Littérature orale de la Haute-Bretagne/Première partie/II/V

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V.

Le Fin Voleur.

Il y avait une fois une bonne femme qui n’avait qu’un fils ; tous les matins elle allait à l’église demander à la sainte Vierge de quel état serait son gars.

Comme elle parlait haut et recommençait toujours sans se lasser, le sacristain l’entendit, et un matin qu’il n’y avait que lui et la bonne femme dans l’église, il se glissa derrière la statue de la Vierge en se disant :

— Je vais bien attraper la vieille.

Elle vint s’agenouiller devant l’autel et prononça sa prière habituelle :

— Ma bienheureuse sainte Vierge, de quel état sera mon gars ?

— Fin voleur ! répondit une petite voix.

— Tais-toi, petit babillard ! s’écria la bonne femme, qui crut que l’enfant Jésus lui répondait ; tais-toi, et laisse ta mère dire. Ma bienheureuse sainte Vierge, de quel état sera mon gars ?

— Fin voleur ! répondit le sacristain en prenant une voix de femme.

— Ainsi soit-il, ma bonne sainte Vierge, répondit la vieille, qui s’en alla à la maison.

Non loin de chez elle demeurait un fin voleur chez lequel elle mit son gars en apprentissage.

Son maître lui donna un sac de noix pour porter au marché, et lui dit de l’attendre auprès du porche de l’église, pendant qu’il irait voler un cochon.

Quand le jeune gars se vit seul, il s’assit auprès de son sac, et comme il faisait nuit, il se mit à manger des noix. En entendant ce bruit, le sacristain eut peur, et il courut au presbytère.

— Monsieur le recteur, s’écria-t-il, le diable est dans l’église ; venez vite le chasser !

— Tu sais bien que je ne peux marcher, répondit le prêtre ; j’ai un rhumatisme.

— Montez sur mon dos ; je vais, vous porter. Le recteur se hissa à grand’peine sur le dos du sacristain, et comme il approchait de l’église, le sacristain lui disait :

— L’entendez-vous ? Comme il grince des dents !

À ce moment, le jeune gars, croyant que son patron revenait avec le cochon, s’écria :

— Est-il bien gras ? Je vais le saigner.

En entendant ces mots, le recteur eut si grand’peur qu’il sauta à terre et courut à toutes jambes au presbytère, aussi lestement que s’il n’avait jamais eu de rhumatismes.

Peu après, le maître voleur revint.

— C’est moi, dit le gars à son patron, qui ai fait belle peur à deux hommes qui sont passés par ici ! Je croyais que c’était vous qui arriviez avec le cochon, et quand j’ai demandé s’il était bien gras, ils se sont enfuis comme s’ils avaient vu le diable.

Le patron du fin voleur, ayant pris le cochon, voulut le saigner ; mais voilà le cochon qui se sauve dans le grenier du sacristain, et il remuait le bois qui était sur le plancher.

Le sacristain alla chercher le recteur et lui dit :

— Monsieur le recteur, venez vite ; le diable est dans le grenier.

— Je ne puis aller.

— Venez, je vous en prie.

Quand ils furent à la porte du grenier, le recteur dit au sacristain :

— À tout ce que je dirai, tu répondras : Amen.

Mais quand on eut ouvert la porte, le cochon se précipita entre les jambes du recteur, qui resta à cheval sur lui, et il l’emportait sur son dos.

Le recteur criait : À moi ! à moi ! mais le bedeau, à chaque mot, se contentait de répéter Amen. Et je ne sais ce que le recteur est devenu.

Quand le fils de la bonne femme se fut perfectionné dans son métier, il se mit à son compte et ne tarda pas à acquérir la réputation de fin voleur[1].


Le Fin voleur avait été condamné par la justice à payer une somme qu’il devait ; mais il n’avait que peu d’argent, et il lui manquait dix écus, faute desquels il se voyait menacé de la prison.

Il alla de porte en porte les demander à emprunter ; mais personne ne consentit à lui prêter la moindre chose, et il s’en retournait bien tristement chez lui, quand il rencontra Jean le Diot.

— D’où viens-tu, Jean ?

— De la foire où j’ai vendu une vache ; mais elles n’étaient pas bien chères aujourd’hui ; je n’ai pu trouver que dix écus de la mienne, qui était pourtant une bonne laitière.

