Michel Lévy frères, 1865 (pp. 326-343)
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V

DUSSELDORF

Débarqué de la Concordia devant le quai de Dusseldorf, nous nous transbordâmes tout de suite sur le Kœnig, dampfschiff de corpulence respectable, croyant qu’il allait partir à l’instant même ; mais le Kœnig était en chargement, et sur des traîneaux à roulettes arrivaient, de minute en minute, des caisses, des tonnes, des colis de toute sorte ; le pont s’encombrait de la proue à la poupe à ne plus pouvoir y circuler, et toujours de nouvelles marchandises s’empilaient, et les petits wagons allaient du navire à la rive et de la rive au navire, rapportant des balles ficelées, des barriques, des paquets pesants et volumineux. Le bateau, surchargé, s’enfonçait d’une façon inquiétante ; déjà l’eau effleurait la ligne du bordage, et au-dessus de la cabine réservée ou du pavillon (c’est le terme local) où nous nous étions retirés, continuaient les piétinements, les bruits de roulettes, les chocs de coffres interrompant le demi-sommeil fiévreux, plein de cauchemars étranges, qui nous envahissait.

Dans nos ébauches de rêve, nous songions que toutes les marchandises de l’univers entreposées à Dusseldorf se chargeaient sur le Kœnig. Les piles de tonneaux, de jarres, de caisses, s’élevaient à la hauteur du tuyau, qu’elles menaçaient de dépasser ; l’eau écumait sur la vitre des écoutilles hermétiquement fermées, et cependant, d’un funèbre bateau de charbon, éclairé bizarrement par des torches, des hommes noirs, pareils à des diables, jetaient dans la soute ouverte du dampfschiff une provision d’anthracite à faire, sans la renouveler, le voyage de l’autre monde.

De temps en temps, nous montions sur le pont pour secouer notre torpeur, et nous voyions que notre rêve à demi lucide se mélangeait d’une proportion de réalité assez forte ; le chargement allait son train. Pour nous réveiller tout à fait, nous voulûmes allumer un cigare ; mais il était défendu de fumer sur le pont parmi toutes ces denrées inflammables et précieuses. Nous regardions ce remue-ménage avec stupeur, et le souvenir de l’arche de Noé, où certes il n’entra pas tant de choses, nous revenait involontairement. Sur le pont volant, trait d’union du navire au rivage, la procession fantastique des portefaix défilait sans intervalle. Traqué par les matelots et les hommes de peine, nous nous retirâmes dans une étroite cabine, près du tambour des roues, où il était permis d’allumer et de réduire en cendre un havane, et, là, adossé contre la paroi peinte en couleur de bois, sur quelques mots du capitaine à propos des lenteurs de la douane hollandaise, nous retombâmes, à travers notre somnolence, dans une rêvasserie bizarre : il nous semblait que le Kœnig était parti, et qu’après une traversée presque sous-marine pendant laquelle les poissons, avec leurs gros yeux orbiculaires, nous regardaient curieusement à travers les vitres du pavillon, il était arrivé enfin à la frontière de Hollande. Là, des personnages singuliers, qui ne nous étaient pas inconnus, apparaissaient sur le pont ; « ils portaient des chapeaux à trois cornes, des gilets pourpres qui leur tombaient presque sur les cuisses, des culottes en peau de daim, des bas rouges drapés, de lourds souliers avec de grosses boucles d’argent, et de longues vestes avec de larges boutons de nacre. Chacun avait une pipe à la bouche et une petite montre ventrue dans la main droite : une bouffée de fumée, un coup d’œil à la montre ; un coup d’œil à la montre, une bouffée de fumée ; — ils allaient ainsi », pendant que devant eux l’on ouvrait les caisses dont on éparpillait le contenu, et cela durait mille ans, et les gens de Vondervotteitmittis — car c’étaient eux, les méthodiques, les imperturbables, que la fatalité chargeait de visiter le Kœnig, — persistaient, d’un air automatiquement placide, à souffler des bouffées de tabac… Cela durait si longtemps, que les figures des gens de l’équipage se sillonnaient de rides et prenaient, sous leurs cheveux blanchis, l’aspect de la décrépitude à son dernier terme, et la moitié des colis du Kœnig n’était pas encore inspectée !

Dans les cauchemars, il y a un moment où l’horreur portée à son comble pousse le dormeur à faire d’énergiques efforts pour se réveiller. Nous ouvrîmes les yeux brusquement et violemment, fort surpris de ne pas voir autour de nous les personnages du Diable dans le beffroi, ces types du flegme hollandais si bien décalqués, d’après Edgar Poe, par notre ami Charles Baudelaire.

