Lord Jim/Chapitre XXXVII

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 295-302).


XXXVII


– « L’affaire trouve son origine dans le remarquable exploit d’un nommé Brown, qui avait volé, avec le plus entier succès, une goélette espagnole dans une petite baie, près de Zamboanga. Mes renseignements étaient restés incomplets jusqu’au jour où je rencontrai cet individu, mais un singulier hasard me fit tomber sur lui à l’heure précise où il allait rendre au diable son âme arrogante. Il consentit heureusement à parler, et put le faire entre des crises de suffocation ; son corps torturé frémissait de joie maligne à la seule pensée de Jim. Il exultait à l’idée d’avoir « tout de même fini par démolir ce sacré pantin tout raide » ! Le récit de ses exploits lui faisait élargir des prunelles ardentes, et je dus, pour tout savoir, supporter le regard profond de ses yeux féroces, à la rude patte d’oie ; je subis l’épreuve, en songeant à la distance imperceptible qui sépare certaines formes de méchanceté de la folie ; filles d’un égoïsme forcené, exaspéré par la résistance, elles déchirent l’âme et prêtent au corps une force factice. L’histoire révèle aussi des profondeurs insoupçonnées d’astuce chez le misérable Cornélius, dont la haine abjecte et intense, agissant comme une inspiration subtile, lui montra sans erreur le chemin de la vengeance.

– « J’ai bien vu, du premier coup, l’espèce d’idiot que c’était », haletait mon Brown moribond. « Cela un homme ! Tonnerre ! C’était une poupée vide ! Comme s’il n’eût pas pu dire tout de suite : – « À bas les pattes ! Défense de toucher à mes rapines ! » Le maudit ! Voilà qui eût été agir en homme ! Au diable son âme supérieure ! Il me tenait, mais il n’y avait pas assez de démon dans son cœur pour en finir avec moi. Ah bah ! Un être pareil, me laisser filer, comme si je n’avais pas valu un coup de pied !… » Brown cherchait désespérément son souffle. « … Bandit !… Me laisser filer… ! Alors, c’est moi qui ai fini par avoir sa peau !… » Il suffoqua de nouveau. « … Je crois bien que je vais crever, mais je mourrai heureux, maintenant… Vous… vous, l’homme dont je ne sais pas le nom, je vous donnerais volontiers un billet de cinq livres, si j’en possédais un, pour les nouvelles que vous m’apportez… Ou je ne m’appelle pas Brown… » ; il eut un ricanement atroce : « … Gentleman Brown !… »

« Il coupait ses paroles d’inspirations profondes et fixait sur moi le regard dévorant de ses yeux jaunes, enfoncés dans un long visage brun et ravagé ; il faisait des gestes brefs du bras gauche ; la broussaille d’une barbe poivre et sel tombait presque à sa taille ; une couverture crasseuse et déchirée couvrait ses jambes. Je venais de le découvrir à Bangkok, par l’entremise de ce brouillon de Schomberg, l’hôtelier, qui m’avait, en confidence, indiqué le côté où pousser mes recherches. Il paraît qu’une espèce de vagabond, ivrogne fieffé, un blanc qui vivait dans le quartier indigène avec une Siamoise, s’était tenu pour très honoré d’abriter les derniers jours du fameux « Gentleman Brown ». Pendant que nous causions dans le bouge sordide, où le moribond enlevait, de haute lutte, chacune des ultimes minutes de sa vie, la Siamoise assise dans un coin d’ombre, cachait à demi ses grosses jambes nues et sa large face stupide, en mâchant du bétel d’un air abruti. Elle se levait de temps à autre pour chasser un poulet de la porte, et toute la bicoque tremblait sous ses pas. Un affreux bambin jaune, avec la nudité et le ventre en tonneau d’un petit dieu païen, se tenait au pied du lit, un doigt dans la bouche, perdu dans une contemplation profonde du mourant.

« L’homme parlait avec fièvre, mais parfois, au milieu d’un mot, une invisible main semblait le prendre à la gorge, et il me jetait un muet regard d’angoisse et de doute. Il paraissait craindre que je finisse par me lasser et que je me retirasse, sans lui laisser le temps d’achever son histoire et de crier son exultation. Je crois qu’il mourut dans la nuit, mais à ce moment-là, je n’avais plus rien à apprendre.

« En voilà assez sur Brown pour l’instant.

