Michel Lévy frères, 1865 (pp. 344-355)
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VI

ROTTERDAM, LA HAYE, SCHEVENINGUE.

Thackeray, l’auteur de la Foire aux vanités et du Livre des snobs, avec lequel nous causions, il y a quelques années, à Londres, nous dit dans le courant de l’entretien une phrase singulière et mémorable : « Oh ! oui, je connais beaucoup l’Espagne, je suis resté une demi-heure à Cadix ! »

Nous prîmes d’abord le mot pour une saillie du spirituel humoriste ; mais, plus tard, en y réfléchissant, la vérité de cette assertion bizarre nous fut démontrée complétement : un œil exercé sait tout de suite les différences des villes et des pays entre eux. Si l’on séjourne, bientôt le regard s’habitue et la sensation s’émousse : vous ne faites pas plus d’attention aux choses que les habitants eux-mêmes.

Donc, nous affirmons connaître, d’après la méthode de Thackeray, Rotterdam, que nous avons simplement traversé en omnibus pour aller de notre point d’arrivée à la station du chemin de fer de la Haye.

Rotterdam est bien le type de la ville hollandaise : bâtie moitié sur terre, moitié sur l’eau. Cependant l’aspect général n’a pas de rapport avec celui de Venise que l’esprit est tenté d’évoquer comme point de comparaison. À Venise, les habitations ont le pied dans le canal même ; l’eau clapote sur les marches des escaliers, et la gondole détachée du poteau bariolé vient vous prendre au bas des degrés au sortir de votre chambre. En Hollande, le canal est partout bordé d’un trottoir et souvent ombragé de grands arbres ; il y a des rues où circulent des voitures, tandis qu’à Venise des ruelles étroites, qui ne sauraient admettre même un cheval, relient seules, au moyen d’innombrables ponts, les quartiers de la ville. Chaque maison a une face sur le canal et une face sur la ruelle, une porte d’eau et une porte de terre, disposition qui constitue une physionomie toute particulière qu’on ne retrouve pas à Rotterdam.

Nous longions un canal couvert de grandes barques, stagnant entre deux allées d’arbres, encaissé de larges quais sur lesquels roulaient des voitures, des calèches, des tilburys traînés par de rapides trotteurs. De chaque côté s’élevaient des maisons de brique rouge surmontées de pignons à volutes, dont les fenêtres et les portes se détachaient, encadrées de blanc, avec une propreté toute hollandaise ; quelquefois, une coupure de rue, interrompant la ligne du quai, nous permettait de plonger du regard dans l’intérieur de la ville, de saisir quelque profil d’édifice, quelque fuite de perspective bleuâtre. Au bout du canal se dressait la tour d’un moulin à épuisement, dont les ailes au repos ressemblaient, avec leurs nervures noires, à des ailes de libellule grossies plusieurs milliers de fois par le microscope solaire ; un autre canal s’embranchait sur celui que nous venions de quitter, également encombré de koffs, de galiotes, de pinasses dont les mâts de sapin grattés à vif avaient une nuance saumon à réjouir Isabey. Des magasins, des chantiers de construction laissant passer au-dessus de leurs murs des carcasses de navire pareilles à des squelettes de cachalots ; des jardins fermés de planches goudronnées ou peintes en noir, clouées horizontalement comme des bordages de bateaux, défilaient devant nos yeux avec mille petits détails caractéristiques ; au-dessus des arbres flottait parfois la banderole d’un vaisseau ; un mât d’artimon éborgnait une fenêtre, une voiture se croisait avec une barque.

Et la population ? nous direz-vous ; et les figures du tableau ? Attendez, le malheureux écrivain n’a pas les ressources du peintre, dont la toile s’embrasse d’un seul coup d’œil ; il ne peut présenter les objets que successivement, et phrase à phrase. Les Hollandais sont d’assez grande taille ; ils ont des physionomies avenantes, et leur costume ne diffère en rien du nôtre. Les femmes, au teint blanc et reposé, rappellent les types chers à Gérard Dow, et font penser à ces jolies têtes de ménagères que l’on voit dans les musées, encadrées par une fenêtre guirlandée d’une brindille de liseron, d’une grâce si calme, si intime et si douce, qu’elles vous donnent envie de les épouser.

Une sorte de camisole d’indienne lilas, taillée comme les vestes à basquine que portent les Parisiennes par-dessus leur robe, constitue la seule originalité de leur vêtement. Quelquefois sous la mousseline du bonnet scintille un reflet d’or ou d’argent ; mais n’anticipons pas sur les coiffures. — Nous voulons avoir, comme Aristote, sinon notre chapitre, au moins notre paragraphe des chapeaux.

Il est bien entendu que ces détails ne s’appliquent qu’aux femmes du peuple ; la classe aisée suit comme partout la mode anglaise ou française.