— Prête-moi les dix écus, ami Jean ; tu m’empêcheras d’aller en prison, et je ne tarderai pas à te les rendre.

— Je voudrais bien le faire pour t’obliger ; mais nous n’avons plus à la maison qu’un peu de galette pour le repas de ce soir, et demain il faudra que j’achète de la farine avec l’argent de ma vache. Si je te donnais les dix écus, ma femme me gronderait.

— Ne crains rien, et prête-moi ton argent ; je saurai bien te procurer de la farine, et si tu n’en as pas ce soir, tu en auras certainement demain matin.

Jean le Diot, persuadé par ces promesses, lui donna l’argent et l’emmena même souper. Quand sa femme apprit ce qui était arrivé, elle le gronda bien fort.

— Vilain innocent! que tu es bête d’avoir donné tes dix écus de bel argent à cet affronteur qui t’a fait accroire qu’il te fournirait avec quoi faire du pain, et qui va encore se moquer de toi quand il aura partagé notre souper !

— Taisez-vous, bonne femme, dit le Fin voleur ; je vous montrerai demain matin si je suis homme de parole.


Le lendemain, dès qu’il fut jour, le Fin voleur emprunta un sac, le remplit de sciure de bois bienblanche et bien fine, puis le mettant sur son dos et se courbant comme s’il portait un lourd fardeau, il se rendit au moulin le plus voisin et déposa son sac auprès de ceux qui étaient pleins de farine.

— Voici, dit-il au meunier, du blé que je vous apporte ; mais nous sommes pressés, et il faut que vous le mettiez à moudre tout de suite.

— Je ne le puis.

— Alors, je vais être obligé d’aller le porter ailleurs.

Profitant d’un moment où le meunier avait le dos tourné, il chargea sur ses épaules, tout en grondant, un sac où était la farine du seigneur du pays, et revint en toute hâte à la maison de Jean le Diot.

— Voilà, bonne femme, un sac de farine de première qualité ; je vous avais bien dit que je vous aurais apporté de quoi faire du pain.

Le meunier envoya son garçon porter au château du seigneur le sac de farine ; mais la servante ne put parvenir à faire de la pâte avec la sciure de bois. Elle montra le sac à son maître, qui entra dans une grande colère, fit seller son cheval et arriva au moulin.

— Brigand de meunier ! tu es encore plus fripon que ceux de ton espèce : je t’ai envoyé de beau grain, et tu me rends de la sciure de bois au lieu de farine.

— Ah ! s’écria le meunier, c’est le Fin voleur qui est venu ce matin et qui m’a joué ce tour-là.

Le seigneur alla à la maison du Fin voleur ; celui-ci l’aperçut de loin et alla se cacher dans un tonneau placé debout et défoncé par le haut, après avoir recommandé à sa femme de répondre : « Oui, monsieur, il le fera », toutes les fois qu’elle le verrait passer un doigt par le trou de la bonde.

— Bonjour, dit le seigneur à la femme ; où est votre mari ?

— Il est parti ce matin comme d’habitude, et il n’est pas encore revenu.

— Dites-lui de venir me parler ; je veux qu’il vole cette nuit le pâté qui sera à cuire dans mon four.

— Oui, monsieur, il le fera.

— Comment ! il le fera ?

— Oui, monsieur, il le fera, s’il plaît à Dieu.


Le seigneur plaça aux deux côtés de la gueule du four deux gendarmes en faction et leur recommanda de faire bonne garde.

Quand la nuit fut close, le Fin voleur arriva à pas de loup et vit que le four était bien gardé.

— Ah ! dit-il, il n’y a rien à tenter pour le moment. Et il se cacha sans bruit pour épier ce qui allait se passer.

Vers minuit, l’un des gendarmes dit à son camarade :

— Il fait bien froid, et l’on n’entend pas remuer ; si l’un de nous allait se coucher, il dormirait un peu et viendrait ensuite prendre la place de l’autre, qui se reposerait à son tour jusqu’au matin.

— J’y consens, dit le second gendarme ; et puisque c’est toi qui as eu cette bonne idée, va te coucher le premier.

Une heure après, le Fin voleur arriva en faisant du bruit avec ses souliers, et, déguisant sa voix, il dit :

— Tu n’as rien vu, camarade ?