« Huit mois auparavant, en arrivant à Samarang, j’étais, selon ma coutume, allé voir Stein. Je fus salué avec timidité par un Malais, posté sur la véranda, du côté du jardin, et je me souvins d’avoir vu cet homme à Patusan, dans la maison de Jim, parmi d’autres Bugis, qui venaient le soir rabâcher d’interminables souvenirs de guerre et discuter les affaires publiques. Jim me l’avait désigné comme un respectable et modeste négociant, possesseur d’un petit voilier de haute mer monté par un équipage indigène, et qui s’était fort distingué dans la prise de la redoute. Je ne fus pas trop surpris de le voir là, sachant qu’aucun des négociants de Patusan qui s’aventuraient jusqu’à Samarang, ne manquait de se rendre à la maison de Stein. Je lui rendis son salut et passai. À la porte du cabinet de Stein, je tombai sur un second Malais, en qui je reconnus Tamb’ Itam.

« Je lui demandai tout de suite ce qu’il faisait là ; l’idée me traversa la tête que Jim avait pu venir en visite et j’avoue que cette pensée me causait plaisir et émotion. Mais Tamb’ Itam paraissait ne savoir que répondre. – « Tuan Jim est là ? » demandai-je avec impatience. – « Non », grommela-t-il en laissant un instant tomber sa tête, puis avec une violence soudaine : « Il n’a pas voulu se battre ; il n’a pas voulu se battre », répéta-t-il à deux reprises. Comme il semblait incapable de dire autre chose, je le poussai de côté, et j’entrai.

« Grand et voûté, Stein se tenait au milieu de la pièce, entre les rangées de cases à papillons. – « Ach ! c’est vous, mon ami », fit-il tristement, en me regardant à travers ses lunettes. Un paletot-sac d’alpaga brunâtre tombait déboutonné jusqu’à ses genoux. Il avait un panama sur la tête, et des plis profonds sillonnaient ses joues pâles. – « Qu’y a-t-il donc… ? » demandai-je nerveusement. « Voilà Tamb’ Itam… » – « Venez voir la pauvre fille… Venez voir la pauvre fille… » fit-il, avec un semblant d’énergie. Je voulais le retenir, mais il refusait, avec une douce obstination, de prêter l’oreille à mes questions pressantes. « Elle est ici ; elle est ici ! » répétait-il avec une agitation manifeste. « Ils sont arrivés depuis deux jours ; un vieillard comme moi, un inconnu, sehen sie[17]… ne peut pas faire grand-chose… Par ici… Les jeunes cœurs sont implacables… ! » Je le sentais en proie à une affreuse angoisse. « … La force de vie qu’il y a en eux… ; la cruelle force de vie… ! » Il marmonnait en me guidant à travers la maison ; je le suivais, perdu dans des conjectures sinistres et courroucées. À la porte du salon il me barra la route ; « il l’aimait beaucoup ? » me demanda-t-il, d’un ton interrogateur, et je ne pus répondre que d’un signe de tête, n’osant risquer une parole, tant mon désappointement était amer. « C’est affreux ! » soupira-t-il ; « elle ne me comprend pas. Je ne suis pour elle qu’un vieillard inconnu. Vous peut-être, qu’elle connaît… Parlez-lui ; nous ne pouvons laisser les choses dans cet état. Dites-lui de pardonner. C’était bien terrible ! » – « Sans aucun doute ! » m’écriai-je, exaspéré de rester dans l’ignorance, « mais vous, lui avez-vous pardonné ? » Il me lança un étrange regard. – « Vous allez savoir », fit-il, et ouvrant la porte, il me poussa littéralement dans la pièce.

« Vous connaissez la grande maison de Stein, avec ses deux immenses salons de réception, inhabités et inhabitables, ces pièces nettes, pleines de solitude et de choses brillantes, qui font l’effet de n’avoir jamais été touchées par un regard humain. Il y fait frais par les plus grandes chaleurs, et l’on a, en franchissant le seuil, l’impression de pénétrer dans un souterrain soigneusement astiqué. Je traversai l’un de ces salons, et dans l’autre je vis la jeune femme, assise au bout d’une grande table d’acajou, sur laquelle elle posait la tête, le visage caché dans les bras. Comme une nappe d’eau glacée, le plancher ciré reflétait vaguement sa silhouette. Les stores de jonc étaient baissés, et dans l’étrange pénombre verdâtre filtrée par les frondaisons d’alentour, passaient de lourdes bouffées de vent qui soulevaient les longues draperies des fenêtres et des portes. Sa forme frêle semblait taillée dans la neige, et au-dessus de sa tête, les perles de cristal d’un grand candélabre cliquetaient comme d’étincelantes stalactites de glace. Elle leva les yeux à mon approche. Je me sentais glacé, comme si ces vastes appartements eussent été la froide demeure du désespoir.

