée, que je le tue ? Répondez-moi, ou vous êtes mort vous-même.

Le portier.

Hélas ! hélas ! qui peut le dire ? Personne n’en sait rien.

Pierre.

Où est mon père ? Viens, Thomas ; point de larmes. Par le ciel ! mon cœur se serre comme s’il allait s’ossifier dans mes entrailles, et rester un rocher pour l’éternité.

Les moines.

Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous, nous vous conduirons à lui ; il est depuis hier à notre couvent.

Pierre.

Et je ne saurai pas qui a tué ma sœur ! Écoutez-moi, prêtres ; si vous êtes l’image de Dieu, vous pouvez recevoir un serment. Par tout ce qu’il y a d’instruments de supplice sous le ciel, par les tortures de l’enfer… Non ; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous, que je voie mon père. Ô Dieu ! ô Dieu ! faites que ce que je soupçonne soit la vérité, afin que je les broie sous mes pieds comme des grains de sable. Venez, venez, avant que je perde la force ; ne me dites pas un mot : il s’agit là d’une vengeance, voyez-vous ! telle que la colère céleste n’en a pas rêvé.

Ils sortent.



Scène III

Une rue.
LORENZO, SCORONCONCOLO.
Lorenzo.

Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit ; tu t’enfermeras dans mon cabinet jusqu’à ce qu’on vienne t’avertir.

Scoronconcolo.

Oui, monseigneur.

Il sort.
Lorenzo, seul.

De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? Quand je pense que j’ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant. Ô Dieu ! pourquoi ce seul mot : « À ce soir, » fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie brûlante comme un fer rouge ? De quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti ? Que m’avait fait cet homme ? Quand je pose ma main là, et que je réfléchis, — qui donc m’entendra dire demain : « Je l’ai tué », sans me répondre : « Pourquoi l’as-tu tué ? » Cela est étrange. Il a fait du mal aux autres, mais il m’a fait du bien, du moins à sa manière. Si j’étais resté tranquille au fond de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m’y chercher, et moi je suis venu le chercher à Florence. Pourquoi cela ? Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Égiste ? M’avait-il offensé alors ? Cela est étrange, et cependant pour cette action j’ai tout quitté ; la seule pensée de ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie ; je n’ai plus été qu’une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s’est posé sur ma route et m’a appelé à lui. Que veut dire cela ? Tout à l’heure, en passant sur la place, j’ai entendu deux hommes parler d’une comète. Sont-ce bien les battements d’un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ? Suis-je le bras de Dieu ? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête ? Quand j’entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du fourreau, j’ai peur de tirer l’épée flamboyante de l’archange, et de tomber en cendres sur ma proie.

Il sort.



Scène IV

Chez le marquis de Cibo.
Entrent LE CARDINAL et LA MARQUISE.
La Marquise.

Comme vous voudrez, Malaspina.

Le Cardinal.

Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise, avant de vous jouer à moi. Êtes-vous une femme comme les autres, et faut-il qu’on ait une chaîne d’or au cou et un mandat à la main pour que vous compreniez qui on est ? Attendez-vous qu’un valet crie à tue-tête en ouvrant une porte devant moi, pour savoir quelle est ma puissance ? Apprenez-le : ce ne sont pas les titres qui font l’homme ; je ne suis ni envoyé du pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que cela.

La Marquise.

Oui, je le sais : César a vendu son ombre au diable ; cette ombre impériale se promène, affublée d’une robe rouge, sous le nom de Cibo.

Le Cardinal.

Vous êtes la maîtresse d’Alexandre, songez à cela ; et votre secret est entre mes mains.

La Marquise.

Faites-en ce qu’il vous plaira ; nous verrons l’usage qu’un confesseur sait faire de sa conscience.

Le Cardinal.

Vous vous trompez, ce n’est pas par votre confession que je l’ai appris ; je l’ai vu de mes propres yeux : je vous ai vue embrasser le duc. Vous me l’auriez avoué au confessionnal que je pourrais encore en parler sans péché, puisque je l’ai vu hors du confessionnal.

La Marquise.

Eh bien ! après ?

