Lorenzaccio
LorenzaccioCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV (p. 48-93).
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ACTE DEUXIÈME


Scène première

Chez les Strozzi.
Philippe, dans son cabinet.

Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa sœur corrompue, devenue une fille publique en une nuit ! Pauvre petite ! Quand l’éducation des basses classes sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles de rire lorsque leurs parents pleurent ? La corruption est-elle donc une loi de nature ? Ce qu’on appelle la vertu, est-ce donc l’habit du dimanche qu’on met pour aller à la messe ? Le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer. Pauvre humanité ! quel nom portes-tu donc ? celui de ta race, ou celui de ton baptême ? Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres ? Qu’il t’est facile à toi, dans le silence du cabinet, de tracer d’une main légère une ligne mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc ! qu’il t’est facile de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et un peu d’encre ! Mais l’architecte qui a dans son pupitre des milliers de plans admirables ne peut soulever de terre le premier pavé de son édifice, quand il vient se mettre à l’ouvrage avec son dos voûté et ses idées obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu’un rêve, cela est pourtant dur ; que le mal soit irrévocable, éternel, impossible à changer, non ! Pourquoi le philosophe qui travaille pour tous regarde-t-il autour de lui ? voilà le tort. Le moindre insecte qui passe devant ses yeux lui cache le soleil : allons-y donc plus hardiment ; la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air… Ah ! bonjour, Léon.

Entre le prieur de Capoue.
Le prieur.

Je viens de la foire de Montolivet.

Philippe.

Était-ce beau ? Te voilà aussi, Pierre ? Assieds-toi donc ; j’ai à te parler.

Entre Pierre Strozzi.
Le prieur.

C’était très beau, et je me suis assez amusé, sauf certaine contrariété un peu trop forte que j’ai quelque peine à digérer.

Pierre.

Bah ! qu’est-ce que c’est donc ?

Le prieur.

Figurez-vous que j’étais entré dans une boutique pour prendre un verre de limonade… — Mais non, cela est inutile, je suis un sot de m’en souvenir.

Philippe.

Que diable as-tu sur le cœur ? tu parles comme une âme en peine.

Le prieur.

Ce n’est rien ; un méchant propos, rien de plus. Il n’y a aucune importance à attacher à tout cela.

Pierre.

Un propos ? sur qui ? sur toi ?

Le prieur.

Non pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d’un propos sur moi !

Pierre.

Sur qui donc ? Allons ! parle, si tu veux.

Le prieur.

J’ai tort ; on ne se souvient pas de ces choses-là, quand on sait la différence d’un honnête homme à un Salviati.

Pierre.

Salviati ? Qu’a dit cette canaille ?

Le prieur.

C’est un misérable, tu as raison. Qu’importe ce qu’il peut dire ! Un homme sans pudeur, un valet de cour, qui, à ce qu’on raconte, a pour femme la plus grande dévergondée ! Allons ! voilà qui est fait, je n’y penserai pas davantage.

Pierre.

Penses-y et parle, Léon ; c’est-à-dire que cela me démange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il médit ? De nous ? de mon père ? Ah ! sang du Christ, je ne l’aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache cela, entends-tu ?

Le prieur.

Si tu y tiens, je te le dirai. Il s’est exprimé devant moi, dans une boutique, d’une manière vraiment offensante sur le compte de notre sœur.

Pierre.

Ô mon Dieu ! Dans quels termes ? Allons ! parle donc !

Le prieur.

Dans les termes les plus grossiers.

Pierre.

Diable de prêtre que tu es ! tu me vois hors de moi d’impatience, et tu cherches tes mots ! Dis les choses comme elles sont ; parbleu ! un mot est un mot ; il n’y a pas de bon Dieu qui tienne.

Philippe.

Pierre, Pierre ! tu manques à ton frère.

Le prieur.

Il a dit qu’il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu’elle le lui avait promis.

Pierre.

Qu’elle couch… Ah ! mort de mort, de mille morts ! Quelle heure est-il ?

Philippe.

Où vas-tu ? Allons ! es-tu fait de salpêtre ? Qu’as-tu à faire de cette épée ? tu en as une au côté.

Pierre.

Je n’ai rien à faire ; allons dîner ; le dîner est servi.

Ils sortent.



Scène II

Le portail d’une église.
Entrent LORENZO et VALORI.
Valori.

Comment se fait-il que le duc n’y vienne pas ? Ah ! monsieur, quelle satisfaction pour un chrétien que ces pompes magnifiques de l’Église romaine ! quel homme peut y être insensible ? L’artiste ne trouve-t-il pas là le paradis de son cœur ? le guerrier, le prêtre et le marchand n’y rencontrent-ils pas tout ce qu’ils aiment ? Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et de tapisseries, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de ces voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le moine sévère et ennemi du plaisir ; mais rien n’est plus beau, selon moi, qu’une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux ? La religion n’est pas un oiseau de proie ; c’est une colombe compatissante qui plane doucement sur tous les rêves et sur tous les amours.

Lorenzo.

Sans doute ; ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde.

Tebaldeo Freccia, s’approchant de Valori.

Ah ! monseigneur, qu’il est doux de voir un homme tel que Votre Éminence parler ainsi de la tolérance et de l’enthousiasme sacré ! Pardonnez à un citoyen obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous remercier de ce peu de paroles que je viens d’entendre. Trouver sur les lèvres d’un honnête homme ce qu’on a soi-même dans le cœur, c’est le plus grand des bonheurs qu’on puisse désirer.

Valori.