« Elle me reconnut sans hésitation, et dès que je me fus arrêté, les yeux baissés sur son visage. – « Il m’a quittée », fit-elle tranquillement. « Vous nous quittez toujours… pour suivre votre chemin. » Son visage était figé, et toute la chaleur vitale semblait s’être réfugiée dans quelque coin inaccessible de sa poitrine… « Il m’aurait été facile de mourir avec lui », poursuivit-elle, en faisant un geste de lassitude, comme si elle eût renoncé à comprendre l’inexplicable. « Il n’a pas voulu… On aurait cru qu’il était aveugle… et pourtant c’est moi qui lui parlais, moi qui me tenais devant ses yeux ; c’est moi qu’il regardait tout le temps ! Ah ! vous êtes durs, fourbes, perfides, impitoyables. Qu’est-ce qui vous rend si méchants ? Ou bien, est-ce que vous seriez fous ? »

« Je pris sa main qui ne répondit pas à mon étreinte, et qui retomba, lorsque je la lâchai. Cette indifférence, plus terrible que les pleurs, les cris et les reproches, semblait défier le temps et les consolations. On sentait que rien de ce que l’on pouvait dire n’atteindrait le centre de cette douleur muette et paralysante.

– « Vous allez tout savoir », m’avait dit Stein, et j’appris tout en effet ; je connus toute l’histoire, écoutant avec stupeur et angoisse le ton d’inflexible accablement de la conteuse. Elle ne pouvait pas comprendre la portée réelle des faits qu’elle racontait, et son ressentiment me remplissait de pitié pour elle… comme pour lui. Je restai rivé à ma place, lorsqu’elle eut achevé. Appuyée sur ses coudes, elle regardait droit devant elle, avec des yeux durs, et le vent qui passait en bouffées continuait à faire sonner les cristaux, dans le demi-jour verdâtre. Elle murmurait tout bas : – « Et pourtant, il me regardait ; il voyait mon visage ; il entendait ma voix et ma peine. Quand je m’asseyais à ses pieds, la joue contre ses genoux, et sa main sur ma tête, le démon de la cruauté et de la folie était déjà en lui et attendait son heure. L’heure est venue… et avant le coucher du soleil il ne me voyait plus ; il était devenu aveugle, sourd et impitoyable, comme vous l’êtes tous. Il n’aura pas de larmes de moi. Jamais ! Jamais ! Pas une larme. Je ne pleurerai pas ! Il m’a quittée, comme si j’avais été pire que la mort. Il s’est enfui, comme un être chassé par une chose maudite, qu’il aurait vue ou entendue dans son sommeil… »

« Ses yeux fixes semblaient se tendre vers la vision d’un homme arraché à ses bras par la force d’un rêve. Elle ne répondit pas à mon salut silencieux. Je m’échappai avec soulagement.

« Je la revis une fois encore, l’après-midi même. En la quittant, j’étais allé à la recherche de Stein, que je ne pus trouver dans la maison ; en proie à des pensées désolantes, je me mis à errer dans les jardins, ces fameux jardins de Stein, où poussent toutes les plantes et tous les arbres des basses régions tropicales. Je suivis le cours canalisé d’un ruisseau, et restai longuement assis sur un banc ombragé, près d’un étang artificiel, où des oiseaux aquatiques aux ailes rognées pataugeaient et plongeaient à grand bruit. Derrière mon dos, les brandes des chênes d’Australie me rappelaient, par leur mouvement léger mais incessant, le sifflement des sapins de chez nous.

« Ce son triste et continu était un accompagnement bien fait pour ma méditation. La jeune femme me disait qu’il avait été arraché par un rêve, et il n’y avait rien à répondre ; une telle transgression paraissait bien impardonnable. Et pourtant, l’humanité même, dans sa course aveugle, n’est-elle pas poussée aussi par ses rêves de grandeur et de puissance, sur la sombre route des excès de cruauté, et des excès de dévotion ? Et qu’est-ce donc, après tout, que la poursuite de la vérité ?