Sans avoir recours, comme Agamemnon et autres héros de l’antiquité, à l’explication d’un onéiromante, nous comprîmes, d’après notre songe, que la douane retiendrait longtemps le Kœnig, et que nous arriverions fort tard le lendemain à Rotterdam, si toutefois nous y arrivions. Aussi, prenant notre sac mêlé aux bagages, nous nous élançâmes sur la voie, résolu à partir par le premier chemin de fer. On nous avait, du reste, fort honnêtement rendu le prix de notre place, et, le Kœnig n’étant guère destiné qu’au transport des marchandises, nous ne pouvions lui reprocher sa lenteur.

Mais une heure du matin venait de sonner, et, à cette heure, Dusseldorf dort d’un sommeil paisible. Nous voilà engagé à travers les rues obscures, longeant les façades éteintes et cherchant quelque hôtel, quelque gasthaus ouvert. Tout en errant au hasard, nous pensions que Dusseldorf était la patrie de Henri Heine, et que peut-être nous passions, sans le savoir, par cette rue Bolker où il vit le jour pour la première fois, et il apprit à écrire avec de la craie sur une porte brune. Nous nous étonnions de ne pas apercevoir à travers l’ombre le fou Aloysius danser sur un pied en psalmodiant les noms des généraux français, et l’ivrogne Gumpertz se vautrer dans le ruisseau en chantant Malbrouck. Tous les détails sur Dusseldorf dont l’auteur des Reisebilder et de l’Intermezzo a semé sa délicieuse fantaisie du Tambour Legrand nous revenaient à la mémoire ; mais, comme ils étaient plus poétiques que topographiques, ils ne nous servaient pas à grand’chose. Enfin nous débouchâmes sur une espèce de place qu’un noir fantôme équestre, l’électeur Johann Wilhelm, à cheval, busqué dans sa cuirasse et coiffé d’une longue perruque de bronze, nous fit reconnaître pour la place du Marché ; ce qui n’avançait pas beaucoup nos affaires. Près de la statue, nous discernâmes un objet de cinq ou six pieds de haut, carré à la base, pointu au sommet, découpant dans la nuit la vague silhouette d’une guérite ; mais, en nous approchant, nous vîmes que la guérite était un soldat prussien dans sa capote grise, et surmonté du casque à paratonnerre : nous avions pris le contenu pour le contenant, le fruit pour l’enveloppe, — voilà tout.

Que pouvait faire à cette heure ce militaire ou plutôt ce vétéran, car il n’avait pas d’armes, en contemplation devant la statue de l’électeur Johann Wilhelm ? Pensait-il aux cuillers d’argent que la noire statue a dans le ventre, et supputait-il le nombre de chopes qu’on pourrait boire avec leur valeur si on parvenait à les séparer du cuivre, comme le petit Henri Heine comptait les tartes aux pommes qu’on se procurerait avec cette vaisselle jetée dans la fonte insuffisante par les enthousiastes bourgeois de Dusseldorf ?

Comme nous sommes un Français ne sachant pas un mot d’allemand, et que le soldat contemplatif était un Allemand ne sachant pas un mot de français, nous dûmes renoncer à satisfaire notre curiosité sur ce point et recourir, pour sortir de notre situation lamentable, à la pantomime, ce langage universel que la composition de quelques ballets nous a rendu familier.

Figurez-vous un feuilletoniste et critique d’art français au pied de la statue équestre de l’électeur Johann Wilhelm, à l’heure où les spectateurs parisiens sortent des représentations à bénéfice et où les spectres des légendes germaniques sortent des tombeaux, exécutant gravement la pantomime suivante devant un vieux soldat prussien, au casque pointu et à la capote grise : « Moi », la main sur la poitrine, « étranger », un geste dans la direction du port, « je cherche », quelques pas à droite et à gauche, « une maison », le doigt replié comme lorsqu’on frappe à une porte, « pour dormir », les yeux fermés, la tête penchée et la joue appuyée contre le dos de la main, « car je suis las », traînement de pieds, bras ballants, air accablé ; « je vous récompenserai », le pouce frôlant l’index un certain nombre de fois, comme pour faire glisser des monnaies.

Lucien Petipa, notre collaborateur chorégraphique, eût été content de nous ; aussi, le vétéran fit une nutation de tête, empoigna notre sac qui commençait à nous peser, et se mit à marcher devant nous de son grand pas militaire, que nous avions quelque peine à suivre. De temps en temps, il s’arrêtait, tirait un cordon de sonnette, donnait de grands coups de poing contre une porte ou contre un volet, et nous attendions ; mais rien ne remuait dans les maisons endormies, et les chiens seuls répondaient du fond des arrière-cours par des aboiements plaintifs.

