Michel Lévy frères, 1865 (pp. 312-326)
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IV

LE RHIN

Quelle charmante manière de voyager que la navigation fluviale ! le bateau à vapeur file comme la flèche, sans tangage ni roulis, entre deux rives assez rapprochées pour que vous en discerniez les détails. Vous pouvez vous asseoir, vous promener, descendre dans la cabine, remonter sur le pont, vous transporter de la poupe à la proue, fumer, lire, rêver, vous mêler aux groupes dont le costume ou la conversation vous intéresse. Vous marchez vous-même sur un plancher qui marche, et vous n’êtes pas réduit comme dans les autres modes de locomotion, voiture, diligence ou chemin de fer, à l’état inerte de colis. Vous avez tous les agréments et tout le confort du vaisseau, moins les indéfinissables angoisses et les avilissantes nausées du mal de mer. Nulle gêne, nulle souffrance, nulle fatigue. C’est le loisir occupé, le repos moins l’ennui. Lorsque le temps daigne ne pas être trop hostile, que les nuées ne vident pas leurs outres de pluie, que le soleil illumine à propos le décor, et que le vent ne vous jette pas à la figure l’écume du fleuve, rien n’est plus amusant qu’une journée passée ainsi.

Il faisait ce jour-là « une jolie température », suivant l’expression favorite des philistins. Quelques légers bancs de nuages flottaient dans la sérénité du matin, et les rivages se dessinaient sous un rayon de lumière favorable. Le Rhin s’étalait largement entre des berges peu élevées contre lesquelles moutonnaient de longues vagues produites par le sillage du bateau à vapeur, qui faisait danser les petites embarcations. — Il y avait encore peu de monde sur le Dampfschiff, mais chaque fois que l’on passait devant une petite ville ou un bourg, la Concordia, opérant une évolution sur elle-même, se rapprochant de l’estacade, ou, brassant l’eau à rebours, se laissait rejoindre par des barques chargées de voyageurs et de paquets.

La navigation du Rhin n’est pas autrement dangereuse, mais elle exige de l’attention ; le lit du fleuve change souvent de niveau, quelquefois il se hérisse de roches où une coque pourrait se découdre, et s’obstrue de bas-fonds sur lesquels on s’engraverait : aussi une inscription trilingue, comme celle de Rosette, enjoint-elle en allemand, en anglais et en français, de ne pas parler au pilote, qui ne quitte pas une minute la roue du gouvernail, imprimant à propos de légères déviations au docile pyroscaphe.

D’escale en escale, le pont se peuplait : il y montait des mères de famille allemandes, suivies de deux ou trois fillettes et d’une Gretchen naïve, n’ayant pas l’air dame de la femme de chambre anglaise, encore moins l’air soubrette de la femme de chambre française, mais rappelant le type de Marguerite dans les illustrations de Reschz ; des groupes d’étudiants coiffés de la petite casquette aux couleurs de leur pays, qui devrait bien remplacer partout l’affreux chapeau moderne ; des instrumentistes se rendant à quelque ville d’eaux et portant sous le bras des cuivres que leur fourreau de percaline verte faisait ressembler à des boas empaillés ; des Anglais exacts de tenue, comme au bal ; des Russes parlant toutes les langues, et que, sans cette faculté polyglotte, on eût pris pour des Parisiens.

Parmi ces Russes se trouvait une femme dont la toilette irréprochable de modernité contrastait bizarrement avec la figure aux pommettes arrondies, aux yeux légèrement bridés, aux lèvres un peu épaisses, aux chairs blanches et comme figées, d’un pur type tatar ou mongol.

Pour que les latitudes les plus opposées eussent leurs représentants, une barque apporta deux nouveaux voyageurs, le mari et la femme sans doute, venant de l’Amérique du Sud, et offrant ce même désaccord de type et de costume. Figurez-vous la Petra Camara et son danseur habillés comme la dernière gravure des modes !

Dans toute cette foule, nous ne vîmes qu’une seule Parisienne, qui était Allemande à la vérité ; mais sa robe, de la bonne faiseuse, signée madame Roger dans ses moindres plis, et ses manières parfaites justifiaient suffisamment notre erreur, reconnue plus tard.

