Lord Jim/Chapitre XXXVIII

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 302-310).


XXXVIII


– « Comme je vous l’ai déjà dit, l’affaire commence avec l’entrée en scène du sieur Brown », ainsi débutait le récit de Marlow. « Vous qui avez roulé dans le Pacifique occidental, vous avez dû entendre parler de cet homme-là. C’était le maître bandit de la côte australienne, non pas qu’on l’y vît souvent, mais parce que ses exploits faisaient le fond de toutes les histoires de brigands que l’on raconte toujours aux nouveaux venus d’Angleterre ; le plus anodin des récits que l’on se répétait sur son compte, de la Baie d’Eden au Cap York, eût suffi à faire pendre un homme, si on l’eût fait au bon endroit. On ne manquait jamais d’ajouter qu’il avait sans doute pour père un baronnet. En tout cas on était certain qu’il avait déserté, aux premiers temps des mines d’or, d’un navire de la métropole, et qu’il était devenu, en quelques années, la terreur de divers groupes d’îles polynésiennes. Il enlevait les indigènes ; il dépouillait, jusqu’au pyjama, un commerçant blanc installé à l’écart, et, la plupart du temps, invitait à un duel au fusil sur la grève, le pauvre diable qu’il venait de voler, proposition qui eût été assez loyale, à sa façon, si le malheureux n’eût été à moitié mort de peur. Boucanier moderne, Brown était, à vrai dire, assez misérable, comme ses plus illustres devanciers ; mais ce qui le distinguait de ses confrères en brigandage, tels que Bully Hayes, le doucereux Pease, ou ce bandit parfumé, cet élégant à favoris de jeune beau, connu sous le nom de Dick la Crotte, c’était, avec l’arrogance de sa piraterie, son véhément mépris pour l’humanité en général et ses victimes en particulier. Les autres n’étaient que des brutes gourmandes et avides, mais Brown paraissait mû par des désirs complexes. Il dépouillait un individu pour l’apparent plaisir de lui témoigner son mépris, et il apportait au meurtre et à la mutilation d’un paisible et inoffensif étranger une application sauvage et haineuse, bien faite pour terroriser les plus téméraires des aventuriers. Aux jours de sa plus grande gloire, il avait armé un trois-mâts, monté par un équipage mêlé de Canaques et de baleiniers déserteurs, et se vantait, je ne sais avec quelle sincérité, d’être financièrement soutenu, en sous-main, par une très respectable maison de marchands de copra. Plus tard, il enleva, disait-on, la femme d’un missionnaire, une très jeune fille de Clapham, qui avait, dans un mouvement d’exaltation, épousé le pauvre pied plat, et qui, tout à coup transplantée en Mélanésie, avait un peu perdu le nord. C’était une lugubre histoire. Malade au moment de son enlèvement, la malheureuse mourut sur le navire. Et le plus singulier de l’histoire, à en croire les racontars, c’est que Brown se laissa aller sur son corps, à une explosion de sombre et violente douleur. C’en fut fait de sa chance, à partir de ce moment. Il perdit son bateau sur des écueils, au large de Malaita, et disparut pendant un temps, comme s’il eût sombré avec le voilier. Puis, un peu plus tard, on entend parler de lui à Nouka-Hiva, où il achète une vieille goélette réformée de la flotte française. À quelles honorables fins il destinait cette emplette je ne saurais le dire, mais il est évident que Hauts Commissaires, consuls, vaisseaux de guerre et contrôle international rendaient les mers du Sud trop chaudes pour des gentilshommes de sa trempe. Il dut évidemment transférer plus loin dans l’ouest la scène de ses opérations, car une année plus tard, il paya d’incroyable audace, mais pour un médiocre profit, dans une affaire tragi-comique de la Baie de Manille, où un gouverneur prévaricateur et un trésorier infidèle jouent le rôle principal ; après cela, il paraît s’être posté, avec sa goélette pourrie, autour des Philippines, et s’être battu contre la mauvaise fortune, jusqu’au jour fixé par le destin, où mêlé à l’histoire de Jim, il devient un complice aveugle des Sombres Puissances.