« En me levant pour regagner la maison, j’aperçus, à travers une brèche de verdure, le manteau brun de Stein, et je le rencontrai bientôt, à un détour du chemin, qui se promenait avec la jeune femme. Elle posait sa petite main sur le bras du vieillard, qui, sous le large bord plat du panama, penchait vers elle, avec une déférence apitoyée et chevaleresque, sa tête grise et paternelle. Je m’effaçai, mais ils s’arrêtèrent en face de moi. Stein contemplait le sol à ses pieds ; la jeune femme, droite et légère à son bras, lançait derrière son dos, le regard d’yeux noirs, clairs, immobiles. – « Schrecklich ! » soupira le vieillard ; « c’est terrible ! terrible ! Que peut-on faire ? » Il semblait m’implorer, mais la jeunesse de sa compagne et la longueur des jours suspendus sur sa tête me touchaient le cœur plus que son appel, et soudain, tout en réalisant mon impuissance, je me mis à plaider, pour son soulagement à elle, la cause de mon ami. – « Il faut lui pardonner », conclus-je, et ma voix sans timbre paraissait s’étouffer dans une immensité indifférente et sourde. « Nous avons tous besoin de pardon », ajoutai-je, après un instant de silence.

– « Qu’ai-je donc fait ? » demanda-t-elle, du bout des lèvres.

– « Vous vous êtes toujours méfiée de lui », répondis-je.

– « Il était comme les autres », prononça-t-elle, lentement.

– « Non », protestai-je, « pas comme les autres ! » mais elle poursuivit d’un ton morne, sans émotion apparente :

– « C’était un fourbe. » Et tout à coup, Stein éclata : – « Non ! Non ! Non ! ma pauvre enfant… ! » Il caressait la main passivement posée sur sa manche. « Non ! Non ! Pas fourbe ! Fidèle ! Fidèle ! Fidèle ! » Il s’efforçait de scruter le visage de pierre. « Vous ne comprenez pas ! Ach ! Pourquoi ne comprenez-vous pas ?… Terrible ! » ajouta-t-il, en se tournant vers moi. « Mais un jour, il faudra bien qu’elle comprenne ! »

– « Est-ce vous qui lui expliquerez ? » demandai-je, en le regardant fixement.

« Je les vis s’éloigner : la robe de la jeune femme traînait sur le chemin ; ses cheveux dénoués tombaient dans son dos. Droite et légère, elle marchait à côté du vieillard, dont le long manteau flottant pendait en plis perpendiculaires sur les épaules voûtées, et dont les pieds bougeaient avec lenteur. Ils disparurent derrière ce bosquet (vous vous en souvenez peut-être), où poussent côte à côte seize espèces différentes de bambous, tous reconnaissables pour un œil averti. Pour ma part, je me sentis captivé par la grâce exquise et la beauté de ce bouquet délié, couronné de feuilles pointues et de têtes plumeuses, par la légèreté, la vigueur, le charme net, comme un son de voix, de cette vie paisible et luxuriante. Je me souviens d’être resté longtemps dans la contemplation de ce bosquet, comme on s’attarderait à portée d’un murmure consolateur. Le ciel était d’un gris perle. C’était un de ces jours voilés, si rares sous les tropiques, où vous assaillent des souvenirs d’autres bords et d’autres visages.

« L’après-midi, je rentrai en ville ; j’emmenai avec moi Tamb’ Itam et le Malais dont les deux fugitifs avaient emprunté le voilier, dans l’effarement, l’épouvante et l’horreur du désastre. La secousse paraissait avoir transformé leurs natures, pétrifié la passion de la jeune femme, et rendu presque loquace le taciturne et revêche Tamb’ Itam. Sa morosité s’était muée en une humilité inquiète, comme s’il eût, en un moment suprême, éprouvé la faillite d’un charme puissant. Le négociant Bugi, homme hésitant et timide, m’exposa très clairement le peu qu’il avait à dire. Ils étaient évidemment écrasés tous deux par une sorte d’étonnement profond et inexprimable, par l’approche d’un insondable mystère. »

Là se terminait, avec la signature de Marlow, la lettre proprement dite. Le lecteur privilégié remonta la mèche de sa lampe, et seul au-dessus de la houle des toits de la ville, comme un gardien de phare au-dessus de la mer, il entama la lecturede l’histoire.