Quelquefois, une étroite raie de lumière, filtrant à travers les contrevents fermés, nous donnait bon espoir ; mais les portes ne s’ouvraient pas pour cela. On nous prenait pour des ivrognes ou des tapageurs nocturnes.

Enfin un logis se montra plus hospitalier que les autres : après une assez longue station sur le seuil, nous entendîmes, à l’intérieur de la maison, des bruits de pas, des grincements de verrou et des tours de clef de bon augure ; un battant s’entre-bâilla avec précaution : dans l’hiatus se modelait une bonne vieille petite tête ridée et grisonnante, sculptée en casse-noisette de Nuremberg, et dont la lueur d’une lampe tenue haut faisait ressortir par de vives lumières et de fortes ombres la laideur fantastiquement bizarre.

Sur quelques mots de notre guide, l’être singulier nous livra passage, referma soigneusement la porte derrière nous, et nous conduisit, avec une démarche et des regards de somnambule, au dernier étage de la maison, dans une grande chambre à trois lits.

Cet hôtel n’avait pas l’apparence des hôtels ordinaires. On n’y voyait aucune de ces recherches confortables qui caractérisent les grandes auberges allemandes : ni tapis dans les escaliers, ni corridors à perte de vue, ni sonneries électriques ; mais on était frappé par un certain air de modestie, de réserve et de froideur plus facile à comprendre qu’à décrire. Des images de madones dans des cadres de bois noir décoraient les paliers, et notre chambre était ornée d’une suite de gravures représentant les sept sacrements à l’aqua-tinta. Dusseldorf est pourtant une ville protestante, et ces imageries pieuses sont rares dans les villes qui suivent la religion réformée. Cette maison à physionomie monastique devait être une auberge de pèlerins ; car on sait qu’il s’en rend chaque année un grand nombre à Cologne pour honorer les reliques que contiennent ses églises.

Notre gîte assuré, il fallut de nouveau nous livrer à la pantomime, afin de savoir à quelle heure partait le chemin de fer. Nous fîmes le geste de nous lever et de reprendre notre valise en indiquant le nord, puis nous tirâmes dans le vide une ligne horizontale, et soufflant comme un chat en colère, pour imiter les jets de vapeur de la locomotive, nous décrivîmes avec la main des cercles multipliés simulant la rotation des roues. Le vieux militaire comprit ; il compta jusqu’à sept sur ses doigts, se mit à renifler fortement et à tourner son bras avec une grande vitesse. Ensuite, il compta jusqu’à neuf, lança quelques fut ! fut ! moins accentués, traça quelques orbes plus rares, s’arrêtant à diverses reprises et prenant une expression nonchalante. — Rien n’était plus comique que cette scène renouvelée de Thaumaste et de Panurge, se jouant au milieu de la nuit avec un sérieux parfait.

Cela voulait dire : « Il y a un train express à sept heures et un train omnibus à neuf. »

Le vieux domestique à tournure de bedeau nous regardait, inquiet et émerveillé tout à la fois, comme si nous nous fussions livrés à des opérations cabalistiques ; mais le militaire lui traduisit la chose en allemand, ce qui le rassura et le mit en belle humeur.

À six heures, notre guide vint nous reprendre et nous fit traverser Dusseldorf dans toute sa longueur ; car la station du chemin de fer est à l’une des extrémités du lieu. Nous n’avons rien à dire de particulier sur Dusseldorf : c’est une de ces villes propres, régulières, bien bâties, bien pavées, qui ont l’approbation de tous les dictionnaires de géographie. La description qu’en donne Henri Heine suffit : « Dusseldorf est une ville sur le Rhin où vivent seize mille personnes, où se trouvent en outre enterrées quelques centaines de mille autres personnes, et, parmi ces dernières, il en est quelques-unes qui feraient mieux de vivre. »

Quelques habitants commençaient à montrer le nez ; des femmes allaient à l’église ou au temple, car c’était un dimanche, et les voitures roulaient grand train du côté de la station.

L’express ne devait partir que dans une demi-heure. Nous avions le temps de déjeuner dans la salle du buffet, qui était tenu par une femme parlant français. Nous étions fatigué de pantomime, et cette rencontre nous fit plaisir. On nous servit du jambon, des côtelettes et de petits œufs d’un vert pâle, étoilés de mouchetures d’un vert plus foncé. C’étaient des œufs de perdrix, non pas à la coque, ni durs, mais mollets, d’un goût excellent, quoique froids.