N’oublions pas le garçon du bateau, vêtu d’un habit noir, cravaté de blanc dès l’aurore, qui, dans cette journée, fit au moins douze ou quinze lieues en allées et venues, portant à celui-ci du café, à cet autre du jambon, à un troisième des cigares ou de l’eau-de-vie, et qui, pâlissant de fatigue, mêlait sur sa figure truitée les perles de la transpiration aux taches de rousseur. À la fin du jour, il était livide et ressemblait à ces laquais fantastiques décrits par Achim d’Arnim, et qui se remettent en service après leur mort, parce qu’ils doivent quelque petite chose aux vers.

Comme pour faire contre-poids à cette circulation exagérée, une pauvre vieille dame paralytique, au masque bistré et camard, restait immobile sur sa chaise comme une idole indoue. Ses yeux seuls montraient qu’elle était vivante. Toutes les fois qu’il passait près d’elle, traînant le pied, le fantôme éreinté du domestique blême lui lançait un long regard d’envie : elle était assise !

Le Mein se jette dans le Rhin presque en face de Mainz, que nous appelons Mayence, par suite de ce système absurde de traduction des noms qu’on devrait bien abandonner. — Cependant jambon de Mainz ferait un singulier effet ! — C’est toujours un beau spectacle que la rencontre de deux grands cours d’eau dont l’un absorbe l’autre et l’entraîne à la mer en lui ôtant son nom : — ainsi l’homme débaptise la femme qu’il épouse.

Mainz ou Mayence fait une assez bonne figure sur la rive du Rhin avec ses lignes de remparts denticulés, ses tours à échauguettes, son quai d’hôtels, son dôme gigantesque aux quatre campaniles, à la coupole mitrée, au clocher brodé de sculptures ; ses églises aux nombreuses aiguilles, et la flotte de puissants bateaux à vapeur et d’embarcations de toute sorte amarrés à son quai. — Ce premier plan de navires, de barques, de kopps, entremêlant leurs tuyaux et leurs mâts, produit toujours un bon effet, et l’aquarelliste regrette que le Dampfschiff passe si vite.

Un immense pont de bateaux traversant le Rhin, fort large à cette place, relie les deux rives du fleuve ; en aval du pont, treize moulins, rangés en file, font tourner leurs grandes roues à aubes, comme les bateaux à vapeur, et l’on est étonné de les voir rester immobiles. Il semble qu’ils devraient descendre le Rhin avec vous.

Lorsque le pont, en s’ouvrant, a donné passage au Dampfschiff, on a en face de soi, sur le quai, de grands bâtiments de style Louis XIV, ennuyeusement classiques, dont la couleur, d’un rouge aviné, est désagréable à l’œil ; le gris seul convient aux lignes sobres de cette architecture trop souvent imitée en Allemagne au xviie siècle.

Mainz dépassé, le Rhin se tachète d’îles et se borde de villes et de villages si rapprochés les uns des autres, qu’à peine a-t-on le temps de chercher leurs noms sur la carte. Les rives, plates jusque-là, tendent à s’élever.

À Bingen, situé au confluent de la Nahe, commence le Rhin des burgs et des burgraves, la partie véritablement pittoresque du voyage ; les collines s’escarpent en montagnes, et les rochers presque à pic resserrent le cours du fleuve, qui s’étrangle et devient plus rapide. Au milieu des eaux bouillonnantes, se dresse sur un écueil, le Mausethurm, ou Tour de la Souris, presque en face les ruines d’Ehrenfels, fièrement perchées au sommet de la montagne. Cette entrée est du caractère le plus grandiose. Les hautes pentes de schiste et d’ardoise jettent leurs ombres sur le fleuve profondément encaissé ; on se sent dans un endroit dangereux, dans un lieu sinistre propre aux naufrages et aux tragédies. C’était, en effet, un coupe-gorge de vingt heures de long que toute cette partie du Rhin.