« Il m’a affirmé que, lorsqu’un patrouilleur espagnol l’arrêta, il s’employait seulement au transport de quelques fusils pour les insurgés. Je ne vois pas très bien alors ce qu’il pouvait faire au large de la côte sud de Mindanao. Je suis convaincu, je vous l’avoue, qu’il rançonnait par terreur les villages indigènes de la côte. L’important, c’est que le patrouilleur, mettant une garde à son bord, le fit marcher avec lui de conserve jusqu’à Zamboanga. Mais en route, pour une raison quelconque, les deux bateaux durent faire escale dans un de ces nouveaux établissements espagnols, – dont on n’a jamais rien fait, en définitive, – où ils ne trouvèrent pas seulement un fonctionnaire civil à terre, mais à l’ancre, dans la petite rade, une bonne grosse goélette de cabotage ; c’est ce bateau, de tout point supérieur au sien, que Brown résolut de voler. De son propre aveu, il traversait une période de déveine. Le monde, qu’il avait, avec un dédain féroce et agressif, pressuré pendant vingt ans, ne lui avait laissé, pour tout avantage matériel, qu’un petit sac de dollars d’argent, si bien caché dans sa cabine, que le diable lui-même ne l’aurait pas flairé. C’était tout, absolument tout. Il était las de son existence, et n’avait pas peur de la mort. Mais cet homme, prêt avec une indifférence amère et goguenarde à risquer sa vie pour un caprice, avait une peur mortelle de la prison. La seule idée d’être enfermé lui donnait des sueurs froides, ébranlait ses nerfs, tournait son sang en eau et lui causait cette sorte d’instinctive horreur, cette épouvante qu’éprouverait un homme superstitieux à la pensée de subir l’étreinte d’un fantôme. C’est ce qui explique que le fonctionnaire civil venu à bord pour faire une enquête préliminaire sur la capture et poursuivre tout le jour des investigations assidues, repartit à terre, à la nuit tombée, emmitouflé dans son manteau, et en prenant bien soin de ne pas laisser sonner dans son sac tout le bien terrestre de Brown. Sur quoi, étant homme de parole, il s’arrangea, le lendemain soir, je crois, à dépêcher le garde-côte vers une mission d’extrême urgence. Ne pouvant détacher un équipage sur sa prise, le commandant du navire se contenta d’emporter avant son départ, toutes les voiles de Brown, jusqu’au dernier petit bout de toile, et eut soin de remorquer ses deux chaloupes à trois milles de là, sur la grève.

« Mais Brown possédait dans son équipage un indigène des Salomon, enlevé de bonne heure à son île natale, et tout dévoué à son capitaine ; c’était le meilleur de la bande. L’individu gagna à la nage le caboteur, ancré à quelque cinq cents mètres de là, emportant le bout d’un câble fait de tous les vêtements disponibles, déchirés et raboutés pour la circonstance. La mer était unie, et la baie sombre « comme une panse de vache », selon l’expression de Brown. Le nageur escalada les pavois avec l’extrémité du câble entre les dents ; l’équipage du caboteur, composé de Tagals, était à terre, et se payait une petite fête dans le village indigène. Les deux hommes de garde restés à bord s’éveillèrent tout à coup et virent le diable. Il avait des yeux de feu et courait sur le pont avec la rapidité de l’éclair. Paralysés par la terreur, ils tombèrent à genoux en se signant, et en marmonnant des prières. Avec un long couteau trouvé dans la cambuse, l’insulaire des Salomon les poignarda l’un après l’autre, sans interrompre leurs oraisons, puis se mit, avec patience, à scier le câble de bastin, qui céda tout à coup bruyamment sous la lame. Il lança alors un appel prudent dans le silence de la baie, et la bande de Brown, qui tendait tout ce temps une oreille attentive en scrutant la nuit, se mit à haler prudemment l’extrémité du câble. Moins de cinq minutes après, les deux goélettes s’accostaient, avec un léger choc et un craquement de vergues.

« Sans perdre un instant, les hommes de Brown passèrent à bord du caboteur en emportant leurs armes à feu et une bonne provision de munitions. Ils étaient seize en tout : deux déserteurs de la flotte anglaise, et un grand maigre, transfuge d’un navire de guerre yankee, une paire de blonds et simples Scandinaves, un mulâtre un peu toqué, un Chinois jovial qui faisait la cuisine, et le reste, racaille sans nom des Mers du Sud. Aucun d’eux ne protesta ; Brown les pliait à sa volonté, et Brown, indifférent à l’échafaud, fuyait devant le spectre d’une prison espagnole. Il ne leur laissa pas le temps de transborder assez de provisions ; la nuit était calme, l’air chargé de rosée, et lorsqu’ils larguèrent les amarres, en mettant à la voile devant une faible brise de terre, nul frisson n’agita la toile humide ; leur vieille goélette parut se détacher doucement du bâtiment volé, et s’évanouit sans bruit dans la nuit, en se confondant avec la masse noire de la côte.