Le Cardinal.

Pourquoi le duc vous quittait-il d’un pas si nonchalant, et en soupirant comme un écolier quand la cloche sonne ? Vous l’avez rassasié de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mêle à tous les mets de votre table ; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte duègne était donc votre gouvernante, pour que vous ne sachiez pas que la maîtresse d’un roi parle ordinairement d’autre chose que de patriotisme ?

La Marquise.

J’avoue que l’on ne m’a jamais appris bien nettement de quoi devait parler la maîtresse d’un roi ; j’ai négligé de m’instruire sur ce point, comme aussi, peut-être, de manger du riz pour m’engraisser, à la mode turque.

Le Cardinal.

Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de trois jours.

La Marquise.

Qu’un prêtre eût appris cette science à une femme, cela eût été fort simple : que ne m’avez-vous conseillée ?

Le Cardinal.

Voulez-vous que je vous conseille ? Prenez votre manteau, et allez vous glisser dans l’alcôve du duc. S’il s’attend à des phrases en vous voyant, prouvez-lui que vous savez n’en pas faire à toutes les heures ; soyez pareille à une somnambule, et faites en sorte que, s’il s’endort sur ce cœur républicain, ce ne soit pas d’ennui. Êtes-vous vierge ? n’y a-t-il plus de vin de Chypre ? n’avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse chanson ? n’avez-vous pas lu l’Arétin ?

La Marquise.

Ô Ciel ! j’ai entendu murmurer des mots comme ceux-là à de hideuses vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf. Si vous n’êtes pas un prêtre, êtes-vous un homme ? Êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour faire ainsi rougir votre pourpre elle-même.

Le Cardinal.

Il n’y a rien de si vertueux que l’oreille d’une femme dépravée. Feignez ou non de me comprendre, mais souvenez-vous que mon frère est votre mari.

La Marquise.

Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce que je ne puis comprendre que vaguement. Vous me faites horreur : que voulez-vous de moi ?

Le Cardinal.

Il y a des secrets qu’une femme ne doit pas savoir, mais qu’elle peut faire prospérer en en sachant les éléments.

La Marquise.

Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous me faire tenir ? Si vos désirs sont aussi effrayants que vos menaces, parlez ; montrez-moi du moins le cheveu qui suspend l’épée sur ma tête.

Le Cardinal.

Je ne puis parler qu’en termes couverts, par la raison que je ne suis pas sûr de vous. Qu’il vous suffise de savoir que, si vous eussiez été une autre femme, vous seriez une reine à l’heure qu’il est. Puisque vous m’appelez l’ombre de César, vous auriez vu qu’elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous où peut conduire un sourire féminin ? Savez-vous où vont les fortunes dont les racines poussent dans les alcôves ? Alexandre est fils d’un pape, apprenez-le ; et quand ce pape était à Bologne… Mais je me laisse entraîner trop loin.

La Marquise.

Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous êtes frère de mon mari, je suis maîtresse d’Alexandre.

Le Cardinal.

Vous l’avez été, marquise, et bien d’autres aussi.

La Marquise.

Je l’ai été ; oui, Dieu merci ! je l’ai été.

Le Cardinal.

J’étais sûr que vous commenceriez par vos rêves ; il faudra cependant que vous en veniez quelque jour aux miens. Écoutez-moi : nous nous querellons assez mal à propos ; mais, en vérité, vous prenez tout au sérieux. Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai blessée tout à l’heure en vous disant comment, je n’ai que faire de le répéter. Laissez-vous conduire ; dans un an, dans deux ans, vous me remercierez. J’ai travaillé longtemps pour être ce que je suis, et je sais où l’on peut aller. Si j’étais sûr de vous, je vous dirais des choses que Dieu lui-même ne saura jamais.

La Marquise.

N’espérez rien, et soyez assuré de mon mépris.

Elle veut sortir.
Le Cardinal.

Un instant ! pas si vite ! N’entendez-vous pas le bruit d’un cheval ? mon frère ne doit-il pas venir aujourd’hui ou demain ? me connaissez-vous pour un homme qui a deux paroles ? Allez au palais ce soir, ou vous êtes perdue.