N’êtes-vous pas le petit Freccia ?

Tebaldeo.

Mes ouvrages ont peu de mérite ; je sais mieux aimer les arts que je ne sais les exercer. Mais ma jeunesse tout entière s’est passée dans les églises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre divin Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant leurs ouvrages, dans une extase sans égale. Le chant de l’orgue me révèle leur pensée, et me fait pénétrer dans leur âme ; je regarde les personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j’écoute, comme si les cantiques du chœur sortaient de leurs bouches entr’ouvertes ; des bouffées d’encens aromatique passent entre eux et moi dans une vapeur légère ; je crois y voir la gloire de l’artiste ; c’est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu’un parfum stérile, si elle ne montait à Dieu.

Valori.

Vous êtes un vrai cœur d’artiste ! venez à mon palais, et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi.

Tebaldeo.

C’est trop d’honneur que me fait Votre Éminence. Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture.

Lorenzo.

Pourquoi remettre vos offres de service ? Vous avez, il me semble, un cadre dans les mains.

Tebaldeo.

Il est vrai ; mais je n’ose le montrer à de si grands connaisseurs. C’est une esquisse bien pauvre d’un rêve magnifique.

Lorenzo.

Vous faites le portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques-uns des miens.

Tebaldeo.

Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre plein de sève ; les bourgeons s’y métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits ; bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et, quand ils étaient mûrs, ils se détachaient d’eux-mêmes et tombaient sur la terre sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas ! les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu’on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer.

Il montre son tableau.
Valori.

Sans compliment, cela est beau ; non pas du premier mérite, il est vrai : pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-même ? Mais votre barbe n’est pas poussée, jeune homme.

Lorenzo.

Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en large ?

Tebaldeo.

Votre Seigneurie se rit de moi. C’est la vue du Campo-Santo.

Lorenzo.

Combien y a-t-il d’ici à l’immortalité ?

Valori.

Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands yeux s’attristent à chacune de vos paroles.

Tebaldeo.

L’immortalité, c’est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y arrivent en souriant.

Valori.

Tu parles comme un élève de Raphaël.

Tebaldeo.

Seigneur, c’était mon maître. Ce que j’ai appris vient de lui.

Lorenzo.

Viens chez moi ; je te ferai peindre la Mazzafirra toute nue.

Tebaldeo.

Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art : je ne puis faire le portrait d’une courtisane.

Lorenzo.

Ton Dieu s’est bien donné la peine de la faire ; tu peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence ?

Tebaldeo.

Oui, monseigneur.

Lorenzo.

Comment t’y prendrais-tu ?

Tebaldeo.

Je me placerais à l’orient, sur la rive gauche de l’Arno. C’est de cet endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable.

Lorenzo.

Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues ?

Tebaldeo.

Oui, monseigneur.

Lorenzo.

Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu peux peindre un mauvais lieu ?

Tebaldeo.

On ne m’a point encore appris à parler ainsi de ma mère.

Lorenzo.

Qu’appelles-tu ta mère ?

Tebaldeo.

Florence, seigneur.

Lorenzo.

Alors tu n’es qu’un bâtard, car ta mère n’est qu’une catin.

Tebaldeo.

Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le plus sain ; mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une plante odorante qui guérit tous les maux. L’art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte.

Lorenzo.

Comment entends-tu ceci ?

Tebaldeo.

Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillé d’une clarté pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes à la harpe des anges ; le zéphir peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie suave et délicieuse ; mais la corde d’argent ne s’ébranle qu’au passage du vent du nord. C’est la plus belle et la plus noble ; et cependant le toucher d’une rude main lui est favorable. L’enthousiasme est frère de la souffrance.

Lorenzo.

C’est-à-dire qu’un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferai volontiers l’alchimiste de ton alambic ; les larmes des peuples y retombent en perles. Par la mort du diable ! tu me plais. Les familles peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la cervelle de monsieur ! Admirable poète ! comment arranges-tu tout cela avec ta piété ?

Tebaldeo.

Je ne ris point du malheur des familles : je dis que la poésie est la plus douce des souffrances, et qu’elle aime ses sœurs. Je plains les peuples malheureux ; mais je crois, en effet, qu’ils font les grands artistes : les champs de bataille font pousser les moissons, les terres corrompues engendrent le blé céleste.

Lorenzo.

Ton pourpoint est usé ; en veux-tu un à ma livrée ?

Tebaldeo.

Je n’appartiens à personne ; quand la pensée veut être libre, le corps doit l’être aussi.

Lorenzo.

J’ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de bâton.

Tebaldeo.

Pourquoi, monseigneur ?

Lorenzo.

Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par accident ?

Tebaldeo.

Je ne suis pas boiteux ; que voulez-vous dire par là ?

Lorenzo.

Tu es boiteux ou tu es fou.

Tebaldeo.

Pourquoi, monseigneur ? vous vous riez de moi.

Lorenzo.

Si tu n’étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d’être fou, dans une ville où, en l’honneur de tes idées de liberté, le premier valet d’un Médicis peut te faire assommer sans qu’on y trouve à redire ?

Tebaldeo.

J’aime ma mère Florence ; c’est pourquoi je reste chez elle. Je sais qu’un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent ; c’est pourquoi je porte ce stylet à ma ceinture.

Lorenzo.

Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé souvent de commettre, par partie de plaisir, des meurtres facétieux ?

Tebaldeo.

Je le tuerais s’il m’attaquait.

Lorenzo.

Tu me dis cela à moi ?

Tebaldeo.