« Ils s’échappèrent. Brown m’a conté en détail leur passage à travers les détroits de Macassar. Ce fut une aventure affreuse et sans merci. À court de vivres et d’eau, ils abordèrent plusieurs navires indigènes pour leur en prendre un peu à chacun. Avec un bâtiment volé, Brown n’osait naturellement relâcher dans aucun port. Il n’avait pas d’argent pour rien acheter, pas de papiers à présenter, et pas de mensonge assez plausible pour espérer se tirer d’affaire. Surpris une nuit à l’ancre, au large de Paulo Laut, un trois-mâts arabe, naviguant sous pavillon hollandais, leur valut un peu de riz sale, un régime de bananes et un baril d’eau ; trois jours de coup de chien brumeux du nord-ouest poussèrent la goélette dans la mer de Java. Les vagues boueuses et jaunâtres aspergeaient cette collection de bandits affamés. Ils aperçurent des paquebots-poste courant sur leur route immuable, croisèrent des bateaux anglais bien pourvus de vivres sous leurs flancs de fer rouillés, et qui, ancrés sur de petits fonds, attendaient un changement de temps ou un renversement de marée ; blanche et coquette sous ses deux mâts sveltes, une canonnière britannique coupa un jour leur route dans le lointain, et une autre fois, une corvette hollandaise, toute noire sous sa lourde mâture, s’avança lentement de leur côté, en fumant dans la brume. Ils passèrent sans qu’on les vît, ou sans qu’on songeât à les regarder, bande de brigands blêmes et émaciés, enragés par la faim et chassés par la peur. L’idée de Brown était de gagner Madagascar, où il espérait, sur des données peut-être fondées, vendre sa goélette à Tamatave, sans subir de questions embarrassantes, ou trouver, à son usage, des papiers plus ou moins truqués. Mais avant d’affronter la longue traversée de l’océan Indien, il lui fallait des vivres, et de l’eau aussi.

« Peut-être avait-il entendu parler de Patusan, ou en avait-il seulement lu par hasard le nom, écrit en petits caractères sur une carte ; il devait s’agir d’un gros village d’État indigène, posté sur un fleuve, d’un établissement sans aucune défense, loin des routes fréquentées de la mer et des postes extrêmes des câbles sous-marins. Il avait déjà travaillé dans des endroits de ce genre, et maintenant il s’agissait d’une absolue nécessité, d’une question de vie ou de mort, ou plutôt de liberté. De liberté ! On était sûr d’y trouver des provisions : bœufs, riz, patates douces. Le triste équipage s’en léchait les babines. On pourrait se procurer une cargaison de marchandises, et qui sait ? faire main basse, peut-être, sur de vraies espèces sonnantes et trébuchantes. On arrive à faire joliment cracher certains de ces chefs et notables de villages. Brown m’affirmait qu’il leur eût rôti les pieds plutôt que de se laisser frustrer de ses espoirs. Je le crois volontiers. Ses hommes en étaient persuadés aussi. Ils ne crièrent pas tout haut leur enthousiasme, car c’était une bande plutôt muette, mais ils se préparèrent avec une ardeur de loups.

« La chance les servit en ce qui a trait au temps. Quelques jours de calme auraient déchaîné d’indicibles horreurs à bord de cette goélette, mais grâce aux brises de terre et de mer, moins d’une semaine après avoir franchi les Détroits de Sunda, le navire mouillait au large de l’estuaire du Batu Kring, à une portée de pistolet du village de pêcheurs.

« Quatorze des aventuriers s’entassèrent dans la chaloupe de la goélette (c’était une vaste embarcation qui avait servi à décharger des cargaisons), et s’engagèrent sur le fleuve, tandis que deux de leurs compagnons restaient à la garde du navire, avec des vivres en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim avant dix jours. Vent et marée aidèrent les rameurs, et au début d’un après-midi, le grand canot blanc poussé par la brise de mer qui gonflait sa guenille de toile, amena dans le bras de Patusan son équipage de quatorze épouvantails assortis, qui fixaient devant eux des regards voraces, et gardaient le doigt sur la détente de leurs vieux fusils. Brown escomptait la surprise et l’épouvante de son arrivée. La chaloupe montait avec le flot ; la redoute du Rajah resta muette ; de part et d’autre du fleuve, les premières maisons semblaient abandonnées ; quelques canots fuyaient très loin sur la rivière. Brown fut surpris de l’importance de la ville. Un profond silence régnait. Au milieu des maisons, le vent tomba ; deux rames servirent à maintenir la chaloupe contre le courant, car Brown pensait s’installer au cœur de la ville, avant que les habitants eussent le temps de songer à la résistance.