L’omnibus nous dépose au débarcadère du chemin de fer qui mène à la Haye, et aussitôt nous voilà de nouveau en route. Vous voyez que l’épithète demoboros (dévorateur de peuples), dont Homère gratifie les chefs grecs, nous convient parfaitement.

L’aspect du pays est le même, à peu près, qu’en arrivant à Rotterdam par Utrecht. Ce sont de grandes plaines vertes, coupées de canaux, constellées de chevaux et de vaches ; mais le vert est moins frais, le jonc pointe, la tourbe affleure, l’eau croupit ; le sol n’a plus la même richesse ni la même fertilité, et cette ligne implacablement horizontale que dentellent à peine, au lointain, quelques silhouettes de fermes, de bouquets d’arbres ou de villages, finit par lasser les yeux. Ce pays absolument plat, nivelé à souhait pour le chemin de fer qui le traverse sans tunnel, sans tranchée, sans remblai, a besoin, pour plaire, de premiers plans accidentés, tels que bondes d’écluse, ponceaux, chaumières, cabarets, moulins, barques, et surtout d’une extrême fraîcheur de ton. La condition d’un ciel d’un gris fin ou d’un azur léger, papelonné de quelques cumulus de nuages blancs, n’est pas moins indispensable, car le ciel occupe en Hollande un immense espace, et la terre ne fait qu’une ligne étroite au bas de ce cadre.

Rien ne semble moins favorable à la peinture, et cependant la Hollande tient une grande place dans l’art, tandis que la Suisse, avec ses glaciers, ses rochers, ses lacs, ses abîmes, ses torrents, ses forêts de pins, ses chalets pittoresques, sa magnifique végétation alpestre, n’a produit que Calame. En Suisse, la nature n’est pas proportionnée à l’homme et l’écrase : on peut faire beaucoup de peu, mais on ne fait rien de tout. En art, l’énorme est irréductible. Ne tentez pas ce qui dépasse l’échelle humaine. Mais laissons là cette métaphysique, et arrivons à la Haye.

La Haye a une physionomie de Versailles aquatique ; on y sent la présence d’une cour à la grandeur des places, à la largeur des rues, à la régularité et à l’élégance des édifices. Des gens moins affairés que ceux de Rotterdam habitent ces maisons riches, calmes et propres qu’assainit un fossé de drainage où verdit souvent la lentille d’eau ; des barques plus rares glissent en silence sur les canaux ou stationnent paresseusement le long des berges ; il y a plus de boutiques et moins de magasins ; on vient dépenser ici la fortune acquise ailleurs. Des ponts en dos d’âne, à montée abrupte, à descente rapide, que les voitures escaladent au galop, enjambent le canal toutes les fois que la rue le rencontre et se présentent bien au bout des perspectives. À chaque pas, l’on découvre un motif d’aquarelle pour William Wyld, Cattermole ou Callow : une barque séchant sa voile, une allée d’arbres se mirant dans l’eau brune, un clocher ou un moulin entrevu à travers une coupure dans les maisons. Mais, avant de pousser plus loin nos courses et nos descriptions, il ne serait peut-être pas mauvais de descendre à quelque hôtel pour vaquer à ce que Rabelais appelle plaisamment la réparation de dessous le nez : certes, nous sommes sobre ; nous avons appris la frugalité en Espagne, en Afrique et en Grèce, un dé à coudre plein de chocolat, une cuillerée de couscoussou, une poignée d’olives noires nous suffisent… avec quelques cigares ; mais n’oubliez pas que, depuis les œufs de perdrix consommés à Dusseldorf, nous n’avons rien pris que la fumée, et pardonnez-nous de vous conduire à la table d’hôte de l’hôtel Bellevue, sur la place du Parc.

La saison des voyages n’était pas encore commencée, et il n’y avait que trois ou quatre convives dans la salle à manger de l’hôtel, tapissée d’un superbe papier représentant diverses scènes tirées des Incas de Marmontel. Tout en dévorant, nous regardions le temple et les vierges du soleil, les grandes feuilles vert-pomme des lataniers, des talipots et autres végétations exotiques ; le conquérant du Pérou en costume troubadour sur son cheval blanc, dans une attitude qui rappelait celle du Henri IV de Gérard ; les Indiens à peau couleur de brique se livrant à la pêche, à la chasse et à la cueillette des fruits ; et, la mémoire nous revenant, nous reconnûmes tour à tour, sous leurs coiffures et leurs pagnes de plumes, Cora, Amazili et Telasco dessinés dans un style d’Académie, et pas plus mal que bien des figures de paysages historiques.

Ce témoignage enfoui à la Haye d’une vogue tombée en désuétude depuis longtemps nous fit songer à l’instabilité des fortunes littéraires ; peu de livres, malgré les railleries qu’on a pu en faire, ont été plus souvent imprimés que les Incas. Cette épopée en prose, dont tout le monde se moque sans l’avoir lue peut-être, a joui d’une grande popularité, et tel auteur célèbre aujourd’hui se moque de Marmontel, qui n’obtiendra jamais l’apothéose du papier peint, l’illustration de la salle à manger.

