Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXXV

PARTIE I.

CHAPITRE XXXV.

Comment l’empereur vint en France, et comment le mareschal y arriva devant.

L’empereur et le mareschal tant errèrent par mer depuis que ils furent partis de Constantinoble, comme dict est cy-dessus, que ils arrivèrent à Venise. Et là voulut un peu séjourner l’empereur, pour certaines choses qu’il avoit à faire avec les Vénitiens. Si se partit de luy le mareschal pour venir devant en France, pour annoncer sa venue et dire la cause qui luy amenoit. Si ne fina de cheminer tant qu’il fut devers le roy qui à moult grand joye et honneur le receut ; et moult le désiroit veoir. Et aussi luy firent moult grand feste tous nos seigneurs et chevaliers, et escuyers, et toute gent ; car moult bien l’avoit desservy. Si fut après ses bien viengnues une bonne pièce à séjour : car bien estoit temps qu’il print un peu de repos, et qu’il eust aucune joye et esbatement : car de long temps peu en avoit eu, combien que jà estoit si rassis et tant saige que guères ne luy chailloit, fors que des plaisirs que les vertueux prennent en bien faisant. Si estoit tous les jours entre les seigneurs qui luy demandoient et enquerroient des advantures et faicts qui estoyent advenus là où il avoit esté. Et il leur en racontoit, non mie à sa louange, mais à celle de ses compaignons, à qui il donnoit l’honneur de tout ce qui avoit esté faict. Mais en ce croissoit encore plus son los ; car renommée ne se taisoit pas de ses bons faicts, dont bien estoyent informés. Et ainsi alla passant le temps tant que l’empereur arriva à Paris, auquel le roy et tous nos seigneurs les ducs allèrent à l’encontre jusques dehors Paris atout grand route de nobles gens ; et à grand honneur le receurent ; et moult l’honnora le roy comme raison estoit ; car sans faillir moult est l’empereur Karmanoli, prince de grand révérence, bon, prudent et saige, et est pitié dont il est en telle adversité. Et se reposa à Paris, et le roy luy entretint tout son estat et le deffraya de toute despence, tant comme il fut au royaume de France. Et quand il eut assez reposé, il dict bien et saigement au roy, présens nos seigneurs en plein conseil, la cause qui le menoit en France. Si luy fut donnée responce bonne et gracieuse, et de bonne espérance. Et sur ce eut le roy advis avec son conseil, et par plusieurs fois en fut parlé, avant que la chose fust conclue. Toutesfois au dernier, pour le bien de chrestienté, et que tout prince doibt ayder à soustenir l’un l’autre, et par especial contre les mescréans, luy octroya le roy que il luy feroit ayde et secours de douze cent combatans payés pour un an, de laquelle compaignie le mareschal seroit chef et capitaine ; car ce avoit requis de grâce espéciale l’empereur, qui moult en fut joyeulx, et qui avoit maints grands biens dicts et rapportés de luy au roy et au conseil, et comment vaillamment il s’estoit porté au pays. Si remercia le roy de l’aide que il luy avoit octroyée, et partit de Paris : car jà y avoit bonne pièce demeuré. Et voult aller par les aultres princes chrestiens semblablement requérir leur ayde et secours, tant de finance dont il avoit peu, comme de gens pour luy aider à garder, et à reconquérir son pays qui lors tout estoit ès mains des ennemis de la foy, dont grand pitié estoit. Si fut devers le sainct père, qui donna grand pardon à quiconque luy feroit bien ; et alla en Angleterre et vers plusieurs autres roys chrestiens qui tous luy aydèrent, et en ceste queste fut l’espace de près de trois ans.