Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXXII

PARTIE I.

CHAPITRE XXXII.

Des villes et chasteaux que l’empereur, le mareschal et leur compaignie prirent sur Sarrasins.

Quand l’empereur et le mareschal à tout leur ost eurent séjourné à Constantinoble environ six jours, ils en partirent et retournèrent en Turquie. Et allèrent assaillir un bel chastel qui séoit sur la mer Majour, et estoit appelé Rivedroict. Au poinct du jour furent là arrivés. Mais les Sarrasins qui de leur venue avoient esté advisés, et leurs espies avoient sur mer qui tost leur rapportèrent, saillirent tantost en plains champs, et ne leur contredirent pas le descendre : ains se mirent en belle ordonnance devant le chastel pour leur livrer la bataille ; et estoyent bien de six à sept mille Turcs. Et quand ils virent que si grande compaignie de gens estoyent, et en si belle estoffe, ils prirent avec eulx pour croistre leur ost tous les gens qui estoyent en la garnison du dict chastel, excepté une quantité de gens d’armes des meilleurs que ils eussent, qui leur sembla estre suffisante pour le garder pour un jour contre tout le monde ; car tant estoit fort et hault de luy mesme que il estoit de légère garde. Et quand eurent ce fait, tous serrés ensemble et bien sagement ordonnés, ils se reculèrent et tirèrent un peu en sus du chastel, afin que quand nos gens seroient à l’assault au pied du mur, et seroient esparpillés pour combattre le chastel, que ils vinssent si tost sur eulx que ils n’eussent le loisir de eulx assembler ne mettre en ordonnance. Et par la propre manière que ils avoient ordonné, le cuidèrent faire six ou sept fois la journée. Mais le saige mareschal avoit moult bien pourvéu à ceste malice ; car quand il fut à terre avec tous ses gens, est à sçavoir que, l’empereur et les chevaliers de Rhodes, à tout grand compaignie de gens d’armes et d’arbalestriers, fit demeurer arrangés en moult belle bataille devant le chastel, pour garder que les Turcs ne venissent empescher l’assault. Et en ceste bataille demeura la bannière de Nostre-Dame ainsi assise qu’elle debvoit. Et quand il eut fait toute celle ordonnance il alla combattre le chastel, et commença l’assault droict à soleil levant. Une autre malice encore avoient faite les Sarrasins pour empescher le dict assault. Car du costé dont nos gens les debvoient assaillir, ils avoient fait sur les murs et ès faulses brayes, des eschafaults couverts de feurre et de ramille mouillée pour rendre grand fumée ; dont, aussi tost qu’ils virent partir nos gens pour aller vers eulx, ils boutèrent le feu en ces eschafaults ; afin que ils ne pussent approcher pour les grands feux et pour la fumée. Mais tout ce ne leur valut rien : car nonobstant ce, en peu d’heures fut le mareschal à toute sa gent au pied du mur, et tantost fit par force faire deux belles mines ; et tant furent menées icelles mines, malgré tous leurs empeschemens, que le mur fut percé en deux lieux. Et là fut fort combatu : car les Sarrasins fort défendoient le passaige. Si y furent faict moult de belles armes ; et moult s’y esprouvèrent vaillamment nos bons François. Et bien y estoit présent qui bon exemple de bien faire leur donnoit, c’est à sçavoir leur vaillant chevetaine qui mie ne s’y espargnoit, ains y tenoit si bien sa place que nul tant n’y traveilloit. Et plusieurs fois celle journée le mareschal fit dresser ses eschelles, où maints vaillans hommes combatirent main à main par grand force contre ceulx du chastel ; lesquels tant s’efforcèrent de jetter grosses pierres de fais sur les eschelles qu’elles ne purent soutenir la charge, et rompre les convint. Et aussi la grande pesanteur des gens d’armes qui par grand désir de bien faire montoient dessus, les faisoit ployer et rompre.

