Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XVII

◄  Chap. XVI.
PARTIE I.

CHAPITRE XVII.

Comment messire Bouciquaut alla la troisième fois en Prusse, et comment il voult venger la mort de messire Guillaume de Duglas,

Ne demeura mie longuement après l’achèvement de la susdicte entreprise, que le duc de Bourbon entreprist le voyage pour aller sur les Sarrasins en Barbarie, à moult grande armée. D’icelle allée eut moult grande joye Bouciquaut ; car ne cuida mie que ce dust estre sans luy. Mais quand il en demanda congé au roy, il ne le voult nullement laisser aller ; dont moult grandement pesa à Bouciquaut ; et tel desplaisir en eut que il ne se voult tenir en cour, pour chose que le roy luy dist. Si fit tant à toutes fins que il eut congé d’aller derechef en Prusse. Si partit après le congé le plus tost qu’il peut, de peur que le roy ne se r’advisast et ne le laissast aller : mais quand il fut par de là, il trouva qu’il n’y avoit point de guerre. Si délibéra de demeurer au pays toute celle saison pour attendre la guerre. Et tandis qu’il estoit là, jà y avoit si longuement attendu, que son frère messire Geffroy, lequel on a nommé le jeune Bouciquaut, qui estoit retourné de Barbarie avec le duc de Bourbon, auquel voyage avoit esté plus de huict mois, le vint là trouver.

Si s’entrefirent les deux frères moult grande joye ; et ainsi comme messire Bouciquaut et son frère attendoient temps et saison que la dicte guerre se fist, luy vint messaige de par le roy, qui luy mandoit qu’il avoit en propos de faire certain voyage, si vouloit qu’il fust avec luy, et pour ce luy mandoit expressément, que tantost et sans délay s’en retournast vers luy. Ces nouvelles ouyes, Bouciquaut, qui désobéir n’osa, quoy que il lui en pesast, se mist au retour, si comme raison estoit, et tant erra pour venir tost devers le roy, que il estoit jà venu au pays de Flandres. Et comme il estoit à Bruxelles, messaige luy vint de par le roy, qui luy mandoit que par l’ordonnance de son conseil il avoit changé propos, si luy remandoit qu’il estoit à sa volonté de s’en revenir ou de tenir son voyage. Quand Bouciquaut ouït ce, il fut moult joyeux, et s’en retourna dont il venoit. Et ainsi comme il s’en retournoit, et jà estoit à Conigsberg, advint telle adventure, que comme plusieurs estrangers fussent arrivés en la dicte ville de Conigsberg, lesquels alloient pour estre à la susdicte guerre, un vaillant chevalier d’Escosse appelé messire Guillaume de Duglas, fut là occis en trahison de certains Anglois. Quand ceste mauvaistié fut sceue, qui desplaire debvoit à tout bon homme, messire Bouciquaut, nonobstant que à celuy messire Guillaume de Duglas n’eust eue nulle accointance, mais tout par la vaillance de son noble courage, pour ce que le faict luy sembla si laid qu’il ne dust estre souffert ne dissimulé sans vengeance, et pour ce que il ne vit là nul chevalier ny escuyer qui la querelle en voulsist prendre, nonobstant qu’il y eust grand foison de gentils-hommes du pays d’Escosse, ains s’en taisoient tous, il fist à sçavoir et dire à tous les Anglois qui là estoient, que s’il y avoit nul d’eulx qui voulsist dire que le dict chevalier n’eust été par eulx tué faulsement et traistreusement, que il disoît et vouloit soustenir par son corps que si avoit, et estoit prest de soustenir la querelle du chevalier occis. À ceste chose ne vouldrent les Anglois rien respondre, ains dirent que si les Escossois qui là estoient leur vouloient de ce aulcune chose dire, que ils leur en respondroient : mais à luy ne vouldroient rien avoir à faire. Et ainsi demeura la chose, et Bouciquaut s’en partit, et fut tout à point en Prusse à la guerre, qui fut la plus grande et la plus honnorable que de long temps y eust eu. Car celle année estoit mort le haut maistre de Prusse, et celuy qui de nouvel estoit en son lieu estably mit sus si grande armée qu’ils estoient bien deux cent mille chevaux, qui tous passèrent au royaume de Lecto, où ils firent grande destruction de Sarrasins, et y prindrent par force et de bel assault plusieurs forts chasteaux. Et en ceste besongne, pour ce que messire Bouciquaut vit que la chose estoit grande, et moult honnorable et belle, et qu’il y avoit grande compaignie de chevaliers et d’escuyers et de gentils-hommes, tant du royaume de France comme d’ailleurs, leva premièrement bannière ; et fist en celle besongne tant d’armes que tous l’en louèrent ; et par l’entreprise de luy, avec le hault maistre de Prusse, fut fondé et faict en celuy pays de Sarrasins, au royaume de Lecto, malgré leurs ennemis et à force, un fort et bel chastel en une isle, et nommèrent le dict chastel en François le chastel des Chevaliers. Et demeurèrent sur le lieu le dict hault maistre et Bouciquaut accompaignés de belle compaignie de gens d’armes, pour garder la place tant que il fust achevé, et après s’en retournèrent en Prusse.