— Non.

— Va te coucher ; je vais veiller à ta place. Quand le gendarme fut parti, le Fin voleur prit

le pâté et les pains qui étaient cuits, et les mit en lieu sûr à quelque distance, puis il plaça une belle bouse de vache dans la terrine où avait cuit le pâté, referma le four et se mit en sentinelle.

Au bout de quelque temps, le gendarme qui était parti le premier revint et dit :

— Rien de nouveau ?

— Rien.

— Alors va te reposer, et reviens quand il fera jour.

Le Fin voleur partit et emporta chez lui ce qu’il avait dérobé.

Le matin venu, le seigneur trouva les gendarmes à leur poste.

— Eh bien ! le Fin voleur a-t-il pris la fournée ?

— Nous ne l’avons ni vu ni entendu.

— C’est bien ; venez boire un coup à ma santé.

— Il ferait bon, dit un des gendarmes, de retirer du four les pains et le pâté ; ils doivent être cuits à point maintenant.

On ouvrit le four ; mais les pains n’y étaient plus. Le seigneur se mit en colère contre les gendarmes, qu’il accusa de négligence.

— Cependant, dit l’un d’eux, nous avons bien veillé, et le pâté est encore là.

Le Seigneur prit le pâté et le porta à sa femme qui, à moitié endormie, voulut le goûter ; mais dès qu’elle eut porté le premier morceau à sa bouche, elle fit une grimace horrible et s’aperçut que la terrine ne contenait que de la bouse de vache.

— Scélérat de voleur ! s’écria le seigneur, il m’a dérobé ma farine, enlevé mon pain, mon pâté, et fait manger à ma femme de la bouse de vache. Il se moque de moi, mais il me le paiera cher !


Le seigneur alla encore chez le Fin voleur qui, dès qu’il l’aperçut, se cacha dans le tonneau.

— Dites à votre mari, bonne femme, de venir cette nuit voler ma jument dans mon écurie.

— Oui, monsieur, il le fera, répondit la femme en regardant la bonde du tonneau où elle vit que le Fin voleur repliait le doigt, comme il était convenu.

Le seigneur fit mettre sa jument sellée et bridée au milieu de l’écurie, et de chaque côté de la bête il plaça un gendarme en faction.

Au bout de quelque temps, l’un des gardiens s’ennuya de rester sans lumière dans l’écurie, et il dit à son camarade qu’il allait se coucher pendant une heure ou deux, et qu’il reviendrait ensuite le relever de faction.

— Au reste, pour plus de sûreté, prends dans ta main la bride de la jument.

Le Fin voleur, qui était aux aguets, le vit s’en aller ; bientôt il entra dans l’écurie, demanda au gendarme s’il n’y avait rien de nouveau et lui dit d’aller se reposer.

Dès que la sentinelle fut partie, le Fin voleur ôta à la jument tous ses harnais et les posa sur une broie ; puis il la fit sortir et l’attacha à un arbre peu éloigné avec un licou qu’il avait apporté de la maison. Il revint ensuite avec la bride qu’il passa dans la poignée de la broie, la prit à la main et attendit le retour du gendarme qui était parti le premier. Il lui remit alors la bride à lamain et monta sur la jument qu’il emmena chez lui.

Au petit jour, le seigneur arriva à l’écurie, qui était encore obscure, et il trouva ses gardes à leur poste.

— Eh bien ! mes amis, avez-vous été plus vigilants que vos camarades qui gardaient mon four ?

— Oui, monsieur, et l’un de nous tient votre monture par la bride.

— Venez boire un coup pour vous rafraîchir.

— Volontiers, monsieur ; mais la jument doit être fatiguée d’être restée debout toute la nuit. Si nous lui ôtions ses harnais ?

Quand ils les eurent enlevés, la broie tomba avec grand fracas, et le seigneur gronda bien fort les gendarmes dont la vigilance s’était trouvée en défaut.

— Le misérable voleur ! s’écria-t-il, il m’a volé ma farine, mon pain, mon pâté ; il a fait goûter à ma femme de la bouse de vache, et aujourd’hui il m’enlève ma bonne jument ; mais rira bien qui rira le dernier !


