Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXXI

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PARTIE I.

CHAPITRE XXXI.

La grand chère et joye que l’empereur fait au mareschal et à sa compaignie, et comment ils allèrent courir tost sus aux Sarrasins.

L’empereur, qui bien avoit sceu la venue du mareschal et de sa belle compaignie, avoit jà fait tout son apprest, et tous ses gens assembler, afin que, aussi tost que il seroit venu, n’y eust que à partir pour courir sus aux Sarrasins. Si ne séjourna pas là moult longuement le mareschal depuis qu’il fut arrivé ; mais n’y avoit esté que quatre jours, quand il fit assembler tous les gens de celle armée en une belle plaine pour les veoir. Et fut trouvé que ils estoyent en nombre de six cent hommes d’armes, six cent varlets armés, et mille hommes de traict, sans l’ost et l’assemblée de l’empereur, où il y avoit grand gent. Là leur ordonna comment il vouloit que ils allassent ; et fit ses chevetains et capitaines, et leur bailla charge de gens selon ce que il sçavoit que ils valoient, et que faire l’office chascun sçavoit en droict soy. Si monta sur mer l’empereur à tout celle compaignie ; et furent leurs vaisseaux par nombre vingt et une galées complies, et trois grandes galées huissières, ès quelles ils menoient six vingt chevaulx, et six que galiotes que brigantins. Si partirent de Constantinoble, et allèrent arriver en Turquie, et descendre par belle ordonnance en un lieu que on dict le pas de Naretès. Si entrèrent au pays de Turquie comme à la montance d’environ deux lieues, et prindrent à destruire, brûler et gaster tout le pays d’environ la marine ; et par tout où ils passèrent, où il y avoit de moult bons villaiges et de beaux manoirs, tous mirent à l’espée les Sarrasins que ils trouvèrent. Et puis quand ils eurent faict ceste course, ils s’en retournèrent et retrairent en Grèce. Et peu de jours après ils repassèrent en Turquie, et allèrent bien deux lieues loing de la marine pour destruire un gros villaige qui sied sur le gouffre de Nicomédie, appelle Diaquis. Mais là trouvèrent grande assemblée de Turcs du pays qui cuidèrent garder le villaige contre nos gens, et tous arrangés se tenoient à pied et à cheval au devant, à telles armures comme ils pouvoient avoir. Mais ce ne leur valut rien ; car en peu d’heures eussent esté tous morts et pris, s’ils ne s’en fussent fuis. Toutesfois ne sceurent si tost fuir que la plus grande partie d’eulx ne fust mise à l’espée. En ce villaige y avoit moult de beaux manoirs et un riche palais qui avoit esté au Basat. Si boutèrent nos gens le feu par tout, et destruirent le villaige et tout le pays à l’environ, puis se boutèrent en leurs galées et allèrent toute nuict. Et le lendemain, quand ils volrent descendre et prendre terre devant une cité appelée Nicomédie, les Sarrasins y cuidèrent mettre empeschement, et leur furent à l’encontre à grand quantité, pour leur chalenger le port ; mais ce ne leur valut rien, car nos gens prirent port malgré leurs dents, et les repoussèrent laidement, et terre gaignèrent sur eulx. Si allèrent nos gens assaillir la ville par manière d’escarmouche ; et mirent le feu aux portes, mais ne peurent les brusler, pour ce que elles estoyent toutes ferrées de lames de fer. Les eschelles furent apportées et dressées contre les murs, qui à merveilles sont forts et beaux, et si hauts que trop courtes furent plus de trois brasses. Si n’y purent rien faire ; mais ils occirent tous les Sarrasins qu’ils purent trouver, et bruslèrent les faulxbourgs, tout le pays et les villaiges d’environ. Puis se retrairent en leur navire et cheminèrent toute nuict, et le matin prirent port au plus près qu’ils purent d’un grand villaige champestre que on nomme le Serrail, qui estoit loing de la marine comme à une grosse lieue. Si s’assemblèrent contre eux tous les Sarrasins du pays, qui leur cuidèrent défendre l’approcher de la ville ; mais n’y peurent contredire. Toute bruslèrent, et la gent occirent qu’ils trouvèrent, et tout le pays d’environ. Mais tandis que ils faisoient cest exploict, les nouvelles s’en allèrent par tout. Si s’assemblèrent moult grand quantité de Sarrasins. Et ainsi comme nos gens s’en retournoient en leurs nefs en moult belle ordonnance, comme bien besoing leur estoit, iceulx Sarrasins les poursuivirent de si près que par plusieurs fois firent retourner l’arrière garde pour cuider combatre à eulx. Car plusieurs fois s’essayèrent de mettre nos gens en désordonnance, et toutesfois ne les osèrent plainement assaillir. Et nos gens ne volrent plus là arrester pour la nuict qui jà s’approchoit. Si rentrèrent en leurs galées, et retournèrent à Constantinoble.