Pourquoi m’en voudrait-on ? je ne fais de mal à personne. Je passe les journées à l’atelier. Le dimanche, je vais à l’Annonciade ou à Sainte-Marie ; les moines trouvent que j’ai de la voix ; ils me mettent une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les chœurs, quelquefois un petit solo : ce sont les seules occasions où je vais en public. Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaît, et je ne connais personne : à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile ?

Lorenzo.

Es-tu républicain ? aimes-tu les princes ?

Tebaldeo.

Je suis artiste ; j’aime ma mère et ma maîtresse.

Lorenzo.

Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau d’importance pour le jour de mes noces.

Ils sortent.



Scène III

Chez la marquise de Cibo.
LE CARDINAL, seul.

Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse[1] ! Que ton commissaire apostolique s’enferme avec sa probité dans le cercle étroit de son office, je remuerai d’une main ferme la terre glissante sur laquelle il n’ose marcher. Tu attends cela de moi, je l’ai compris, et j’agirai sans parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui j’étais lorsque tu m’as placé auprès d’Alexandre sans me revêtir d’aucun titre qui me donnât quelque pouvoir sur lui. C’est d’un autre qu’il se défiera, en m’obéissant à son insu. Qu’il épuise sa force contre des ombres d’hommes gonflés d’une ombre de puissance, je serai l’anneau invisible qui l’attachera, pieds et poings liés, à la chaîne de fer dont Rome et César tiennent les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est dans cette maison qu’est le marteau dont je me servirai. Alexandre aime ma belle-sœur : que cet amour l’ait flattée, cela est croyable ; ce qui peut en résulter est douteux ; mais ce qu’elle en veut faire, c’est là ce qui est certain pour moi. Qui sait jusqu’où pourrait aller l’influence d’une femme exaltée, même sur cet homme grossier, sur cette armure vivante ? Un si doux péché pour une si belle cause, cela est tentant, n’est-il pas vrai, Ricciarda ? Presser ce cœur de lion sur ton faible cœur tout percé de flèches saignantes, comme celui de saint Sébastien ; parler, les yeux en pleurs, pendant que le tyran adoré passera ses rudes mains dans ta chevelure dénouée ; faire jaillir d’un rocher l’étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice de l’honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. Florence y gagnerait tant, et ces bons maris n’y perdent rien ! Mais il ne fallait pas me prendre pour confesseur.

La voici qui s’avance, son livre de prières à la main. Aujourd’hui donc tout va s’éclaircir ; laisse seulement tomber ton secret dans l’oreille du prêtre : le courtisan pourra bien en profiter ; mais, en conscience, il n’en dira rien.

Entre la marquise de Cibo.
Le Cardinal, s’asseyant.

Me voilà prêt.

La marquise s’agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu.
La Marquise.

Bénissez moi, mon père, parce que j’ai péché.

Le Cardinal.

Avez-vous dit votre Confiteor ? Nous pouvons commencer, marquise.

La Marquise.

Je m’accuse de mouvements de colère, de doutes irréligieux et injurieux pour notre saint-père le pape.

Le Cardinal.

Continuez.

La Marquise.

J’ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l’évêque de Fano, que la sainte Église catholique était un lieu de débauche.

Le Cardinal.

Continuez.

La Marquise.

J’ai écouté des discours contraires à la fidélité que j’ai jurée à mon mari.

Le Cardinal.

Qui vous a tenu ces discours ?

La Marquise.

J’ai lu une lettre écrite dans la même pensée.

Le Cardinal.

Qui vous a écrit cette lettre ?

La Marquise.

Je m’accuse de ce que j’ai fait, et non de ce qu’ont fait les autres.

Le Cardinal.

Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que je puisse vous donner l’absolution en toute sécurité. Avant tout, dites-moi si vous avez répondu à cette lettre.

La Marquise.

J’y ai répondu de vive voix, mais non par écrit.

Le Cardinal.

Qu’avez-vous répondu ?

La Marquise.

J’ai accordé à la personne qui m’avait écrit la permission de me voir comme elle le demandait.

Le Cardinal.

Comment s’est passée cette entrevue ?

La Marquise.

Je me suis accusée déjà d’avoir écouté des discours contraires à mon honneur.

Le Cardinal.

Comment y avez-vous répondu ?

La Marquise.

Comme il convient à une femme qui se respecte.

Le Cardinal.

N’avez-vous point laissé entrevoir qu’on finirait par vous persuader ?

La Marquise.

Non, mon père.

Le Cardinal.

Avez-vous annoncé à la personne dont il s’agit la résolution de ne plus écouter de semblables discours à l’avenir ?

La Marquise.

Oui, mon père.

Le Cardinal.

Cette personne vous plaît-elle ?

La Marquise.

Mon cœur n’en sait rien, j’espère.

Le Cardinal.

Avez-vous averti votre mari ?

La Marquise.

Non, mon père. Une honnête femme ne doit point troubler son ménage par des récits de cette sorte.

Le Cardinal.

Ne me cachez-vous rien ? Ne s’est-il rien passé entre vous et la personne dont il s’agit, que vous hésitiez à me confier ?

La Marquise.

Rien, mon père

Le Cardinal.

Pas un regard tendre ? pas un baiser pris à la dérobée ?

La Marquise.

Non, mon père.

Le Cardinal.

Cela est-il sûr, ma fille ?

La Marquise.

Mon beau-frère, il me semble que je n’ai pas l’habitude de mentir devant Dieu.

Le Cardinal.

Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai demandé tout à l’heure ; je ne puis cependant vous donner l’absolution sans le savoir.

La Marquise.

Pourquoi cela ? Lire une lettre peut être un péché, mais non pas une signature. Qu’importe le nom à la chose ?

Le Cardinal.

Il importe plus que vous ne pensez.

La Marquise.

Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi l’absolution, si vous voulez ; je prendrai pour confesseur le premier prêtre venu, qui me la donnera.

Elle se lève.
Le Cardinal.

Quelle violence, marquise ! Est-ce que je ne sais pas que c’est du duc que vous voulez parler ?

La Marquise.

Du duc ! — Eh bien ! si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire dire ?

Le Cardinal.

Pourquoi refusez-vous de le dire ? Cela m’étonne.

La Marquise.

Et qu’en voulez-vous faire, vous, mon confesseur ? Est-ce pour le répéter à mon mari que vous tenez si fort à l’entendre ? Oui, cela est bien certain ; c’est un tort que d’avoir pour confesseur un de ses parents. Le ciel m’est témoin qu’en m’agenouillant devant vous, j’oublie que je suis votre belle-sœur ; mais vous prenez soin de me le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde à votre salut éternel, tout cardinal que vous êtes.

Le Cardinal.

Revenez donc à cette place, marquise ; il n’y a pas tant de mal que vous croyez.

La Marquise.

Que voulez-vous dire ?

Le Cardinal.

Qu’un confesseur doit tout savoir, parce qu’il peut tout diriger, et qu’un beau-frère ne doit rien dire, à certaines conditions.

La Marquise.

Quelles conditions ?

Le Cardinal.

Non, non, je me trompe ; ce n’était pas ce mot-là que je voulais employer. Je voulais dire que le duc est puissant, qu’une rupture avec lui peut nuire aux plus riches familles ; mais qu’un secret d’importance entre des mains expérimentées peut devenir une source de biens abondante.

La Marquise.

Une source de biens ! — des mains expérimentées ! — Je reste là, en vérité, comme une statue. Que couves-tu, prêtre, sous ces paroles ambiguës ? Il y a certains assemblages de mots qui passent par instants sur vos lèvres, à vous autres ; on ne sait qu’en penser.

Le Cardinal.

Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous ai point encore donné l’absolution.

La Marquise.

Parlez toujours ; il n’est pas prouvé que j’en veuille.

Le Cardinal, se levant.

Prenez garde à vous, marquise ! Quand on veut me braver en face, il faut avoir une armure solide et sans défaut ; je ne veux point menacer ; je n’ai pas un mot à vous dire : prenez un autre confesseur.

Il sort.
La Marquise, seule.

Cela est inouï. S’en aller en serrant les poings, les yeux enflammés de colère ! Parler de mains expérimentées, de direction à donner à certaines choses ! Eh mais ! qu’y a-t-il donc ? Qu’il voulût pénétrer mon secret pour en informer mon mari, je le conçois ; mais, si ce n’est pas là son but, que veut-il donc faire de moi ? la maîtresse du duc ? Tout savoir, dit-il, et tout diriger ! cela n’est pas possible ; il y a quelque autre mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous ; Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non ! cela est sûr ; je le connais. C’est bon pour Lorenzaccio ; mais lui ! il faut qu’il ait quelque sourde pensée, plus vaste que cela et plus profonde. Ah ! comme les hommes sortent d’eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence ! Cela est effrayant.

Maintenant, que ferai-je ? Est-ce que j’aime Alexandre ? Non, je ne l’aime pas, non, assurément ; j’ai dit que non dans ma confession, et je n’ai pas menti, Pourquoi Laurent est-il à Massa ? Pourquoi le duc me presse-t-il ? Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir ? pourquoi ? — Ah ! pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme inexplicable qui m’attire ?

Elle ouvre sa fenêtre.

Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste ! Il y a là plus d’une maison où Alexandre est entré la nuit, couvert de son manteau ; c’est un libertin, je le sais. — Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence ? Qui est-ce donc que j’aime ? Est-ce toi, ou est-ce lui ?

Agnolo, entrant.

Madame, Son Altesse vient d’entrer dans la cour.

La Marquise.

Cela est singulier ; ce Malaspina m’a laissée toute tremblante.



Scène IV

Au palais des Soderini.
MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, assis.
Catherine, tenant un livre.

Quelle histoire vous lirai-je, ma mère ?

Marie.

Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à tes livres latins ?

Catherine.

Celui-ci n’est point en latin, mais il en est traduit. C’est l’histoire romaine.

Lorenzo.

Je suis très fort sur l’histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.

Catherine.

Ah ! c’est une histoire de sang.

Lorenzo.

Pas du tout ; c’est un conte de fées. Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien.

Catherine.

Dites-vous aussi du mal de Lucrèce ?

Lorenzo.

Elle s’est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle s’est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis elle s’est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.

Marie.

Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre sœur ?

Lorenzo.

Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.

Marie.

Sais-tu le rêve que j’ai eu cette nuit, mon enfant ?

Lorenzo.

Quel rêve ?

Marie.

Ce n’était point un rêve, car je ne dormais pas. J’étais seule dans cette grande salle ; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais aux jours où j’étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais : il ne rentrera qu’au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. J’ai entendu tout d’un coup marcher lentement dans la galerie ; je me suis retournée ; un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras : c’était toi, Renzo : « Comme tu reviens de bonne heure ! » me suis-je écriée. Mais le spectre s’est assis auprès de la lampe, sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j’ai reconnu mon Lorenzino d’autrefois.