Il alla encore chez le Fin voleur, qui se cacha de nouveau dans la tonne.

— Où est votre mari, bonne femme ?

— Il est parti ce matin, suivant sa coutume.

— Cest un gaillard bien adroit ; mais il fera un tour qui surpasse tous les autres, s’il parvient cette nuit à dérober les draps de lit sur lesquels ma femme et moi nous couchons.

— Oui, monsieur, il le fera.

— C’est ce que nous verrons, dit le seigneur en s’éloignant.

Le Fin voleur était bien embarrassé, et il fut quelque temps sans savoir comment il sortirait à son honneur de cette épreuve difficile ; puis il se mit à faire un bonhomme de paille comme ceux qu’on met dans les champs pour épouvanter les oiseaux. Il l’habilla avec ses vieilles hardes, le coiffa d’un chapeau tout déchiré, qu’il attacha avec soin, et, le soir venu, il l’apporta près de la maison du seigneur.

Il planta une échelle le long du mur, et fit monter devant lui le bonhomme de paille. Le seigneur, qui était sur ses gardes, le voyait tantôt monter, tantôt se baisser, comme s’il avait eu peur. Il ouvrit tout doucement la fenêtre et tira un coup de fusil sur le mannequin : le Fin voleur le laissa tomber ; ensuite il mit quelques grosses pierres dans les poches du prétendu mort et se tint prêt à tout événement.

En voyant tomber le bonhomme de paille, le seigneur crut avoir tué le Fin voleur, et il descendit avec sa femme pour l’ensevelir.

Le Fin voleur monta dans la chambre par la fenêtre qui était restée ouverte, prit les draps de lit, et voyant sur la table une bouteille de cognac, il s’en empara et mit à la place une bouteille de vinaigre qu’il aperçut dans un coin, puis il s’enfuit avec son butin.

Quand le seigneur et sa femme eurent enseveli le bonhomme de paille, ils dirent à leurs domestiques d’aller le porter dans un creux de fossé, puis ils remontèrent dans leur chambre.

— Je boirais bien un coup, dit le mari, que la besogne avait échauffé.

— Prends, dit sa femme, la bouteille de cognac qui est sur la table.

Le seigneur s’en versa un verre ; mais le vinaigre le prit si fort à la gorge qu’il se mit à tousser, et sa femme s’aperçut que les draps avaient disparu du lit.

— Ah ! s’écria-t-elle, le Fin voleur s’est encore moqué de nous[2].


Le lendemain, le Fin voleur vit le seigneur qui arrivait : cette fois, il ne se cacha pas, mais alla à son écurie, où il mit quelques pièces d’or sousla queue de la jument qu’il avait volée et en répandit d’autres à terre.

— Voilà, dit le seigneur, la bonne bête que tu m’as volée.

— Oui, répondit-il, et j’en suis bien aise, car au lieu de crottin elle fait de l’or. Tenez, ajouta-t-il en lui pressant un peu sur la queue, la voilà qui va encore en faire.

— Vends-moi-la.

— Combien m’en offrez-vous ?

— Mille francs.

— Non ; j’y perdrais : donnez-moi trois mille francs, et elle sera à vous. Mais soignez-la bien, ou elle ne fera point d’or.

Le seigneur alla chercher de l’argent et revint chercher la jument, à laquelle pendant ce temps le Fin voleur fit avaler de l’or dans du son.

Le lendemain, les domestiques du seigneur trouvèrent encore un peu d’or parmi le crottin ; mais le jour d’après, il n’y en avait plus du tout.

Comme le seigneur venait pour se plaindre de cela, le Fin voleur dit à sa femme de se coucher et de faire la morte, et prenant un soufflet, il lui promenait le vent sur la figure en répétant :

— Si je n’ai recours à mon soufflet, je suis perdu.

— Qu’est-il arrivé à ta femme ?

— Hélas, monsieur, elle est morte. Et il répé-tait : Si je n’ai recours à mon soufflet, je suis perdu.

Peu à peu, la femme du Fin voleur ouvrit un œil, étira un bras, et enfin elle se mit debout, si bien portante que le seigneur en fut émerveillé.

— C’est, dit le Fin voleur, que mon soufflet est sorcier : il ressuscite les morts.