L’aspect des pays traversés par le chemin de fer prussien n’a rien de bien pittoresque. Autant que la vue peut s’étendre à droite et à gauche du railway, la terre semble pauvre et maigre. Les stations n’offrent pas cette apparence de coquetterie idyllique qui nous avait charmé de Berne à Bâle, et de Kehl à Heidelberg : ni découpure de bois, ni festons de fleurs ; juste le strict nécessaire pour le service. À ces stations se tenaient un certain nombre de voyageurs attendant l’arrivée ou le départ des trains, et de curieux pour qui voir défiler une suite de wagons est un spectacle récréatif, surtout dans la monotonie du dimanche protestant. Tout ce monde, riche ou pauvre, élégant ou délabré, était en pantalon noir, comme s’il eût obéi à un édit somptuaire ; jamais enterrement ne réunit un tel nombre de pantalons lugubres. La caisse des wagons était vert bouteille, de ce vert triste et mat dont sont peints chez nous les fourgons où les morts voyagent en poste. Ajoutez, pour la gaieté de la chose, les mâts de signaux, zébrés de noir et de blanc, aux couleurs de Prusse, et vous aurez un ensemble assez funèbre, surtout si vous étendez par-dessus tout cela un ciel gris de fer comme l’habit de Kant. La Prusse n’a pas dû produire beaucoup de coloristes, si le reste du pays ressemble à ce que nous avons vu.

Vers Emmerich pourtant, le sol s’améliore un peu : l’on aperçoit des prairies parsemées de quelques bestiaux, des villages, parmi des bouquets d’arbres, qui semblent propres et bien tenus ; le voisinage de la Hollande se fait sentir ; enfin se dresse un mât à flamme rayée de bleu, de blanc et de rouge comme notre drapeau tricolore, mais transversalement : nous sommes en Hollande. Un commissaire nous demande notre passe-port pour la forme, et nous le rend avec courtoisie en nous souhaitant « bon voyage » dans notre langue ; car, à la frontière hollandaise, on recommence à parler français, et nous ne sommes plus obligé de déployer nos talents de mime.

On nous transvase dans des wagons jaune-paille aux formes arrondies et ventrues, ayant une vague coupe de galiote, comme si l’on eût enlevé des canaux les bateaux-poste inutiles pour les poser sur les lignes de chemins de fer. Ces wagons étaient très-confortables du reste, malgré leur apparence de voitures d’eau, et doublés d’un velours d’Utrecht que le voisinage de la ville ainsi nommée permettait de croire authentique.

Au bout de quelques lieues à travers une contrée riche sans doute, mais ne portant pas encore le cachet bien marqué de la Hollande, les maisons s’espacèrent, les arbres disparurent, le gazon devint rare et l’horizon prit un caractère étrange. Nous entrions dans la Campine : on appelle ainsi la lande hollandaise. Ce sont d’immenses plaines, faiblement ondulées par les dunes, du côté de la mer, de ce gris violet dont la bruyère revêt les terres stériles, tachetées çà et là de larges plaques de sable blanc, lacs arides de ce désert, entrecoupées plus loin de mares d’eau croupie remplissant le creux des tourbières, et qui eussent assez rappelé les landes de Bordeaux si un ciel d’une nuance toute différente ne se fût étendu au-dessus de leurs solitudes ; c’était un ciel d’un azur laiteux, presque blanc, opalin, où se déployaient des nuages gris de perle à reflets nacrés, chiffonnés par le vent et formant des plis à cassures lumineuses comme celles du satin. La Campine, grisâtre au premier plan, glacée de tons laqueux dans le lointain, avec sa tonalité sourde, laissait toute sa valeur à l’atmosphère, que pénétrait un soleil caché pourtant et comme voilé par des superpositions de gaze. Bientôt le tableau changea ou, pour mieux dire, l’effet du tableau, car le convoi courait toujours à toute vapeur par la plaine sans fin. Des nuages sombres, s’élargissant de minute en minute, commencèrent à tacher le ciel ; on eût dit que l’aquarelliste de l’infini avait trop chargé son pinceau d’encre de Chine, et qu’il essayait d’affaiblir la maculature en la lavant à grande eau. Une pluie cinglante, presque horizontale, tant le vent de la mer courait impétueusement sur cette campagne désolée, rayait en travers, au lieu de les hacher diagonalement de ses milliers de fils, les fonds d’un gris violâtre ; Rembrandt lui-même, voulant rendre un orage, n’eût pas griffé plus furieusement le vernis d’une de ses planches.