Quand le mareschal, qui toute la journée ne s’estoit retrait de combattre, et qui tant y avoit fait d’armes que ce n’estoit que merveilles, vit que ses eschelles ne pouvoient durer, tantost et vistement fit faire une grande et forte eschelle de deux antennes de galées ; et jà estoit soleil couchant quand elle fut dressée contre les murs. Celle voult-il garder de trop grand charge ; et par grand diligence luy mesme s’en prenoit garde. Le premier monta sus messire Guichart de la Jaille, qui par long espace combatit vaillamment main à main à ceulx du chastel, qui tant estoient sur luy que ils le désarmèrent de son épée, pour laquelle cause, et non mie par faulte de couraige, le convint abaisser dessous un bon escuyer, qui estoit le premier après luy, qui est nommé Hugues de Tholoigny ; lequel tant vaillamment se combatit que il entra par force le premier dedans le chastel, et le dict messire Guichart après. Et ceulx qui combatirent en la mine, comme dict est, aussi tant firent par force d’armes que ils y entrèrent. En celle mine, avec plusieurs aultres, combatit moult vaillamment le bon escuyer nommé Jean de Ony, duquel j’ay parlé cy devant, tant que par sa force et le hardement de son bon couraige, malgré les ennemis qui toute peine mettoient à l’en garder, fit tant que il entra dedans tout le premier ; et après luy messire Foulques Viguier ; après messire Renauld de Barbasan, et plusieurs autres les suivirent. Si allèrent tantost secourir leurs compaignons qui par l’eschelle estoient montés, et grand besoing en avoient ; car ils n’estoient pas plus de dix ou de douze qui sur le mur se combatoient, et estoit l’eschelle rompue, pour le grand fais et charge des bons vaillans qui par leur grand couraige s’efforçoient de monter sus. Et par celle manière fut le chastel pris, qui tant estoit fort qu’il sembloit imprenable. Si occirent tous les Turcs qui dedans estoient. Et le lendemain, le mareschal fist le chastel raser tout par terre, qui de grand force estoit ; car de l’une des parts la mer y battoit, et de l’autre une grosse rivière qui vient de Turquie, si que on n’y pouvoit venir que par une part. Mais à toute ceste chose ne mirent oncques contredict les Turcs, qui s’estoient mis en bataille comme dict est devant ; car ils virent bien que la force n’eust pas esté de leur costé, ains s’en partirent et laissèrent la place. Et quant tout ce fut fait, nos gens se partirent de là et rentrèrent en leurs galées pour eulx en retourner à Constantinoble, et vindrent à passer devant une bonne ville appellée le Girol, qui sied à l’entrée de la bouque de la mer Majour. Peu avant soleil couchant y arrivèrent ; si y geurent celle nuict. Quand vint au matin le mareschal, qui à autre chose ne pensoit fors à toujours grever les Sarrasins de son pouvoir, fit armer sa compaignie et trompettes sonner pour descendre à terre et la ville assaillir. Quand les Turcs de la ville, qui deux jours devant avoient vu et sceu l’exploict qui avoit esté faict du chaslel de Rive, virent les apprests que on faisoit pour abatre leur ville, ils boutèrent le feu tout en un moment en plus de cent lieux, et tous s’enfuirent ès montaignes qui là sont grandes et haultes. Le feu qui fut fiché par les maisons prit en peu d’heures à monter hault et à tout embraser. Le mareschal qui vit ceste besongne, voult que de là ne se partissent jusques à ce que la ville fust toute arse. Et quand ce fut fait il dit que les Turcs avoyent eulx-mesmes fait une partie de ce que il béoit à faire. Et à tant s’en partirent ; et ainsi comme ils s’en retournoient, nouvelles vindrent à l’empereur que les Turcs estoient arrivés à tout bien vingt vaisseaux au dessus du pas de Naretès. Si faisoient moult de grands dommaiges à ceulx de Constantinoble et à la cité de Père, et comprenoient tout le pays, et se prenoient à tout gaster. Tantost que ces nouvelles furent ouyes, le mareschal ordonna d’aller celle part. Si alla descendre sur eulx en très belle ordonnance ; mais ils ne l’osèrent oncques attendre, ains s’enfuirent ; et nos gens bruslèrent et destruirent tous leurs vaisseaux, et après s’en revindrent à Constantinoble.