Après s’être bien fait prier, il le vendit au seigneur pour deux mille francs.

Quand le seigneur fut de retour au château, il montra son emplette à sa femme, qui se moqua de lui et lui reprocha de se laisser duper comme un sot par le Fin voleur. Comme elle ne cessait ses reproches, il la tua, et s’en étant repenti aussitôt, il voulut, à l’aide du soufflet, la rappeler à la vie ; mais la pauvre créature était bien morte.


Quand le seigneur vit que sa femme était défunte, il eut beaucoup de chagrin, et pour lui faire un enterrement digne de son rang, il envoya chercher son frère, qui était prêtre.

Celui-ci lui reprocha sa crédulité, et lui dit qu’au reste, en sa qualité d’homme de guerre et de chasseur, il l’avait toujours regardé comme faible d’esprit.

— Prends garde, dit le seigneur, toi qui es si subtil, d’être aussi bien pris que moi.

Et quand le prêtre fut parti, il alla trouver le Fin voleur, qui se cacha, comme d’habitude, dans son tonneau.

— Dites à votre mari, ma bonne femme, de tâcher de jouer un bon tour à mon frère le prêtre : il s’est moqué de moi, et je serais content de le voir pris à son tour.

— Mon homme essaiera ; mais il n’est point facile d’attraper un prêtre.

Le Fin voleur partit pour aller à l’endroit où le frère du seigneur était recteur. Il trouva deux chats et les attacha par la queue, deux boucs qu’il lia pareillement, puis deux bœufs qu’il accoupla aussi. Il leur mit des chandelles sur la tête, et au moyen d’une corde il les promenait autour de l’église.

Quand, le matin, le sacristain vint pour sonner l’Angelus, il eut peur de cette procession et alla avertir le recteur. Celui-ci vint en toute hâte et dit :

— Que venez-vous faire ici ? Êtes-vous de Dieu ou du diable ?

— Je suis venu de la part des anges vous dire de payer votre servante, et de me donner le reste de votre argent, après quoi je vous conduirai en paradis.

Le prêtre alla porter les gages à sa servante, puis remit au Fin voleur le reste de son argent. Celui-ci le ramassa dans sa poche et fourra lerecteur dans un sac qu’il lia par le haut, et qu’il attacha au joug des bœufs ; puis il les poussa devant lui en les faisant passer par les chemins les plus raboteux.

— Pardon, mes anges, criait le prêtre du fond de son sac.

— Hue ! disait le Fin voleur en aiguillonnant ses bœufs.

— Pardon, mes anges, répétait le recteur.

Le Fin voleur, arrivé auprès du château, ôta le prêtre de son sac et renferma à moitié mort dans une étable où était une grande truie, qui s’approchait de lui en grognant, comme pour le dévorer, pendant que le malheureux criait :

— Pardon, mes anges.

Le seigneur, que le Fin voleur avait été prévenir, vint délivrer son frère et lui dit :

— Tu te vantais d’être si sage : le Fin voleur t’a encore mieux attrapé que moi !


Une autre fois, le Fin voleur trouva un trésor, et remplit d’argent plusieurs sacs qu’il apporta chez lui, et demanda à son voisin le seigneur de lui prêter un boisseau.

Celui-ci, qui voulait savoir quelle sorte de chose le Fin voleur mesurait, enduisit de poix le fond de son godet, et une pièce de six francs y demeura collée.

— Qu’as-tu mesuré ? lui dit-il quand il lui rapporta le boisseau.

— Du grain, monsieur, répondit le Fin voleur.

— Est-ce que cette année tu as récolté des écus de six livres ?

— Non ; mais je vais vous dire le fin mot : j’ai tué mes vaches, et je les ai vendues à raison de mille francs la peau.

Le seigneur fit abattre et écorcher toutes ses vaches, et porta les peaux au marché, où il criait :

— Qui veut acheter des peaux de vache ?

Les marchands s’approchaient ; mais dès que le seigneur leur disait le prix qu’il voulait de chaque peau, ils lui éclataient de rire au nez, et il ne tarda pas à être moqué et hué par tous ceux qui étaient là.

Il revint bien en colère, et s’empara du Fin voleur qu’il fourra dans un sac ; puis son domestique et lui partirent pour aller le noyer. Quand ils furent arrivés sur le bord d’un étang profond où ils voulaient le jeter, ils eurent soif, et, apercevant une auberge, ils résolurent d’y entrer pour se rafraîchir.