La Marquise.

Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les moyens vous soient bons, je le conçois ; mais parlerez-vous plus clairement ? Voyons, Malaspina, je ne veux pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si vous pouvez me convaincre, faites-le, — parlez-moi franchement. Quel est votre but ?

Le Cardinal.

Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre, n’est-il pas vrai ? Me prenez-vous pour un enfant, et croyez-vous qu’il suffise de me frotter les lèvres de miel pour me les desserrer ? Agissez d’abord, je parlerai après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris l’empire nécessaire, non pas sur l’esprit d’Alexandre duc de Florence, mais sur le cœur d’Alexandre votre amant, je vous apprendrai le reste, et vous saurez ce que j’attends.

La Marquise.

Ainsi donc, quand j’aurai lu l’Arétin pour me donner une première expérience, j’aurai à lire, pour en acquérir une seconde, le livre secret de vos pensées ? Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous n’osez pas me dire ? Vous servez le pape, jusqu’à ce que l’empereur trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. Vous espérez qu’un jour César vous devra bien réellement, bien complètement l’esclavage de l’Italie, et ce jour-là, — oh ! ce jour-là, n’est-il pas vrai ? celui qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout à l’heure, si vous pouviez. Quand la pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire deux ou trois coups d’État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu’elle est menée par son beau-frère ; et, comme vous dites, qui sait jusqu’où les larmes des peuples, devenues un océan, pourraient lancer votre barque ? Est-ce à peu près cela ? Mon imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans doute ; mais je crois que c’est à peu près cela.

Le Cardinal.

Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.

La Marquise.

Perdue ? et comment ?

Le Cardinal.

Ton mari saura tout.

La Marquise.

Faites-le, faites-le, je me tuerai.

Le Cardinal.

Menace de femme ! Écoutez-moi, et ne vous jouez pas à moi. Que vous m’ayez compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc.

La Marquise.

Non.

Le Cardinal.

Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu’il y a de sacré au monde, je lui raconte tout, si vous dites non encore une fois.

La Marquise.

Non, non, non !

Entre le marquis.

Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il était, et quel rôle misérable j’allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m’en faire jouer un plus vil encore ; il me propose des horreurs pour m’assurer le titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit.

Elle se jette à genoux.
Le Marquis.

Êtes-vous folle ? Que veut-elle dire, Malaspina ? — Eh bien ! vous voilà comme une statue. Ceci est-il une comédie, cardinal ? Eh bien donc ! que faut-il que j’en pense ?

Le Cardinal.

Ah ! corps du Christ !

Il sort.
Le Marquis.

Elle est évanouie. Holà ! qu’on apporte du vinaigre !



Scène V

La chambre de Lorenzo.
LORENZO, deux Domestiques.
Lorenzo.

Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et celles-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de manière à ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et que les charbons échauffent sans éclairer. Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher.

Entre Catherine.
Catherine.

Notre mère est malade ; ne viens-tu pas la voir, Renzo ?

Lorenzo.

Ma mère est malade ?

Catherine.

Hélas ! je ne puis te cacher la vérité. J’ai reçu hier un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d’amour pour lui ; cette lecture a fait bien du mal à Marie.

Lorenzo.

Cependant je ne t’avais pas parlé de cela. N’as-tu pas pu lui dire que je n’étais pour rien là-dedans ?

Catherine.

Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd’hui si belle et en si bon état ? je ne croyais pas que l’esprit d’ordre fût ton majordome.

Lorenzo.

Le duc t’a donc écrit ? Cela est singulier que je ne l’aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre ?

Catherine.

Ce que j’en pense ?

Lorenzo.

Oui, de la déclaration d’Alexandre. Qu’en pense ce petit cœur innocent ?

Catherine.

Que veux-tu que j’en pense ?

Lorenzo.

N’as-tu pas été flattée ? un amour qui fait l’envie de tant de femmes ! un titre si beau à conquérir, la maîtresse de… Va-t’en, Catherine, va dire à ma mère que je te suis. Sors d’ici. Laisse-moi !

Catherine sort.

