Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXXIII

PARTIE I.

CHAPITRE XXXIII.

Comment, après que l’empereur, avec l’aide du mareschal et des François, eut tout environ soy descombré de Sarrasins, s’en voult venir en France pour demander aide au roy, pour ce que argent et vivres leur failloient ; et comment le mareschal, qui s’en venoit avec luy, laissa en la garde de Constantinoble le seigneur de Chasteaumorant, à tout cent hommes d’armes, bons et esprouvéz, bien garnis de trait.

Ne sçay à quoy plus ma matière esloigneroye pour raconter tous les faits, tous les chasteaux, toutes les villes prises, et toutes les emprises d’armes qui par le mareschal furent accomplies et mises à chef tandis qu’il fut en ce voyage ; car à ennuy pourroit tourner aux lisans de tout conter ? Et pour ce, afin d’eschever toute narration et pour dire en brief, en ce tandis qu’il y fut ne séjourna ne prit aulcun repos qui durast plus de huict jours, que tousjours ne fust sur les ennemis, où il prit tant de chasteaux, de villes et de forteresses, que tout le pays d’environ qui tout estoit occupé de Sarrasins, depescha et desencombra ; et tant de bien y fit que nul ne le sauroit dire. Parquoy l’empereur et tous ses barons, et généralement tous ceulx de Constantinoble et tous les chrestiens l’aimoient et honnoroient. Encores plus de bien leur fit ; car l’empereur Karmanoli qui encores est en vie, estoit adonc et avoit esté par l’espace de huit ans en grand contens contre un sien nepveu appellé Calojani, et s’entremenoient grand guerre. La cause de ce débat estoit, pour ce que le nepveu disoit que il debvoit succéder à l’empire, à cause de son père qui avoit esté aisné frère de l’empereur, qui par sa force s’estoit saisi de l’empire : et l’empereur le débatoit pour autres causes. Si avoit esté celle guerre et contens comme cause de la destruction de Grèce ; et tant estoyent obstinés l’un contre l’autre et fermes en leurs propos, que nul n’y avoit pu mectre paix. Et s’estoit le nepveu allié avec les Turcs, avec lesquels il menoit guerre à son oncle. Entre ces deux, le mareschal, considérant que celle guerre estoit préjudiciable à la chrestienté et mal séante à eulx, prist à traicter paix ; et tant la pourmena que par sa grand prudence les mit en bon accord ; tant que de fait luy mesme alla quérir ce nepveu et sa femme en une ville appellée Salubrie, qui sied sur les frontières de Grèce, et le mena à Constantinoble vers son oncle qui le receut à bonne chère, dont tous les Grecs furent moult joyeux, rendans grâces à Dieu qui le mareschal avoit mené au pays, qui ceste saincte paix avoit faicte, et par qui tant de biens leur estoyent ensuivis. Jà avoit demeuré le mareschal et sa compaignie près d’un an en Grèce ; si peut-on sçavoir que en pays qui tousjours est en guerre, ne peult que cherté de vivres n’y soit. Si n’y avoit plus argent pour payer les gens d’armes, ni vivres pour soustenir cest ost ; et pour ce par contrainte convenoit que le mareschal en partist, dont moult luy pesoit, pour ce que il voyoit bien que, tantost qu’il seroit parti, les Turcs leur vindroient courir sus. Mais sur toute chose en pesoit à l’empereur et aux siens. Si délibérèrent pour le meilleur conseil, que l’empereur s’en viendroit avec luy en France devers le roy derechef luy demander secours, par si que, il renonceroit en sa main l’empire et la cité de Constantinoble, mais qu’il luy plust luy octroyer ayde pour la garder contre les mescréans ; car quant estoit de luy, plus ne la pouvoit défendre contre la puissance des Turcs. Et si le roy de France ne luy aydoit, que il iroit à refuge à tous les autres roys chrestiens. Et fut ordonné que tandis que l’empereur seroit au dict voyage, celuy Calojani qui estoit son nepveu demeureroit à Constantinoble comme empereur à la garde du lieu, jusques à tant que son oncle retourneroit à tout tel secours qu’il pourroit avoir. Mais de ¤celle chose respondit Calojani que il n’en seroit nullement d’accord, si le mareschal ne laissoit de ses gens d’armes avec luy et des gens de trait ; car il sçavoit bien que dès aussi tost que ils seroient partis, le Basat viendroit à toute sa puissance assiéger la ville, l’affamer et la gaster. Le mareschal qui vit bien que voirement estoit en voye de perdiction, s’il n’y avoit aulcune provision, laissa pour la garde de la ville cent hommes d’armes et cent varlets armés, de ses propres gens, et une quantité d’arbalestriers. De laquelle compaignée ordonna chef le seigneur de Chasteaumorant, et les laissa pourvéus et garnis de vivres pour un an, et argent suffisant en main de bons marchans pour les payer chascun mois tout le temps durant. Et en toutes choses donna bon ordre avant qu’il partist. Parquoy, quand les Genevois et les Vénitiens qui là estoyent virent la saige et honnorable provision du mareschal, firent un accord entre eulx : que ils laisseroient huict galées garnies avec ses gens pour la garde de la ville, c’est à sçavoir quatre de Gennes et quatre de Venise. De ceste garnison furent moult reconfortés ceulx de la ville, qui avant estoient comme en désespoir, et n’y sçavoient meilleur conseil que de eulx enfuir devers les Sarrasins, et abandonner la bonne ville de Constantinoble. Et atant se partirent de Constantinople pour venir en France l’empereur et le mareschal qui un an y avoit demeuré.