Ils déposèrent le sac sur le bord de la route, en disant à l’homme qui y était enfermé d’employer cet instant de répit à faire son acte de contrition.

Le Fin voleur criait et se démenait dans son sac ; mais il ne pouvait en sortir, car le haut était lié solidement. Ses cris attirèrent un marchand qui passait, et qui s’arrêta à lui demander pourquoi il se plaignait de la sorte :

— Ah ! dit-il, je vais être jeté à l’eau parce que je ne veux pas me marier avec la fille du roi.

— Sot que tu es ! Je l’épouserai bien, moi, et si tu veux je prendrai ta place.

— Alors délie le sac, et je t’y mettrai en t’enfermant de manière à ce qu’on ne s’aperçoive de rien. Quand tu sentiras qu’on te soulève, tu diras que tu veux bien maintenant consentir à ce qu’on exige de toi.

Après avoir mis le marchand à sa place et avoir soigneusement ficelé le sac, le Fin voleur s’empara du cheval et de la valise, et se hâta de s’éloigner.

Le seigneur et son domestique revinrent, et quand ils soulevèrent leur homme pour aller le jeter dans l’étang, ils l’entendirent crier :

— Messieurs, je veux bien maintenant.

— C’est fort heureux, dit le seigneur ; je vois avec plaisir que tu es un homme accommodant.

Ils précipitèrent dans l’étang le pauvre marchand, qui coula à fond et se noya.

Le lendemain, le seigneur alla se promener et fut bien étonné de voir le Fin voleur.

— Comment, dit-il, tu n’es pas noyé ?

— Ah ! monsieur, combien je vous remercie de m’avoir jeté dans l’étang : le fond en est pavé de pièces d’or, et voici, ajouta-t-il en tirant de sa poche l’argent qu’il avait dérobé au marchand, une partie de ce que j’y ai trouvé.

— Mon ami, dit le seigneur, il faut que tu me rendes à ton tour le même service.

— Je le veux bien, quoique vous n’ayez pas eu hier l’intention de m’obliger. Mais je suis bon garçon, et je ne vous en veux pas.

Le Fin voleur mit le seigneur dans un sac bien solidement noué, et après y avoir attaché une lourde pierre pour que le seigneur fût plus certain d’aller jusqu’au fond, il le jeta dans l’étang, et revint bien tranquillement chez lui.

(Conté en 1878 par Aimé Pierre, de Liffré, et par Jean Bouchery, de Dourdain.)


Le Fin voleur a de grandes ressemblances avec le Fin larron des Contes populaires de la Haute-Bretagne (n° XXXII). Voici les épisodes communs aux deux contes ; ce sont ceux : — de la Vierge consultée sur le choix d’un état (Cf. Luzel, Veillées bretonnes : les Finesses de Bilz ; Perron, Proverbes de la Franche-Comté, 1876, p. 30-31 ; on le retrouve aussi en Provence) ; — du four dévalisé (Cf. Luzel, ibid. ; Webster, La mère et son fis idiot) ;— des chevaux volés dans l’écurie (Cf. Cénac-Moncaut, Juan le Fainéant ; et les deux contes de Luzel et de Webster déjà cités) ; — des draps de lit dérobés dans la chambre du seigneur (Cf. Luzel et Webster) ; — du tour joué au prêtre (Cf. Luzel, ibid. ; Cosquin, Richedeau ; Webster, ibid. (il fait accroire au prêtre qu’il est le bon Dieu en personne) ; — des peaux de vaches vendues très-cher au marché (Cf. Cosquin, Richedeau ; H. Carnoy, Jean des Pois verts et Jean des Pois secs ; Luzel, Le meunier et son seigneur, Quimperlé, 1870) ; — du sac où le Fin voleur est mis et dont il se retire (Cf. Cénac-Moncaut, Le Juste et la Raison ; Cosquin, René et son seigneur, Richedeau ; les deux contes de Luzel ; Cerquand, Guillaume Pec, conte basque, 2e partie, p. 15 ; Webster, le Prêtre dupé).