Lorenzo.

Vous l’avez vu ?

Marie.

Comme je te vois.

Lorenzo.

Quand s’en est-il allé ?

Marie.

Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.

Lorenzo.

Mon spectre, à moi ! Et il s’en est allé quand je suis rentré ?

Marie.

Il s’est levé d’un air mélancolique, et s’est effacé comme une vapeur du matin.

Lorenzo.

Catherine, Catherine, lis-moi l’histoire de Brutus.

Catherine.

Qu’avez-vous ? vous tremblez de la tête aux pieds.

Lorenzo.

Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu’il verra bientôt quelque chose qui l’étonnera.

On frappe.
Catherine.

C’est mon oncle Bindo et Baptista Venturi.

Bindo et Venturi entrent.
Bindo, bas à Marie.

Je viens tenter un dernier effort.

Marie.

Nous vous laissons ; puissiez-vous réussir !

Elle sort avec Catherine.
Bindo.

Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l’histoire scandaleuse qui court sur ton compte ?

Lorenzo.

Quelle histoire ?

Bindo.

On dit que tu t’es évanoui à la vue d’une épée.

Lorenzo.

Le croyez-vous, mon oncle ?

Bindo.

Je t’ai vu faire des armes à Rome ; mais cela ne m’étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu’un chien, au métier que tu fais ici.

Lorenzo.

L’histoire est vraie : je me suis évanoui. Bonjour, Venturi. À quel taux sont vos marchandises ? comment va le commerce ?

Venturi.

Seigneur, je suis à la tête d’une fabrique de soie, mais c’est me faire une injure que de m’appeler marchand.

Lorenzo.

C’est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contracté au collège l’habitude innocente de vendre de la soie.

Bindo.

J’ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment tant de familles à Florence. C’est un digne ami de la liberté, et j’entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance extrême que le duc vous témoigne n’était qu’un piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux ? Êtes-vous des nôtres, ou n’en êtes-vous pas ? voilà ce qu’il nous faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que le despotisme des Médicis n’est ni juste ni tolérable. De quel droit laisserions-nous s’élever paisiblement cette maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges ? La capitulation n’est point observée. La puissance de l’Allemagne se fait sentir de jour en jour d’une manière plus absolue. Il est temps d’en finir, et de rassembler les patriotes. Répondez-vous à cet appel ?

Lorenzo.

Qu’en dites-vous, seigneur Venturi ? Parlez, parlez, voilà mon oncle qui reprend haleine ; saisissez cette occasion, si vous aimez votre pays.

Venturi.

Seigneur, je pense de même, et je n’ai pas un mot à ajouter.

Lorenzo.

Pas un mot ? pas un beau petit mot bien sonore ? Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d’un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie ; on rejette son bras gauche en arrière, de manière à faire faire à son manteau des plis pleins d’une dignité tempérée par la grâce ; on lâche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s’échappe avec un murmure délicieux. On pourrait presque la ramasser dans le creux de la main, comme les enfants des rues.

Bindo.

Tu es un insolent ! Réponds, ou sors d’ici.

Lorenzo.

Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez vous pas à ma coiffure que je suis républicain dans l’âme ? Regardez comme ma barbe est coupée. N’en doutez pas un seul instant, l’amour de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés.

On sonne à la porte d’entrée ; la cour se remplit de pages et de chevaux.
Un page, entrant.

Le duc !

Entre Alexandre.
Lorenzo.

Quel excès de faveur, mon prince ! vous daignez visiter un pauvre serviteur en personne ?

Le Duc.

Quels sont ces hommes-là ? J’ai à te parler.

Lorenzo.

J’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle Bindo Altoviti, qui regrette qu’un long séjour à Naples ne lui ait pas permis de se jeter plus tôt à vos pieds. Cet autre seigneur est l’illustre Baptista Venturi, qui fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n’en vend point. Que la présence inattendue d’un si grand prince dans cette humble maison ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi. Ce que vous demandez vous sera accordé, ou vous serez en droit de dire que mes supplications n’ont aucun crédit auprès de mon gracieux souverain.

Le Duc.

Que demandez-vous, Bindo ?

Bindo.

Altesse, je suis désolé que mon neveu…

Lorenzo.

Le titre d’ambassadeur à Rome n’appartient à personne en ce moment. Mon oncle se flattait de l’obtenir de vos bontés. Il n’est pas dans Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dès qu’il s’agit du dévouement et du respect qu’on doit aux Médicis.

Le Duc.

En vérité, Renzino ? Eh bien ! mon cher Bindo, voilà qui est dit. Viens demain matin au palais.

Bindo.

Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître ?…

Lorenzo.

Le seigneur Venturi, bien qu’il ne vende point de soie, demande un privilège pour ses fabriques.

Le Duc.

Quel privilège ?

Lorenzo.

Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui, monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment.

Le Duc.

Voilà qui est bon. Est-ce fini ? Allez, messieurs ; la paix soit avec vous.

Venturi.

Altesse !… vous me comblez de joie,… je ne puis exprimer…

Le Duc, à ses gardes.

Qu’on laisse passer ces deux personnes.

Bindo, sortant, bas à Venturi.

C’est un tour infâme.

Venturi, de même.

Qu’est-ce que vous ferez ?

Bindo, de même.

Que diable veux-tu que je fasse ? Je suis nommé.

Venturi, de même.

Cela est terrible !

Ils sortent.
Le Duc.

La Cibo est à moi.

Lorenzo.

J’en suis fâché.

Le Duc.