Par le Ciel ! quel homme de cire suis-je donc ? Le vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi ? J’allais corrompre Catherine ; je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche ; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les hommes sont des parcelles d’un foyer immense, assurément l’être inconnu qui m’a pétri a laissé tomber un tison au lieu d’une étincelle dans ce corps faible et chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j’ai choisi. Ô Dieu ! les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d’être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se pervertir ? Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang ! Pauvre Catherine ! tu mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant d’autres dans l’éternel abîme, si je n’étais pas là. Ô Alexandre ! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en vérité, que tu fisses ta prière avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine n’est-elle pas vertueuse, irréprochable ? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux ? Quand je pense que j’ai failli parler ! Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes, ou regardent leur tête rasée dans le miroir cassé d’une cellule, qui ont valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile que moi ! Hé bien ! j’ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une montagne de sanglots ; mais il y aura peut-être de l’autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d’honnêtes enfants.

Il sort.



Scène VI

Une vallée ; un couvent dans le fond.
Entrent PHILIPPE STROZZI et deux moines ; des novices portent le cercueil de Louise ; ils le posent dans un tombeau.
Philippe.

Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l’embrasser. Lorsqu’elle était couchée, c’est ainsi que je me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi ; mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d’azur ; elle se levait doucement, le sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste, le réveil d’un homme fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant l’aurore, un sillon de plus dans mon champ ! Mais alors j’apercevais ma fille, la vie m’apparaissait sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la bienvenue.

On ferme le tombeau.
Pierre Strozzi, derrière la scène.

Par ici, venez par ici.

Philippe.

Tu ne te lèveras plus de ta couche ; tu ne poseras pas tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton père. Ô ma Louise ! il n’y a que Dieu qui a su qui tu étais, et moi, moi, moi !

Pierre, entrant.

Ils sont cent à Sestino qui arrivent du Piémont. Venez, Philippe ; le temps des larmes est passé.

Philippe.

Enfant, sais-tu ce que c’est que le temps des larmes ?

Pierre.

Les bannis se sont rassemblés à Sestino ; il est temps de penser à la vengeance ; marchons franchement sur Florence avec notre petite armée. Si nous pouvons arriver à propos pendant la nuit et surprendre les postes de la citadelle, tout est dit. Par le ciel ! j’élèverai à ma sœur un autre mausolée que celui-là.

Philippe.

Non pas moi ; allez sans moi, mes amis.

Pierre.

Nous ne pouvons nous passer de vous ; sachez-le, les confédérés comptent sur votre nom ; François Ier lui-même attend de vous un mouvement en faveur de la liberté. Il vous écrit comme aux chefs des républicains florentins ; voilà sa lettre.

Philippe ouvre la lettre.

Dis à celui qui t’a apporté cette lettre qu’il réponde ceci au roi de France : Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera devenu fou.

Pierre.

Quelle est cette nouvelle sentence ?

Philippe.

Celle qui me convient.

Pierre.

Ainsi vous perdez la cause des bannis pour le plaisir de faire une phrase ! Prenez garde, mon père, il ne s’agit pas là d’un passage de Pline ; réfléchissez avant de dire non.

Philippe.

Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre à la lettre du roi de France.

Pierre.

Cela passe toute idée ! vous me forceriez à vous dire de certaines choses. Venez avec nous, mon père, je vous en supplie. Lorsque j’allais chez les Pazzi, ne m’avez-vous pas dit : Emmène-moi ? Cela était-il différent alors ?

Philippe.

Très différent. Un père offensé, qui sort de sa maison l’épée à la main, avec ses amis, pour aller réclamer justice, est très différent d’un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et au mépris des lois.

Pierre.

Il s’agissait bien de réclamer justice ! il s’agissait d’assommer Alexandre ! Qu’est-ce qu’il y a de changé aujourd’hui ? Vous n’aimez pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d’une occasion comme celle-ci.

Philippe.

Une occasion, mon Dieu ! cela une occasion !

Il frappe le tombeau.
Pierre.

Laissez-vous fléchir.

Philippe.

Je n’ai pas une douleur ambitieuse ; laisse-moi seul, j’en ai assez dit.