Le recteur guéri par la peur qu’il a d’un prétendu diable se retrouve dans un petit conte inédit des environs de Matignon : un garçon se cache dans le reliquaire pendant que son compère va prévenir le recteur que le diable est en train de croquer les os des morts ; celui-ci ne veut pas venir, mais il finit par grimper sur le dos du garçon, et quand ils arrivent près du reliquaire, celui qui y était s’écrie, tout en écrasant des noix : « Camarade ! quelle est la vache noire que tu portes sur ton dos ? » Le pauvre prêtre épouvanté se laisse glisser à terre et s’enfuit, croyant avoir le diable à ses trousses.

Dans les Finesses de Bilz, le héros du conte se cache dans un tonneau comme le Fin voleur, et il fait des signes a sa mère pour lui dire comment elle doit répondre.

Le cheval qui fait de l’or est remplacé par un âne qui fait des écus, dans René et son seigneur ; dans Blancpied, autre conte lorrain de M. Cosquin, c’est un vieux cheval qui a le don prétendu de faire de l’or.

L’épisode de la femme qui ressuscite à l’aide d’un soufflet se retrouve, ainsi que la mort de la femme du seigneur, dans Renéet son seigneur, où le soufflet est remplacé par un sifflet ; dans Richedeau, où le héros, pour ressusciter sa femme, lui souffle dans l’oreille.

Le boisseau où collent les pièces d’or a aussi plusieurs similaires (Cf. Cosquin, Richedeau, et pour les contes étrangers où l’épisode similaire se trouve la note qui le suit ; H. Carnoy, conte cité ; Luzel, Le meunier et son seigneur).

Enfin le dénoûment du Fin voleur, où il persuade au seigneur que l’étang est rempli de pièces d’or et de choses précieuses, se rencontre dans les deux contes lorrains de M. Cosquin cités plus haut, dans les deux contes bretons de M. Luzel ; dans Guillaume Pec, conte basque de M. Cerquand.

On peut aussi comparer un autre conte breton recueilli par M. Corentin Tranois à Rosporden, et publié dans la Nouvelle revue de Bretagne, troisième année, p. 280, sous le titre de : Le comte, le curé et le paysan, et les Muscades de la Guerliche, conte flamand de Deulin.

En Haute-Bretagne, plusieurs épisodes du Fin voleur se trouvent mêlés a d’autres contes, à celui de la Jeannaie, autre voleur avisé (marmite qu’on fait bouillir en la fouettant, fouet qui ressuscite, etc.), qui a des tours qui lui sont spéciaux, et qui attrape aussi son seigneur. Vers Plancoët, on a localisé l’aventure, et c’est M. de Boisadam — nom d’une ancienne famille du pays — qui est la dupe de la Jeannaie. Ces mêmes aventures sont attribuées à un Meunier qui dupe le roi, et finit par le faire se jeter dans un étang, en lui assurant qu’il est plein de porcelaine. Ce conte a un épisode curieux : c’est celui où le meunier ayant trouvé le moyen de faire peur à des voleurs et de leur dérober leur argent, fait accroire au roi qu’il a gagné tout cela « en vendant des peaux de femmes ». Le roi fait tuer ses servantes et envoie leur peau au marché.

Sur le mythe du Fin voleur, on peut consulter l’étude très-longue de M. Kœhler, dans Orient und Occident (t. II, p. 486 et suiv., année 1863), et les notes mises par M. Cosquin à la suite de René et son seigneur (p. 56-57), de Richedeau (p. 111-116), de Blancpied (p. 251-353), où l’on trouve de nombreuses et savantes références à la littérature populaire des pays étrangers ; Monnier, Contes populaires en Italie, p. 240 ; Gubernatis, Mythologie zoologique, t. I, p. 220 et 349.

  1. Conté en 1879 par Marie-Louise Le Bossé, d’Ercé-près-Liffré (Ille-et-Vilaine), âgée de vingt ans environ, fille d’un cultivateur-propriétaire. Ce qui suit, et qui forme la suite du Fin voleur, m’a été conté par d’autres personnes dont on trouvera le nom à la fin du conte.
  2. Les conteurs qui aiment les détails scatologiques ne manquent pas de faire boire la bouteille de vin ou de cognac par le Fin voleur, qui pisse dedans pour que le seigneur la croie encore pleine.