« Mais le chef du village de pêcheurs de Batu Kring avait pu envoyer à temps un messager d’alarme. Au moment où la chaloupe arrivait en face de la mosquée (édifice construit par Doramin, avec des bouquets de corail taillé aux pinacles des pignons et des toits), l’espace ouvert devant le bâtiment était plein d’indigènes. Un grand cri monta, suivi d’un vacarme de gongs, tout le long de la rivière. D’un point en amont, deux petites pièces de six en cuivre crachèrent leur mitraille qui effleura la nappe d’eau déserte, en faisant gicler au soleil des jets d’eau étincelants. Devant la mosquée, une foule hurlante se mit à tirer des salves qui fouettaient en travers le courant du fleuve ; sur les deux rives crépitait une fusillade irrégulière, dirigée contre la chaloupe ; les hommes de Brown répondirent par une décharge rapide et désordonnée. Ils avaient rentré leurs rames.

« La marée se renverse très vite sur cette rivière, et à demi cachée par la fumée, au milieu du torrent, la chaloupe se mit à dériver par l’arrière. Sur les deux berges, la fumée s’épaississait aussi, et formait, au-dessous des toits, une ligne étale, comme ces nuages allongés que l’on voit couper un flanc de montagne. Le tumulte des cris de guerre, l’appel vibrant des gongs, le sourd ronflement des tambours, les hurlements de rage, le fracas des salves faisaient un affreux vacarme qui étourdissait Brown ; il n’en restait pas moins pourtant à la barre, et s’exaltait à une frénésie de haine et de fureur contre ces gens qui osaient se défendre. Deux de ses hommes avaient été blessés et il voyait sa retraite coupée au-dessous de la ville par des pirogues sorties de l’enceinte de Tunku Allang. Il en comptait six, bourrées de guerriers. Ainsi traqué, il aperçut l’embouchure du ruisseau que Jim avait sauté à marée basse, et qui était alors plein. Il y guida la chaloupe, fit débarquer ses hommes et s’installa avec eux sur une petite éminence, à quelque neuf cents mètres de la redoute que cette position commandait. Les pentes du monticule étaient dénudées, mais quelques arbres en couronnaient le faîte. Les bandits se mirent à abattre ces arbres pour en faire un parapet, et se trouvèrent assez bien retranchés, avant la tombée du jour : les bateaux du Rajah croisaient pendant ce temps sur le fleuve avec une singulière neutralité. Quand le soleil se coucha, de grands feux de broussailles allumés sur les deux rives et entre la double ligne des maisons, firent saillir en noir relief les toits, les groupes sveltes des palmiers, les bouquets lourds des arbres fruitiers. Brown fit mettre le feu à l’herbe autour de sa position ; un anneau bas de maigres flammes courut rapidement sur le flanc de la colline, en soulevant de lourdes volutes de fumée ; de temps en temps, un buisson sec prenait feu avec un grand bruit clair. L’incendie dégagea toute une bande de terrain pour les coups de la petite troupe ; il expira sur la lisière de la forêt et sur la berge boueuse du ruisseau. Un lopin de jungle luxuriante, allongé dans un creux humide entre le monticule et l’enceinte du Rajah, arrêta les flammes de ce côté-là, avec force pétillements et détonations de tiges de bambou. Le ciel sombre et velouté fourmillait d’étoiles. Sur le sol noirci rampaient des bouffées de fumée paresseuse, qu’une petite brise vint bientôt chasser. Brown s’attendait à une attaque, dès que la marée serait assez haute pour permettre aux pirogues qui lui avaient coupé la retraite de s’engager dans le ruisseau. Il était bien certain, en tout cas, que l’ennemi ferait une tentative pour enlever sa chaloupe ; échouée au pied de la colline, elle formait sur la lueur vague de la vase humide une masse haute et sombre. Mais les bateaux ne firent aucune espèce de démonstration. Par-dessus la palissade et le logis du Rajah, Brown voyait leurs lumières sur le fleuve. Ils paraissaient ancrés au milieu du courant. D’autres lueurs couraient sur l’eau, d’une berge à l’autre. Il y avait aussi des lumières immobiles qui scintillaient, en amont, sur les longs murs des maisons, jusqu’au premier coude du fleuve, et d’autres encore, plus loin, isolées dans l’intérieur des terres. La clarté des grands feux révélait à perte de vue des pâtés de maisons, des toits, des bâtisses noires. C’était une immense colonie. Aplatis derrière les troncs abattus, les quatorze téméraires agresseurs levaient le menton pour considérer l’animation de cette ville, qui paraissait remonter sur des lieues au bord de la rivière, et fourmiller de milliers d’hommes en fureur. Ils ne se parlaient pas. De temps à autre, ils entendaient un grand cri, ou un coup de fusil, tiré quelque part, très loin. Mais autour de leur position, tout n’était que paix, obscurité et silence. Ils auraient pu se croire oubliés comme si l’agitation qui tenait toute la populace éveillée n’eût rien eu à voir avec eux, comme s’ils eussent été déjà morts. »