Pierre.

Vieillard obstiné ! inexorable faiseur de sentences ! vous serez cause de notre perte.

Philippe.

Tais-toi, insolent ! sors d’ici !

Pierre.

Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh ! mort de Dieu ! il ne sera pas dit que tout soit perdu faute d’un traducteur de latin !

Il sort.
Philippe.

Ton jour est venu, Philippe ! tout cela signifie que ton jour est venu.

Il sort.



Scène VII

Le bord de l’Arno, un quai. On voit une longue suite de palais.
Entre LORENZO.

Voilà le soleil qui se couche ; je n’ai pas de temps à perdre, et cependant tout ressemble ici à du temps perdu.

Il frappe à une porte.

Holà ! seigneur Alamanno ! holà !

Alamanno, sur sa terrasse.

Qui est là ? que me voulez-vous ?

Lorenzo.

Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette nuit ; prenez vos mesures pour demain avec vos amis, si vous aimez la liberté.

Alamanno.

Par qui doit être tué Alexandre ?

Lorenzo.

Par Lorenzo de Médicis.

Alamanno.

C’est toi, Renzinaccio ? Eh ! entre donc souper avec de bons vivants qui sont dans mon salon.

Lorenzo.

Je n’ai pas le temps ; préparez-vous à agir demain.

Alamanno.

Tu veux tuer le duc, toi ? Allons donc ! tu as un coup de vin dans la tête.

Il sort.
Lorenzo, seul.

Peut-être que j’ai tort de leur dire que c’est moi qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me croire.

Il frappe à une autre porte.

Holà ! seigneur Pazzi ! holà !

Pazzi, sur sa terrasse.

Qui m’appelle ?

Lorenzo.

Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit ; tâchez d’agir demain pour la liberté de Florence.

Pazzi.

Qui doit tuer le duc ?

Lorenzo.

Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire le nom de l’homme.

Pazzi.

Tu es fou, drôle, va-t’en au diable !

Il sort.
Lorenzo, seul.

Il est clair que, si je ne dis pas que c’est moi, on me croira encore bien moins.

Il frappe à une porte.

Holà ! seigneur Corsini !

Le provéditeur, sur sa terrasse.

Qu’est-ce donc ?

Lorenzo.

Le duc Alexandre sera tué cette nuit.

Le provéditeur.

Vraiment, Lorenzo ! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. Tu m’as blessé bien mal à propos un cheval au bal des Nasi ; que le diable te confonde !

Il sort.
Lorenzo.

Pauvre Florence ! pauvre Florence !

Il sort.



Scène VIII

Une plaine.
Entrent PIERRE STROZZI et deux Bannis.
Pierre.

Mon père ne veut pas venir. Il m’a été impossible de lui faire entendre raison.

Premier banni.

Je n’annoncerai pas cela à mes camarades : il y a de quoi les mettre en déroute.

Pierre.

Pourquoi ? Montez à cheval ce soir, et allez bride abattue à Sestino ; j’y serai demain matin. Dites que Philippe a refusé, mais que Pierre ne refuse pas.

Premier banni.

Les confédérés veulent le nom de Philippe : nous ne ferons rien sans cela.

Pierre.

Le nom de famille de Philippe est le même que le mien ; dites que Strozzi viendra, cela suffit.

Premier banni.

On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne réponds pas : Philippe, rien ne se fera.

Pierre.

Imbécile ! fais ce qu’on te dit, et ne réponds que pour toi-même. Comment sais-tu d’avance que rien ne se fera ?

Premier banni.

Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens.

Pierre.

Allons ! monte à cheval, et va à Sestino.

Premier banni.

Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué ! j’ai fait douze lieues dans la nuit. Je n’ai pas envie de le seller à cette heure.

Pierre.

Tu n’es qu’un sot.

À l’autre banni.

Allez-y, vous ; vous vous y prendrez mieux.

Deuxième banni.

Le camarade n’a pas tort pour ce qui regarde Philippe ; il est certain que son nom ferait bien pour la cause.

Pierre.