Le ciel s’était couvert ; des amoncellements de nuées opaques rampaient sur ces noires murailles sillonnées, ravinées, s’avançant jusque dans l’eau. Un bateau sombré dont les mâts seuls paraissaient encore, formant des remous d’écume dans le fil du courant, disait que, si les burgraves n’étaient plus à redouter, le fleuve l’était encore ; — du reste, on ne saurait s’imaginer combien sont nombreux ces nids de faucons féodaux ; pas une pointe de roc, pas un escarpement qui ne porte le sien protégeant ou plutôt menaçant un passage, un bourg, une petite ville. Ils sont littéralement les uns sur les autres, presque aussi près dans la réalité que sur la carte. Vus du fleuve, ces bourgs présentaient à peu près le même aspect, et il serait malaisé d’en rendre les différences par la description ; d’ailleurs, le bateau, sous la double impulsion de la vapeur et du courant, file si vite, qu’à peine a-t-on le temps de les apercevoir. Au Schloss-Rhenstein succède le Falkenburg, puis viennent le Sonneck, le Heimburg, le Rhindiebach, Bacharach avec son château de Staleck et sa chapelle de Saint-Werner, tout cela sur la rive gauche du fleuve. Il faut bientôt se retourner. Le Pfalz, une espèce de bastion hérissé d’une foule de clochetons et de tourelles en poivrière, émerge du Rhin à droite, au pied des ruines de Gutenfels. Le Pfalz dépassé, voilà que, sur l’autre bord, se dresse le Schonberg, et qu’on vous signale Oberwesel. Ne regardez plus Oberwesel, vous laisseriez passer sans les voir les Sept-Jeunes-Filles. Diable ! ce serait dommage ! Sont-elles jolies, ces Sept-Jeunes-Filles. Ce sont sept rochers à fleur d’eau sur lesquels ne se peigne aucune ondine, aucune elfe aux cheveux verts. Bon ! voici le Lurleifelsen, dont la roche s’avance comme un promontoire dans le fleuve. La Concordia salue en passant, d’un coup de canon, l’écho célèbre du lieu, qui répond en honnête écho incapable de tromper la confiance des voyageurs et de la compagnie.

On ne comprend pas comment tous ces oiseaux de proie du moyen âge, au bec et aux serres d’acier, pouvaient vivre n’ayant autour de leurs aires qu’un cercle si restreint de rapines ; il devait leur arriver souvent de jeûner sur leurs pics inaccessibles et de danser comme des noix sèches dans leur coquille de fer, tout hauts barons, tout seigneurs du mont et de la plaine qu’ils étaient. Et quels étranges logis ! murs crénelés suivant les anfractuosités de la route, superpositions de tours, donjons, se dressant au milieu de la triple enceinte comme une citadelle dans la forteresse, passages souterrains, salles obscures et voûtées ; on a peine à croire que des êtres humains aient vécu là, guettant par les étroites meurtrières le chariot sur la route, la bateau sur le fleuve. Que de batailles, de surprises, d’escalades, de meurtres ont dû avoir lieu dans ces repaires, habitations de héros brigands !

Quelques-unes de ces ruines sont telles que le temps, la guerre et les ravages de toute sorte les ont faites, c’est-à-dire fort belles, lézardées, ébréchées, effondrées d’une façon sinistre et pittoresque. D’autres sont raccommodées et remises à neuf, et, alors, elles ressemblent à des décors moyen âge de mélodrame. Le morceau moderne fait douter de l’authenticité du reste, et notre compagnon de voyage prétendait que c’étaient de faux burgs, des burgs de carton-pierre, placés là par la compagnie des bateaux à vapeur du Rhin, pour augmenter l’attraction du voyage. Selon lui, il ne devait pas naturellement y avoir autant de burgs que cela sur les rives du fleuve ; ce paradoxe fut entendu et rétorqué comme il le méritait par la dame allemande, qui avait souscrit pour la réparation d’un de ces burgs accusés d’être postiches.

Cependant les passagers de la Concordia commençaient à se regarder d’un air hagard et famélique, et les horreurs du radeau de la Méduse se seraient certainement reproduites si le domestique blême, en habit noir et en cravate blanche, n’eût, avec l’aide de quelques mousses, disposé une longue table sous la tente des premières classes. Pour des affamés, c’est déjà un spectacle attendrissant qu’une assiette où il y aura peut-être quelque chose ; aussi chacun s’était-il placé une heure d’avance. Enfin le souper parut ; des bouteilles de vin de Moselle et de vin du Rhin rendirent la table pareille à un jeu de quilles, et les burgs continuèrent à se montrer sur les deux rives du Rhin sans que personne s’en souciât.

Gamache et Rabelais auraient pris plaisir à voir cette agape pantagruélique de cinquante pieds de long, où Paul Véronèse, le peintre des banquets, eût pu trouver un sujet de tableau.

Ce dîner, qui se prolongeait indéfiniment, justifiait le vers du poëte :


Toujours par quelque bout le festin recommence !

