Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XVIII

Chap. XIX.  ►
PARTIE I.

CHAPITRE XVIII.

Comment messire Bouciquaut fut faict mareschal de France.

Au temps que messire Bouciquaut estoit en Prusse, comme dict est cy devant, trespassa de ce siècle le mareschal de Blainviile. Mais, comme dict la ballade : Qui bien aime n’oublie pas son bon ami pour estre loing ; le bon roy de France, qui aimoit de moult grand amour, et aime encores et tousjours aimera Bouciquaut, comme par plusieurs fois luy avoit démonstré, à celle fois derechef grandement luy monstra. Car nonobstant que, si tost que le mareschal de Blainville fut trespassé, luy fut requis l’office par plusieurs haults et grands seigneurs, et nonobstant que Bouciquaut ne fust mie présent, ains ne l’avoit veu jà avoit près d’un an, ne l’oublia pourtant le bon noble roy ; ains délibéra incontinent que autre ne l’auroit que luy. Et de fait luy manda hastivement que tantost et sans délay il s’en retournast. Si vint si à point le messaiger du roy devers Bouciquaut, que il le trouva que jà il s’en retournoit du susdict voyage de Prusse. Si se hasta pour ces nouvelles encores plus de venir. Et quand il fut approché de France, il sceut que le roy estoit adonc au pays de Touraine. Si tourna celle part, et tant erra que il le trouva en la cité de Tours ; et vint vers luy si à point que il estoit adonc au propre hostel où il mesme estoit né, et où son père en son vivant demeuroit. Devant le roy se mit à genoulx Bouciquaut, et, comme il debvoit, humblement le salua. Quand le roy le vit, ne convient demander s’il luy fit grand chère : car ne cuidez pas que de long temps nul chevalier fust receu du roy à plus grand feste. Si luy dict incontinent le roy : « Bouciquaut, vostre père demeura en cest hostel, et gist en ceste ville, et fustes né en ceste chambre, si comme on nous a dit. Si vous donnons, au propre lieu où vous naquistes, l’office de vostre père ; et pour vous plus honnorer, le jour de Noël qui approche, après la messe, nous vous baillerons le baston, et ferons recevoir de vous le serment comme il est accoustumé. » Bouciquaut, qui estoit encores à genoulx, remercia le roy humblement, comme il debvoit faire. Et quand veint au jour de Noël se leva dès matin messire Bouciquaut et se vestit moult richement. Là estoyent jà venus grand foison de chevaliers et seigneurs ses parens et affins pour lui accompaigner. Et quand temps et heure luy sembla, s’en alla en moult noble appareil à la messe devers le roy. Quand la messe fut chantée, le duc de Bourbon, qui moult l’aimoit, comme celuy que il avoit nourry, et duquel il avoit faict noble et bonne nourriture, le prist et le mena devers le roy, et avec eulx furent plusieurs autres seigneurs et chevaliers qui l’accompaignèrent. Devant le roy se mit à genoulx Bouciquaut, et le roy le receut très joyeusement, et le revestit de l’office de mareschal en lui baillant le baston. Et là estoit le duc de Bourgongne oncle du roy, lequel pour lui faire plus grand honneur voult luy mesme en recevoir le serment ; nonobstant que ce ne soit chose accoustumée que autre le reçoive que le chancelier de France qui mesme là estoit. Là estoit présent messire Olivier de Clisson pour lors connestable de France, et messire Jean de Vienne admiral, et grand foison de baronnie, qui tous dirent que le dict noble office ne pouvoit estre en autre mieulx employé ; et grand joye en eurent, comme de celuy qui le valoit et qui bien l’avoit desservy. Et ainsi fut faict Bouciquaut mareschal de France. Si faict à noter en cest endroict le grand bien de cestuy chevalier, lequel, ainsi qu’il est contenu ès histoires des chevaleureux Romains, quand il advenoit que aulcun d’entre eulx estoit vu et aperceu dès son enfance plus que les autres enfans estre enclin en l’amour et poursuite d’armes, en continuant faits chevaleureux par grande ardeur, tant et si vaillamment que mesmement en jeune âge eust jà faict maintes choses fortes et honnorables, et tousjours continuast de mieulx en mieulx, on présumoit et jugeoit-on par tels signes que tels enfans et jouvenceaux seroient en leur droict âge très vaillans hommes, et pour ce les Romains ne laissoient point pour la grande jeunesse d’iceux à les mettre ès grands offices de la chevalerie, si comme les faire ducs, connestables, et chevetains de très grands osts, nonobstant que l’ordonnance commune ne fust de mettre hommes en tels offices que ils n’eussent à tout le moins accomply trente ans : mais ceulx qu’ils véoient advancés en excellence outre le commun cours de nature, ils les advançoient aussi en honneur outre les autres hommes. Et ce faisoient-ils affin que ils fussent plus avivés et embrasés en l’amour et ardeur des armes de tant comme plus s’y verroient honnorés : comme ils firent de Pompée le très vaillant chevalier, qui tant avoit jà faict de bien en son enfance et jeunesse, que ils le réputèrent digne, dès l’âge de vingt deux ans, d’estre consul de Rome, qui estoit office comme-nous dirions duc et connestable de la chevalerie. À cest exemple, comme il me semble, fut faict le noble jouvencel Bouciquaut, lequel tant avoit jà faict de bien par longue continuation dès son enfance, tousjours multipliant en vertu et biens faicts, que il fut réputé digne d’estre mis en si noble office comme de mareschal de France, dès l’âge de vingt cinq ans qu’il avoit sans plus accomplis lorsque le roy le revestit du dict office. Mais vrayement, nonobstant ce jeune âge ne descheut pas en luy l’honneur de si noble estat. Car sa grand bonté, vaillance et vertu, excéda, passa et vainquit tous les mouvemens et inclinations de folle jeunesse. En telle manière qu’il estoit plus mûr en vertu et mœurs dès l’âge de vingt ans que plusieurs ne sont à cinquante. En laquelle grâce et mûreté a tousjours persévéré et parsévère multipliant en bien, si comme il appert par ses faicts, lesquels en continuant nostre matière seront déclarés cy après.