La pluie était trop violente pour durer longtemps ; le ciel s’égoutta et s’essuya ; mais la Campine déroulait toujours ses sombres nappes d’ajoncs, de bruyères et de terrains nus. Il faut rendre cette justice aux Hollandais : toutes les fois qu’une pellicule de terre végétale recouvre cette poudre bonne à remplir des sabliers et à fourbir des chaudrons qui forme le fond de la lande, ils essayent d’y faire mordre une végétation quelconque. Dans plusieurs endroits, ils ont planté des pins. Le pin, qui est cependant un arbre vivant de peu, et même de rien, n’a pas trouvé de quoi se nourrir sur ce sol imprégné de poussière saline : les plantations ont végété misérablement, puis sont mortes ; mais, en pourrissant sur la place, elles produiront quelques lignes de terreau ; — certains endroits moins tourbeux ou moins arides laissent poindre une herbe maigre, mêlée de joncs qu’arrachent quelques moutons noirs.

Mais c’est assez parler de la Campine, abordons la Hollande de Paul Potter, la vraie Hollande. Vous n’exigerez sans doute pas de nous une description bien exacte d’Arnheim et d’Utrecht, traversées ou côtoyées au vol de la locomotive. Van der Keyden, van der Velde, van Meere, vous ont donné une idée suffisante de ces maisons de brique aux toits à escaliers ou à volutes, de ces canaux bordés d’arbres, laissant voir au bout de leur perspective un clocher ou un moulin, de ces barques à la coque goudronnée, au bordage vert pomme, mêlant leurs agrès aux branches et faisant sécher leurs voiles à côté des linges pendus aux fenêtres : vous connaissez cela ; mais nous allons essayer de rendre avec quelque précision la campagne telle qu’on l’aperçoit à droite et à gauche par les fenêtres du wagon ; rien n’est plus charmant et plus singulier à la fois.

Représentez-vous un immense tapis du vert le plus frais, le plus tendre, le plus uni, ras à l’œil comme du velours et découpé par une grecque de canaux se rencontrant à angles droits, et remplis d’une eau brune comme du café faible ou du thé fort. La terre gazonnée est parfaitement de niveau et ne dépasse pas l’eau qui la baigne de l’épaisseur de deux feuilles de carton superposées. La moindre oscillation dans le mouvement de la planète submergerait tout. Chacun de ces carrés, qui semblent faits avec de la laine verte hachée et collée sur une glace comme les gazons des plans de ville, sert de parc à cinq ou six vaches et à trois ou quatre chevaux à la tête busquée, à la longue queue, aux jambes garnies de houppes de poils, qui se dressent et galopent effarés toutes les fois que passe la locomotive entraînant les wagons.

Des ponceaux, fermés de claires-voies, relient entre elles ces îles plates, immenses tapis de billard, entourés de bandes d’eau, où les animaux disséminés représentent assez bien les billes. Parfois une ligne de saules, une rangée d’arbres derrière laquelle glisse une voile de barque, un village avec son clocher, rompent l’uniformité du plan. Tantôt ce sont des maisons moitié planches, dans une touffe de verdure, au milieu d’un jardinet ; tantôt des fermes dont le hangar est coiffé d’un toit mobile s’élevant ou s’abaissant au moyen de perches qui le supportent et le traversent, ou bien quelques-uns des moulins en forme de tourelle à collerette de charpente, popularisés chez nous par Camille Roqueplan.

D’autres fois, une chaussée traverse la prairie : vous croyez que c’est un chemin ; pas du tout, c’est un canal dépassant le niveau des maisons voisines et dessinant au-dessus des toits une silhouette de bateau.

Dans ce paysage tout horizontal, les moindres objets saillants prennent de l’importance et se détachent admirablement ; le lointain consiste en une raie bleue sur laquelle le ciel se pose comme sur la mer, ce qui laisse aux devants toute leur valeur. C’est grand et beau malgré l’absence de tout accident. Des milliers de vaches rompent, comme des touches blondes, le grand ton local vert, et des reflets de lumière font briller çà et là la surface des canaux avec un à-propos qu’un peintre envierait.

À mesure qu’on avance, le réseau d’irrigation se complique, les canaux se multiplient, la terre diminue ; une espèce de mer intérieure vient presque laver le remblai du chemin de fer ; sa vague, qui moutonne sous un vent du nord, est assez âpre. La locomotive siffle et lâche sa vapeur. Nous sommes à Rotterdam.


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