Pourquoi ?

Lorenzo.

Parce que cela fera tort aux autres.

Le Duc.

Ma foi, non, elle m’ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? Voilà longtemps que je la vois sans cesse en passant.

Lorenzo.

Où donc ?

Le Duc.

Là-bas, en face, dans le palais.

Lorenzo.

Oh ! ce n’est rien.

Le Duc.

Rien ? Appelles-tu rien ces bras-là ! Quelle Vénus, entrailles du diable !

Lorenzo.

C’est une voisine.

Le Duc.

Je veux parler à cette voisine-là. Eh, parbleu ! si je ne me trompe, c’est Catherine Ginori.

Lorenzo.

Non.

Le Duc.

Je la reconnais très bien ; c’est ta tante. Peste ! j’avais oublié cette figure-là. Amène-la donc souper.

Lorenzo.

Cela serait très difficile. C’est une vertu.

Le Duc.

Allons donc ! Est-ce qu’il y en a pour nous autres ?

Lorenzo.

Je lui demanderai, si vous voulez, mais je vous avertis que c’est une pédante ; elle parle latin.

Le Duc.

Bon ! elle ne fait pas l’amour en latin. Viens donc par ici ; nous la verrons mieux de cette galerie.

Lorenzo.

Une autre fois, mignon ; — à l’heure qu’il est, je n’ai pas de temps à perdre : — il faut que j’aille chez le Strozzi.

Le Duc.

Quoi ! chez ce vieux fou ?

Lorenzo.

Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il paraît qu’il ne peut se guérir de cette singulière lubie d’ouvrir sa bourse à toutes ces viles créatures qu’on nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se réunissent chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers et de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est d’aller au plus vite manger le dîner de ce vieux gibier de potence, et de lui renouveler l’assurance de ma cordiale amitié. J’aurai ce soir quelque bonne histoire à vous conter, quelque charmante petite fredaine qui pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes ces canailles.

Le Duc.

Que je suis heureux de t’avoir, mignon ! J’avoue que je ne comprends pas comment ils te reçoivent.

Lorenzo.

Bon ! si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez d’un butor ! Cela prouve bien que vous n’avez jamais essayé. À propos, ne m’avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne sais plus à qui ? J’ai un peintre à vous amener ; c’est un protégé.

Le Duc.

Bon, bon ; mais pense à ta tante. C’est pour elle que je suis venu te voir : le diable m’emporte ! tu as une tante qui me revient.

Lorenzo.

Et la Cibo ?

Le Duc.

Je te dis de parler de moi à ta tante.

Ils sortent.



Scène V

Une salle du palais des Strozzi.
PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR, LOUISE, occupée à travailler ; LORENZO, couché sur un sofa.
Philippe.

Dieu veuille qu’il n’en soit rien ! Que de haines inextinguibles, implacables, n’ont pas commencé autrement ! Un propos ! la fumée d’un repas jasant sur les lèvres épaisses d’un débauché ! voilà les guerres de famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est insulté, et on tue ; on a tué, et on est tué. Bientôt les haines s’enracinent ; on berce les fils dans les cercueils de leurs aïeux, et des générations entières sortent de terre l’épée à la main.

Le prieur.

J’ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant propos et de ce maudit voyage à Montolivet ; mais le moyen d’endurer ces Salviati ?

Philippe.

Ah ! Léon, Léon, je te le demande, qu’y aurait-il de changé pour Louise et pour nous-mêmes, si tu n’avais rien dit à mes enfants ? La vertu d’une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d’un Salviati ? L’habitant d’un palais de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace écrit sur ses murs ? Qu’importe le propos d’un Julien ? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnête mari ? ses enfants la respecteront-ils moins ? M’en souviendrai-je, moi, son père, en lui donnant le baiser du soir ? Où en sommes-nous, si l’insolence du premier venu tire du fourreau des épées comme les nôtres ? Maintenant tout est perdu ; voilà Pierre furieux de tout ce que tu nous as conté. Il s’est mis en campagne ; il est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver ! Qu’il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien, mon sang sur le pavé de Florence ! Ah ! pourquoi suis-je père !

Le prieur.

Si on m’eût rapporté un propos sur ma sœur, quel qu’il fût, j’aurais tourné le dos, et tout aurait été fini là ; mais celui-là m’était adressé ; il était si grossier, que je me suis figuré que le rustre ne savait de qui il parlait ; — mais il le savait bien.

Philippe.

Oui, ils le savent, les infâmes ! ils savent bien où ils frappent ! Le vieux tronc d’arbre est d’un bois trop solide ; ils ne viendraient pas l’entamer. Mais ils connaissent la fibre délicate qui tressaille dans ses entrailles lorsqu’on attaque son plus faible bourgeon. Ma Louise ! ah ! qu’est-ce donc que la raison ? Les mains me tremblent à cette idée. Juste Dieu ! La raison, est-ce donc la vieillesse ?

Le prieur.

Pierre est trop violent.

Philippe.

Pauvre Pierre ! comme le rouge lui est monté au front ! comme il a frémi en t’écoutant raconter l’insulte faite à sa sœur ! C’est moi qui suis un fou, car je t’ai laissé dire. Pierre se promenait par la chambre à grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue ; il allait, il venait, comme moi maintenant. Je le regardais en silence : c’est un si beau spectacle qu’un sang pur montant à un front sans reproche ! Ô ma patrie ! pensais-je, en voilà un, et c’est mon aîné. Ah ! Léon, j’ai beau faire, je suis un Strozzi.