Vous avez sans doute oublié que cette course effrénée à travers les pays, les villes et les hommes dont nous retraçons l’itinéraire avait pour but de voir une exposition de l’industrie à la Haye. Tel était le motif plausible, honnête et modéré que nous avions donné à notre naïve envie d’être dans un autre endroit que celui où nous écrivons ces lignes.

Puisque tel était le prétexte de notre voyage, nous allâmes donc tout de suite, après dîner, à l’Exposition de l’industrie : c’était sur la place même ; figurez-vous une sorte de temple grec hexastyle, avec grosses colonnes blanches et fronton triangulaire, une de ces façades de bon goût qui peuvent servir également à une église, à une bourse, à un tribunal, à un théâtre, à une salle de concert, à un musée, et même à une Exposition de l’industrie. Mais à peine quelques ballots étaient-ils arrivés, malgré l’activité des promoteurs de cette solennité, qui n’avait pas l’air d’émouvoir beaucoup le flegme hollandais ; l’ouverture de l’Exposition, promise pour le 23 ou le 24, devait être reculée d’un mois ou deux, pour donner le temps de se mettre en mesure à des industriels trop pénétrés du précepte de Boileau : « Hâtez-vous lentement. »

Notre conscience rassurée à cet endroit, notre domestique de place nous suggéra l’ingénieuse idée d’aller à Scheveningue, la promenade favorite de la Haye ; c’était précisément jour de fête, occasion excellente pour un voyageur pressé ; car les fêtes, comme les foires et les marchés, réunissent forcément au même lieu une foule de types et de costumes qu’on serait obligé de chercher çà et là avec la chance de ne pas les rencontrer.

On va de la Haye à Scheveningue par une longue avenue d’arbres bordée de maisons de plaisance, de brasseries, de cabarets, de boutiques de confiseurs et de petits objets confectionnés avec des coquillages. À chaque instant passaient de grands omnibus à trois chevaux menés très-vite, des calèches, des berlines, et d’autres voitures particulières ou de louage d’une carrosserie confortable, mais un peu lugubre, n’évitant pas assez la forme et la couleur des corbillards ; des cavaliers, en assez grand nombre, excitaient leurs montures et piaffaient à travers la foule ; c’était en petit l’effet des Champs-Élysées à sept heures du soir. Sur la chaussée marchaient les paysannes endimanchées, en robe étroite, à taille sous les bras, le jupon partant du dos, mais couronnées, depuis l’aïeule jusqu’à la fillette de sept ou huit ans, de ce demi-casque d’argent, coiffure digne d’une impératrice byzantine, qui enveloppe la nuque, contient le chignon, laisse le sommet de la tête découvert, et vient presser les tempes et le front de ses oreillettes arrondies ; de chaque côté, à la hauteur de l’œil à peu près, scintillent des spirales d’or semblables à des vrilles de volubilis, des étoiles, des rosaces, ou des carrés d’orfévrerie taillés en miroir ; une zone de mousseline ou de gaze cachant la racine des cheveux comme un bandeau de religieuse, complète la coiffure et laisse transparaître le métal poli du casque. C’est charmant, d’une originalité et d’un caprice exquis. Nous n’avons pas besoin de vous dire que les femmes comme il faut et les bourgeoises sont en chapeau comme chez nous. Pour les femmes, le beau n’existe pas ; il n’y a que la mode, et encore ce qui doit faire conserver aux paysannes cette délicieuse coiffure, c’est que, par bonheur, elle est chère ; y renoncer pourrait sembler plutôt un aveu de pauvreté qu’une preuve de goût.

On gravit une espèce de dune surmontée d’un casino, et la plage de Scheveningue se déroule à vos pieds avec son sable blanc comme du sel ou du grès en poudre, tamisé fin par le vent et la mer. Des bateaux de pêche échoués, à coque bitumineuse, à bordage noir, semblent poser là pour des peintres de marine, et s’arranger au premier plan en repoussoirs.

En ce moment, la mer du Nord tracassait ses vagues grises, ourlées d’écume, sous un ciel presque blanc. On eût dit un tableau de van de Velde, sans cadre, si un vent glacial venant tout droit du pôle ne vous eût averti que vous étiez en plein air et non dans un musée. Cependant une musique militaire exécutait des valses et des polkas. Des gens accoudés à des tables fumaient ou prenaient des rafraîchissements, par cette température arctique, comme s’il eût fait une chaleur tropicale. De jeunes filles, en robes de printemps, se promenaient sur l’esplanade, éclatant de rire au nez de notre paletot à longs poils.

Quand nous fûmes suffisamment transi, nous regagnâmes l’hôtel Bellevue en claquant des dents, et ainsi finit notre cinquième journée.


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