Lâches ! manants sans cœur ! ce qui fait bien pour la cause, ce sont vos femmes et vos enfants qui meurent de faim, entendez-vous ? Le nom de Philippe leur remplira la bouche, mais il ne leur remplira pas le ventre. Quels pourceaux êtes-vous !

Deuxième banni.

Il est impossible de s’entendre avec un homme aussi grossier ; allons-nous-en, camarade.

Pierre.

Va au diable, canaille ! et dis à tes confédérés que s’ils ne veulent pas de moi, le roi de France en veut, lui ; et qu’ils prennent garde qu’on ne me donne la main haute sur vous tous !

Deuxième banni, à l’autre.

Viens, camarade, allons souper ; je suis, comme toi, excédé de fatigue.

Ils sortent.



Scène IX

Une place ; il est nuit.
Entre LORENZO.

Je lui dirai que c’est un motif de pudeur, et j’emporterai la lumière ; — cela se fait tous les jours ; — une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale, et Catherine passe pour très vertueuse. — Pauvre fille ! qui l’est sous le soleil, si elle ne l’est pas ? Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver.

Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience ! une heure est une heure, et l’horloge vient de sonner. Si vous y tenez cependant ? — Mais non, pourquoi ? Emporte le flambeau si tu veux : la première fois qu’une femme se donne, cela est tout simple. — Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. — Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille. — Et quel motif de croire à ce meurtre ? Cela pourra les étonner, même Philippe.

Te voilà, toi, face livide ?

La lune paraît.

Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellai seuls valent quelque chose. — Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! S’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, très comique, vraiment. — Ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras !

Non ! non ! je n’emporterai pas la lumière. — J’irai droit au cœur ; il se verra tuer… Sang du Christ ! on se mettra demain aux fenêtres.

Pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles. Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, cela n’est rien ; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d’un armurier ! — Je passerai le second pour entrer ; il posera son épée là, — ou là, — oui, sur le canapé. — Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé. S’il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen. Couché, assis ou debout ? Assis plutôt. Je commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons. Je ne voudrais pourtant pas qu’il tournât le dos. J’irai à lui tout droit. Allons ! la paix, la paix ! l’heure va venir. — Il faut que j’aille dans quelque cabaret ; je ne m’aperçois pas que je prends du froid ; je boirai une bouteille. — Non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc ? les cabarets sont fermés.

Est-elle bonne fille ? — Oui, vraiment. — En chemise ? — Oh ! non, non, je ne le pense pas. — Pauvre Catherine ! — Que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu’aurais-je pu y faire ? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : « Crime ! crime ! » jusqu’à son dernier soupir.

Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude.

Il s’assoit.

Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour ! Une seule fois je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de journées j’ai passées, moi, assis sous les arbres ! Ah ! quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiuolo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes pattes menues.

Une horloge sonne.

Ah ! ah ! il faut que j’aille là-bas. — Bonsoir, mignon ; eh ! trinque donc avec Giomo. — Bon vin ! Cela serait plaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : « Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du voisinage ? » Cela serait plaisant. Ah ! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu’il lui vînt cette idée.

Je me trompe d’heure ; ce n’est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l’église ? on taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! comme ils enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent ! Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge.

Eh bien ! eh bien ! quoi donc ? j’ai des envies de danser qui sont incroyables. Je crois, si je m’y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon ! eh, mignon ! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela ; tra la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l’oreille, prenez garde à son petit couteau.

Il sort en courant.



Scène X

Chez le duc.
LE DUC, à souper ; Giomo. — Entre le cardinal CIBO.
Le Cardinal.

Altesse, prenez garde à Lorenzo.

Le Duc.

Vous voilà, cardinal ! asseyez-vous donc, et prenez donc un verre.

Le Cardinal.

Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce soir à l’évêque de Marzi la permission d’avoir des chevaux de poste cette nuit.

Le Duc.

Cela ne se peut pas.

Le Cardinal.

Je le tiens de l’évêque lui-même.

Le Duc.

Allons donc ! je vous dis que j’ai de bonnes raisons pour savoir que cela ne se peut pas.

Le Cardinal.

Me faire croire est peut-être impossible ; je remplis mon devoir en vous avertissant.

Le Duc.