Le prieur.

Il n’y a peut-être pas tant de danger que vous le pensez. — C’est un grand hasard s’il rencontre Salviati ce soir. — Demain nous verrons toutes les choses plus sagement.

Philippe.

N’en doute pas ; Pierre le tuera, ou il se fera tuer.

Il ouvre la fenêtre.

Où sont-ils maintenant ? Voilà la nuit ; la ville se couvre de profondes ténèbres ; ces rues sombres me font horreur ; — le sang coule quelque part ; j’en suis sûr.

Le prieur.

Calmez-vous.

Philippe.

À la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr qu’il ne rentrera que vengé ou mort. Je l’ai vu décrocher son épée en fronçant le sourcil ; il se mordait les lèvres, et les muscles de ses bras étaient tendus comme des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengé ; cela n’est pas douteux.

Le prieur.

Remettez-vous, fermez cette fenêtre.

Philippe.

Eh bien ! Florence, apprends-la donc à tes pavés, la couleur de mon noble sang ! Il y a quarante de tes fils qui l’ont dans les veines. Et moi, le chef de cette famille immense, plus d’une fois encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses paternelles ! plus d’une fois ce sang, que tu bois peut-être à cette heure avec indifférence, séchera au soleil de tes places ! Mais ne ris pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, où tu te mettras avec lui à la fenêtre, et où le cœur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de nos épées.

Louise.

Mon père ! mon père ! vous me faites peur.

Le prieur, bas à Louise.

N’est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes ? il m’a semblé le reconnaître à sa petite taille. Le voilà parti.

Philippe.

Pauvre ville ! où les pères attendent ainsi le retour de leurs enfants ! Pauvre patrie ! pauvre patrie ! Il y en a bien d’autres à cette heure qui ont pris leur manteau et leur épée pour s’enfoncer dans cette nuit obscure ; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets ; ils savent qu’ils mourront demain de misère, s’ils ne meurent de froid cette nuit. Et nous, dans ces palais somptueux, nous attendons qu’on nous insulte pour tirer nos épées ! Le propos d’un ivrogne nous transporte de colère, et disperse dans ces sombres rues nos fils et nos amis ! Mais les malheurs publics ne secouent pas la poussière de nos armes. On croit Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu’il fait le bien sans empêcher le mal ; et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je pas pour qu’il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils et de punir juridiquement l’insulte faite à ma fille ! Mais pourquoi empêcherait-on le mal qui m’arrive, quand je n’ai pas empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir ? Je me suis courbé sur des livres, et j’ai rêvé pour ma patrie ce que j’admirais dans l’antiquité. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me bouchais les oreilles pour m’enfoncer dans mes méditations ; il a fallu que la tyrannie vînt me frapper au visage pour me faire dire : Agissons ! et ma vengeance a des cheveux gris.

Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi.
Pierre.

C’est fait ; Salviati est mort.

Il embrasse sa sœur.
Louise.

Quelle horreur ! tu es couvert de sang.

Pierre.

Nous l’avons attendu au coin de la rue des Archers ; François a arrêté son cheval ; Thomas l’a frappé à la jambe, et moi…

Louise.

Tais-toi ! tais-toi ! tu me fais frémir ; tes yeux sortent de leurs orbites ; tes mains sont hideuses ; tout ton corps tremble, et tu es pâle comme la mort.

Lorenzo, se levant.

Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance.

Pierre.

Qui dit cela ? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio !

Il s’approche de son père.

Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable ? ne savez-vous donc pas ce que c’est, sans compter l’histoire de son duel avec Maurice ?

Philippe.

C’est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c’est que j’ai de bonnes raisons pour l’y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu.

Pierre, entre ses dents.

Hum ! des raisons pour recevoir cette canaille ? Je pourrais bien en trouver, un de ces matins, une très bonne aussi pour le faire sauter par les fenêtres. Dites ce que vous voudrez, j’étouffe dans cette chambre de voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils.

Philippe.

Allons, paix ! tu es un écervelé ! Dieu veuille que ton coup de ce soir n’ait pas de mauvaises suites pour nous ! Il faut commencer par te cacher.

Pierre.

Me cacher ! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je ?

Lorenzo, à Thomas.

En sorte que vous l’avez frappé à l’épaule ? Dites-moi donc un peu…

Il l’entraîne dans l’embrasure d’une fenêtre ; tous deux s’entretiennent à voix basse.
Pierre.

Non, mon père, je ne me cacherai pas. L’insulte a été publique, il nous l’a faite au milieu d’une place. Moi, je l’ai assommé au milieu d’une rue, et il me convient demain matin de le raconter à toute la ville. Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur ? Je me promènerais volontiers l’épée nue, et sans en essuyer une goutte de sang.

Philippe.

Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n’es pas blessé, mon enfant ? tu n’as rien reçu dans tout cela ?

Ils sortent.



Scène VI

Au palais du duc.
LE DUC, à demi nu ; TEBALDEO, faisant son portrait ; GIOMO, joue de la guitare.
Giomo, chantant

Quand je mourrai, mon échanson,
Porte mon cœur à ma maîtresse ;
Qu’elle envoie au diable la messe,
La prêtraille et les oraisons.

Les pleurs ne sont que de l’eau claire ;
Dis-lui qu’elle éventre un tonneau ;
Qu’on entonne un chœur sur ma bière ;
J’y répondrai du fond de mon tombeau.

Le Duc.