Nous le pensions terminé, lorsqu’un immense plat de veau aux pruneaux le fit reprendre de plus belle. Le domestique pâle, plus mourant que jamais, replaça de ses mains d’ombre, devant les convives surexcités, du vin, de la bière, de l’eau de Seltz, du café, et se retira en chancelant. Depuis le matin, il avait maigri de deux livres comme un jockey entraîné…

Nous avions quitté la table à l’entrée du veau, et nous pûmes voir le Stolzenfels, dont le roi de Prusse a fait un château tout à fait habitable en le restaurant de fond en comble. Nous avons dit notre goût : nous aimons les ruines ruinées, et le burg ne nous plaît que démantelé, croulant, surplombant l’abîme de sa silhouette ébréchée.

En face de Coblence se dresse Ehrenbreitstein, vaste château fort, occupant tout le sommet de la montagne et regardant la Moselle s’épancher dans le Rhin. Coblence a l’aspect de toutes les villes qu’on voit du milieu d’un fleuve : un quai, des lignes de maisons que dépassent les clochers des églises. Les enseignes de ses hôtels semblent avoir conservé, par leurs emblèmes monarchiques, quelque souvenir de l’émigration française.

À partir de Coblence, les montagnes s’aplanissent, et les burgs, manquant de rochers, s’espacent. On en voit encore cependant quelques-uns. Au delà d’Andernach, où se passe la scène de l’Auberge rouge, ce conte de Balzac si palpitant d’intérêt, le burg Reineck, le Rolandseck, le Kœnigswinter, le Godesberg, montrent, au sommet de quelque escarpement, leurs remparts plus ou moins démantelés, trop éloignés pour qu’on puisse saisir aucun détail.

Saluons Bonn en passant, et hâtons-nous d’arriver à Cologne (Cöln en allemand). Aussi bien le jour baisse, et le soleil semble avoir peint pour nous, sûr d’être apprécié en artiste, un de ses plus magnifiques couchers.

Peu de villes font sur le bord du ciel une dentelure plus découpée, plus hérissée, plus tailladée que Cologne. Ses pignons, ses toits, ses tours et son immense fragment de cathédrale inachevée se détachaient ce soir-là en vigueur d’un horizon orangé, et à travers les hautes fenêtres du chœur scintillait le disque rouge du soleil disparu derrière la ville. C’était grandiose, magique et splendide ; l’astre semblait une veilleuse allumée pour la nuit dans la nef gigantesque ; les cloches de toutes les églises sonnaient à pleines volées et répandaient leur harmonie catholique à travers la solennité du soir.

Presque tous nos compagnons de voyage débarquèrent à Cologne, et nous continuâmes pour ainsi dire seuls sur le bateau notre voyage vers Dusseldorf.

Le pont de bateaux franchi, nous longeâmes les piles géantes du pont de pierre et de fonte sur lequel le chemin de fer doit traverser le Rhin. Il était réservé au génie du XIXe siècle d’accomplir ce miracle ; jusqu’à ce jour, ce fleuve orgueilleux, resté vierge, n’avait souffert aucune arche permanente sur son océan vert.

La nuit était venue. Les berges lointaines nageaient entre l’eau et le ciel, semblables à ces minces nuages noirs qui rayent transversalement l’horizon crépusculaire. Quelquefois des rangées de grands arbres se reflétaient si exactement dans le miroir bruni du fleuve, que la vue troublée ne distinguait plus l’image de l’objet. La lune, sur laquelle s’était posé un flocon de nuée pareil à cette chauve-souris qu’Albert Durer fait voler dans le ciel de sa Mélancolie, brillait derrière cette tache sinistre au milieu d’un immense halo, roue d’argent du char de la nuit. Quelques points rouges scintillaient et tremblaient au bout de longues perches courbées au fil de l’eau, où leur réflexion s’allongeait comme des anguilles de feu indiquant les bas-fonds à éviter ; un vent contraire rabattait l’épaisse colonne de fumée du bateau à vapeur, et quelquefois la lune apparaissait à travers les flocons sombres, comme le soleil, aux jours d’éclipse, à travers une vitre noircie.

Tout prenait une apparence effrayante et fantastique. Les autres bateaux filaient près de nous avec des apparences de dragons aux yeux de braise. Comme un navire en détresse, nous tirâmes deux coups de canon. Des lumières se mirent en mouvement au milieu du fleuve, large comme une mer. Un grand obstacle noir que nous distinguions vaguement dans les ténèbres se déplaça pour nous laisser passer : c’était le pont de bateaux qui s’ouvrait. Nous étions à Dusseldorf, où nous devions prendre le bateau de Rotterdam.


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