Quand cela serait vrai, que voyez-vous d’effrayant à cela ? Il va peut-être à Cafaggiuolo.

Le Cardinal.

Ce qu’il y a d’effrayant, monseigneur, c’est qu’en passant sur la place pour venir ici, je l’ai vu de mes yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un fou. Je l’ai appelé, et je suis forcé d’en convenir, son regard m’a fait peur. Soyez certain qu’il mûrit dans sa tête quelque projet pour cette nuit.

Le Duc.

Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux ?

Le Cardinal.

Faut-il tout dire, même quand on parle d’un favori ? Apprenez qu’il a dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement sur leur terrasse, qu’il vous tuerait cette nuit.

Le Duc.

Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil ?

Entre Sire Maurice.
Sire Maurice.

Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de mes amis, ce soir, qu’il voulait vous tuer cette nuit.

Le Duc.

Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables ? je vous croyais plus homme que cela.

Sire Maurice.

Votre Altesse sait si je m’effraye sans raison. Ce que je dis, je puis le prouver.

Le Duc.

Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal ; vous ne trouverez pas mauvais que j’aille à mes affaires.

Entre Lorenzo.

Eh bien ! mignon, est-il déjà temps ?

Lorenzo.

Il est minuit tout à l’heure.

Le Duc.

Qu’on me donne mon pourpoint de zibeline !

Lorenzo.

Dépêchons-nous ! votre belle est peut-être déjà au rendez-vous.

Le Duc.

Quels gants faut-il prendre ? ceux de guerre, ou ceux d’amour ?

Lorenzo.

Ceux d’amour, Altesse.

Le Duc.

Soit, je veux être un vert galant.

Ils sortent.
Sire Maurice.

Que dites-vous de cela, cardinal ?

Le Cardinal.

Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes.

Ils sortent.



Scène XI

La chambre de Lorenzo.
Entrent LE DUC et LORENZO.
Le Duc.

Je suis transi, — il fait vraiment froid.

Il ôte son épée.

Eh bien ! mignon, qu’est-ce que tu fais donc ?

Lorenzo.

Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d’avoir toujours une arme sous la main.

Il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau.
Le Duc.

Tu sais que je n’aime pas les bavardes, et il m’est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. À propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l’évêque de Marzi ?

Lorenzo.

Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu’il m’écrit.

Le Duc.

Va donc chercher ta tante.

Lorenzo.

Dans un instant.

Il sort.
Le Duc, seul.

Faire la cour à une femme qui vous répond oui lorsqu’on lui demande oui ou non, cela m’a toujours paru très sot, et tout à fait digne d’un Français. Aujourd’hui surtout que j’ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : « Mon cœur, » ou : « Mes chères entrailles, » à l’infante d’Espagne. Je veux faire semblant de dormir : ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode.

Il se couche. — Lorenzo rentre l’épée à la main.
Lorenzo.

Dormez-vous, Seigneur ?

Il le frappe.
Le Duc.

C’est toi, Renzo ?

Lorenzo.

Seigneur, n’en doutez pas.

Il le frappe de nouveau. — Entre Scoronconcolo.
Scoronconcolo.

Est-ce fait ?

Lorenzo.

Regarde, il m’a mordu au doigt. Je garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.

Scoronconcolo.

Ah ! mon Dieu ! c’est le duc de Florence !

Lorenzo, s’asseyant sur la fenêtre.

Que la nuit est belle ! que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie !

Scoronconcolo.

Viens, maître, nous en avons trop fait ; sauvons-nous.

Lorenzo.

Que le vent du soir est doux et embaumé ! comme les fleurs des prairies s’entr’ouvrent ! Ô nature magnifique ! ô éternel repos !

Scoronconcolo.

Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.

Lorenzo.

Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !

Scoronconcolo, à part.

Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants.

Il veut sortir.
Lorenzo.

Attends, tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.

Scoronconcolo.

Pourvu que les voisins n’aient rien entendu !

Lorenzo.

Ne te souviens-tu pas qu’ils sont habitués à notre tapage ? viens, partons.

Ils sortent.
FIN DE L’ACTE QUATRIÈME.