Je savais bien que j’avais quelque chose à te demander. Dis-moi, Hongrois, que t’avait donc fait ce garçon que je t’ai vu bâtonner tantôt d’une si joyeuse manière ?

Giomo.

Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.

Le Duc.

Pourquoi ? Est-ce qu’il est mort ?

Giomo.

C’est un gamin d’une maison voisine ; tout à l’heure, en passant, il m’a semblé qu’on l’enterrait.

Le Duc.

Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.

Giomo.

Cela vous plaît à dire ; je vous ai vu tuer un homme d’un coup plus d’une fois.

Le Duc.

Tu crois ? J’étais donc gris ? Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups sont mortels. Qu’as-tu donc, petit ? est-ce que la main te tremble ? tu louches terriblement.

Tebaldeo.

Rien, monseigneur, plaise à Votre Altesse.

Entre Lorenzo.
Lorenzo.

Cela avance-t-il ? Êtes-vous content de mon protégé ?

Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa.

Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon ! Mais cela doit être bien chaud.

Le Duc.

En vérité, si elle me gênait, je n’en porterais pas. Mais c’est du fil d’acier ; la lime la plus aiguë n’en pourrait ronger une maille, et en même temps c’est léger comme de la soie. Il n’y a peut-être pas la pareille dans toute l’Europe ; aussi je ne la quitte guère ; jamais, pour mieux dire.

Lorenzo.

C’est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l’épreuve du stylet ?

Le Duc.

Assurément.

Lorenzo.

Au fait, j’y réfléchis à présent ; vous la portez toujours sous votre pourpoint. L’autre jour, à la chasse, j’étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à bras-le-corps, je la sentais très bien. C’est une prudente habitude.

Le Duc.

Ce n’est pas que je me défie de personne ; comme tu dis, c’est une habitude, — pure habitude de soldat.

Lorenzo.

Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants ! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu ? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait ; vous avez eu tort de la quitter.

Le Duc.

C’est le peintre qui l’a voulu ; cela vaut toujours mieux, d’ailleurs, de poser le col découvert : regarde les antiques.

Lorenzo.

Où diable est ma guitare ? Il faut que je fasse un second dessus à Giomo.

Il sort.
Tebaldeo.

Altesse, je n’en ferai pas davantage aujourd’hui.

Giomo, à la fenêtre.

Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin : ce n’est pas là, il me semble, qu’il devrait chercher sa guitare.

Le Duc.

Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles ?

Giomo.

Je ne la trouve pas ; j’ai beau chercher : elle s’est envolée.

Le Duc.

Renzino la tenait il n’y a pas cinq minutes ; il l’aura jetée dans un coin en s’en allant, selon sa louable coutume de paresseux.

Giomo.

Cela est incroyable ; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.

Le Duc.

Allons, tu rêves ! cela est impossible.

Giomo.

Voyez vous-même, Altesse ; la chambre n’est pas si grande !

Le Duc.

Renzo la tenait là, sur ce sofa.

Rentre Lorenzo.

Qu’as-tu donc fait de ma cotte ? nous ne pouvons plus la trouver.

Lorenzo.

Je l’ai remise où elle était. Attendez ; non, je l’ai posée sur ce fauteuil ; non, c’était sur le lit. Je n’en sais rien ; mais j’ai trouvé ma guitare.

Il chante en s’accompagnant.

Bonjour, madame l’abbesse…

Giomo.

Dans le puits du jardin, apparemment ? car vous étiez penché dessus tout à l’heure d’un air tout à fait absorbé.

Lorenzo.

Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n’ai pas d’autre occupation.

Il continue à jouer.

Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur.

Le Duc.

Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue ! Je crois que je ne l’ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n’est pour me coucher.

Lorenzo.

Laissez donc, laissez donc. N’allez-vous pas faire un valet de chambre d’un fils de pape ? Vos gens la trouveront.

Le Duc.

Que le diable t’emporte ! c’est toi qui l’as égarée.

Lorenzo.

Si j’étais duc de Florence, je m’inquiéterais d’autre chose que de mes cottes. À propos, j’ai parlé de vous à ma chère tante. Tout est au mieux ; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à l’oreille.

Giomo, bas au duc.

Cela est singulier, au moins ; la cotte de mailles est enlevée.

Le Duc.

On la retrouvera.

Il s’assoit à côté de Lorenzo.
Giomo, à part.

Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n’est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m’ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! un Lorenzaccio ! La cotte est sous quelque fauteuil.



Scène VII

Devant le palais.
Entre SALVIATI, couvert de sang et boitant ; deux hommes le soutiennent.
Salviati, criant.

Alexandre de Médicis ! ouvre ta fenêtre, et regarde un peu comme on traite tes serviteurs.

Le Duc, à la fenêtre.

Qui est là dans la boue ? Qui se traîne aux murailles de mon palais avec ces cris épouvantables !

Salviati.

Les Strozzi m’ont assassiné ; je vais mourir à ta porte.

Le Duc.

Lesquels des Strozzi, et pourquoi ?

Salviati.

Parce que j’ai dit que leur sœur était amoureuse de toi, mon noble duc. Les Strozzi ont trouvé leur sœur insultée parce que j’ai dit que tu lui plaisais ; trois d’entre eux m’ont assassiné. J’ai reconnu Pierre et Thomas ; je ne connais pas le troisième.

Le Duc.

Fais-toi monter ici ; par Hercule ! les meurtriers passeront la nuit en prison, et on les pendra demain matin.

Salviati entre dans le palais.
FIN DE L’ACTE DEUXIÈME.



  1. Le pape Paul III. (Note de l’auteur.)