Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre I

Chap. II.  ►
PARTIE II.

PARTIE II.


CHAPITRE PREMIER.

Cy commence la seconde partie de ce présent livre, laquelle parle du sens et prudence du mareschal de Bouciquaut, et des vaillans et principaux biens faicts que il fit, depuis le temps que il feut gouverneur de Jennes jusques au retour de Syrie. Premièrement parle de l’ancienne coustume qui court en Italie des Guelphes et des Guibelins.

Comme il est notoire et assez sceu par toutes les contrées, comment au pays et en la terre d’Italie court d’ancienneté la diabolique ancienne coustume semée entre eulx par l’ennemy d’enfer, comme mesmement plusieurs d’eulx tiennent. Laquelle chose, comme les veangeances de Dieu soyent merveilleuses, peut-estre que telle persécution leur consent Nostre Seigneur pour cause des horribles peschés qui peuvent estre en aucuns d’eulx, et en certaines contrées. Car comme tesmoigne la saincte Escripture, aulcunes fois, pour le mesfaict d’un seul, sont plusieurs punis. Ceste perverse coustume, de laquelle nul ne sçait proprement la naissance et droict commencement, ne par quelle achoison vint la semence, quoy que plusieurs en dient, est jusques à ceste heure par tout le dict pays tant enracinée et accreue, que toutes les villes et généralement la terre en est empoisonnée et corrompue. Ceste playe et maudisson est une générale destruction par effusion de sang, laquelle est entre eulx, et l’ont continuée depuis si long-temps que du contraire n’est mémoire. Et est telle celle pestilence que ès cités principalement, dont mainte en y a de moult notables, riches et belles, aultant que en pays du monde, si en paix fussent, les hommes y sont divisés et ennemis mortels les uns contre les autres par lignaiges ; et s’appellent les uns Guelphes, et les autres Guibelins, lesquels sans chalenge de terre, d’acquérir seigneurie ne autre chose, ains seulement par dire : « Tu es du lignaigne Guelphe, et je suis du Guibelin ; nos devanciers se hayrent, aussi ferons-nous, » et pour celle cause seulement, et sans sçavoir autre raison sentr’occient et meshaignent chascun jour comme chiens, les fils comme firent leurs pères. Et ainsi d’hoir en hoir continue la meschanceté, ne il n’est justice qui remédier y puisse ; car eulx mesmes qui soustiennent celle coustume ne souffriroient mie que pour celle cause justice y fust faicte pour icelle mortelle haine. Si comme les uns gaignent sur les autres, sont ès cités souvent seigneuries nouvelles. Et de ce sont venus les tyrans d’iceluy pays, eslus à voix de peuple, à volonté, et sans raison, loy ne droict. Car telle coustume ont communément, que quand une des parties gaigne sur l’autre et est la plus forte, adonc crient ceulx qui se voyent au dessus : « Vive tel, vive tel, et meure tel ! » Et lors eslisent l’un d’entre eulx, et occient, s’il ne s’enfuit, cil qui estoit devant. Et quand il advient que l’autre partie regaigne, et a à la fois l’avantaige, autant leur en font ; et à fureur de peuple, dont Dieu nous garde, tout est taillé en pièces. Et par ceste manière se destruisent entre eulx cité contre cité, chastel contre autre, tout en un pays, et voisins contre voisins. Par ceste voye se desfont à présent aultant ou plus que oncques mais firent. Et est dommaige d’iceluy, et grand pitié, qui est un des meilleurs, plus gras et plus riches qui au monde soit, si paix y estoit. Dont il advient souventes fois et est advenu que quand l’une des parties se sent si au bas, que elle voit bien que venger ou soustenir contre l’autre ne se pourroit, ils quièrent et demandent seigneuries estrangères, et les procurent, et à icelles se donnent, en espoir que ils soient soustenus et portés. Mais qu’en advient-il ? Icelles gens inconstans et variables en tels propos, pour bien petit d’achoison, ou quand ils s’ennuyent d’icelle seigneurie, leur fasse ores cil qui sera seigneur tant que il sçaura de bien, ou ceulx qui seront commis de par luy, si ne les tiendra-il jà en paix, ainçois se rebelleront et occiront luy et ses députés s’ils peuvent, et recrieront et esliront un autre de nouvel. Pour laquelle chose, vue ceste générale coustume du pays, sans faillir me semble trop grand folie à celuy ou à ceulx qui prennent d’eulx la seigneurie, quoy qu’ils s’y donnent ou baillent, tant sçaichent promettre d’estre bons et loyaulx, d’en entreprendre le gouvernement, quelques grands seigneurs ou puissans qu’ils soyent, si tousjours entre eulx ne se tiennent les plus forts, tant de gens d’armes comme de bastons. Car soyent certains que ils se rebelleront quand ils pourront ; et ne s’y fie nul ; et qui aultrement le faict, en vain se travaille et déceu s’en trouve. Mais à traire à nostre propos, ainsi par la division d’entre eulx, comme devant est dict, souvent advient que iceulx malheureux sont contraincts d’appeler dominations estrangères pour les gouverner et seigneurier. Or notez, vous qui ce oyez, quelle maudisson, et si oncques jadis eut en Égypte plus diverse playe.