Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXXVI

PARTIE I.

CHAPITRE XXXVI.

Cy devise comment l’empereur de Constantinoble eut paix avez le Basat ; et comment le Tamburlan l’en vengea ; et de la mort de Tamburlan.

En ces entrefaites que l’empereur de Constantinoble estoit hors de son pays et en la queste dessus dicte, et que le seigneur de Chasteaumorant estoit garde de la cité de Constantinoble, advint, comme il pleut à Dieu, lequel ne veult que nul mal demeure impuny, et qui estrangement vange ses amis des torts faicts et griefs que on leur faict, quoy qu’il attende, tout ainsi que jadis il fit des enfans d’Israël que il laissa longuement en la servitude de Pharaon, et au dernier print cruelle vengeance du dict roy Pharaon, et de ses mains délivra son peuple, comme raconte la Bible ; tout ainsi voult-il venger par diverse voye les bons chrétiens qui avoyent esté occis en la bataille, et cruellement destranchés devant le Basat, comme nous avons dict cy devant ; car un grand prince de Tartarie que on nommoit le Tamburlan, comme fléau de Dieu en print la vengeance. Celuy Tamburlan estoit de si hault courage que il avoit intention de conquérir tout le monde, si fortune luy eust voulu aider ; mais il y faillit, car comme dict le commun proverbe : les hommes proposent, et Dieu ordonne. Toutesfois par le très grand travail en armes que il prit (auquel mestier trente ans entiers n’avoit cessé ne reposé en bonne ville, fors tousjours aux champs, à tout si grand ost que c’estoit merveilles, et par si grande ordonnance que toutes les nécessités que il convenoit pour fournir l’ost il menoit avec soy, et de bestes si grande quantité que merveilles estoit, et par si bon ordre qu’il n’y avoit si petite beste qui ne portast sa charge de quelfardeau, mêmes les chèvres et les moutons. Et les merveilles qu’il fit, et les grandes rivières qu’il passa, et comment ses gens estoyent endurcis au travail, ne seroit sinon merveilles raconter ; mais je m’en passe, pour ce qu’il n’affiert à mon propos ; si croy bien que aucunement conviendroit que nos chrétiens, qui tant veulent estre à leur aise, suivissent celle voye s’ils vouloient estre grands conquéreurs), conquist si grand pays en cest espace de temps, comme toute Égypte, et destruisit la cité de Damas, et subjugua toute la Syrie et toutes les terres d’environ, qui moult long pays s’estendent, puis s’en vint descendant sur la Turquie, et assaillit le Basat de guerre. Adonc luy convint par force laisser en paix les chrétiens. Si commencèrent les Tartares forment à démarcher son pays, et à piller et gaster, et luy convint deffendre et faire armée contre eulx. Et lors les chrétiens qui estoient d’aultre part, c’est à sçavoir le seigneur de Chasteaumorant et sa compaignie, luy furent au dos, qui mie ne luy estoyent bons voisins, ains luy portoient souvent de grands dommaiges. Si se continua tant celle guerre, que il fut desconfit en plusieurs batailles, et ses gens morts et pris, et ses forteresses, villes et cités prises et destruites, et ruées par terre, tant que à la parfin ne put plus forçoyer contre luy. Et en une bataille qu’il eut contre le dict Tamburlan fut desconfit, et toute sa gent enfuite et prise. Et fut luy mesme pris et mené en prison, en laquelle mourut de dure mort. Et ainsi, et par ceste voye périt et finit la seigneurie du Basat qui maints maulx avoit faict à la chrestienté, et par ceste manière en fut vengé le comte de Nevers et les nobles François, et aussi l’empereur de Constantinoble que il avoit deshérité. Mais n’eust pas fait meilleure compaignie celuy Tamburlan aux chrestiens que avoit fait le Basat, si longuement eust vescu ; car jà n’eust esté saoul de conquérir terre. Mais Dieu, qui à toutes choses sçait remedier, ne voult mie souffrir que son peuple chrestien fust soubsmis ne subjugué par les ennemis de la vraye foi. Si luy envoya la mort, qui toute chose mondaine trait à fin.