Littérature orale de la Haute-Bretagne/Première partie/I/B/1/II

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II

LA POUILLEUSE.


Il était une fois un roi qui avait deux filles qu’il chérissait de tout son cœur. Quand elles furent grandes, il lui prit fantaisie de savoir si elles l’aimaient, en se disant qu’il donnerait son royaume à celle qui, par ses paroles, lui témoignerait le mieux son affection.

Il fit d’abord venir l’aînée des princesses et lui dit :

— Comment m’aimes-tu ?

— Comme la prunelle de mes deux yeux.

— Bien, dit le roi en l’embrassant tendrement ; tu es une fille dévouée et aimante.

À la cadette qui vint ensuite, il demanda comment elle l’aimait :

— À mes yeux, mon père, répondit-elle, vous êtes aussi aimable que le goût du sel dans les aliments.

Le roi, contrarié de ces paroles, ordonna à sa fille de quitter la cour et de ne jamais reparaîtredevant lui. La pauvre princesse monta à sa chambre et se mit à pleurer ; mais comme on lui rappelait l’ordre de son père, elle essuya ses larmes, et ayant fait un paquet de ses plus belles robes et pris ses bagues, elle se hâta de s’éloigner du château où elle était née.

Elle chemina tout droit devant elle, et sans trop savoir ce qu’elle allait devenir, car elle ne connaissait aucun métier, et tout son savoir se bornait à quelques recettes de ménage et de cuisine que sa mère lui avait apprises. Et comme elle craignait que sa jolie figure ne l’exposât aux entreprises des méchants garçons, elle résolut de se rendre si méconnaissable et si laide, que personne ne fût tenté de lui faire la cour.

Elle échangea la robe qu’elle portait contre les haillons usés et rapiécés d’une vieille mendiante, et cacha, dans un morceau d’étoffe grossière, les beaux habits qu’elle avait emportés. Elle se barbouilla la figure et couvrit de boue ses mains blanches ; pour compléter son déguisement, elle laissa pendre ses cheveux ébouriffés, et quand elle voyait quelqu’un, elle remuait les épaules, comme font les pauvresses que dévore la vermine.

Ainsi déguisée, elle allait se proposer pour garder les oies ou les moutons ; mais les fermières refusaient les services d’une fille aussi malpropre, et la renvoyaient en lui donnant par charité un morceau de pain.

Après avoir marché bien des jours sans trouver à s’employer, elle arriva à une grande ferme où l’on manquait d’une gardeuse de moutons, et on la loua pour remplacer celle qui était partie. Pour mieux faire croire qu’elle était une pauvre mendiante, quand elle se chauffait auprès du feu elle jetait sur la flamme du gros sel, qui pétillait et produisait le bruit que font les poux quand on les grille. Sa maîtresse, qui ne s’aperçut pas de la supercherie, la gronda pour cette malpropreté, et elle cessa de jeter sur les tisons sa prétendue vermine ; mais le surnom de Pouilleuse lui resta, et c’est ainsi que chacun la nommait.

Un jour qu’elle gardait ses moutons dans un endroit éloigné de la ferme et où elle pensait que personne ne la verrait, il lui prit envie de s’habiller comme autrefois. Elle se lava les mains et la figure dans un ruisseau, et comme elle portait toujours avec elle le paquet qui contenait ses robes, elle dépouilla ses haillons et ressembla en peu d’instants à une grande dame.

Le fils du roi, qui s’était égaré en chassant, aperçut de loin cette belle personne et voulut la voir de plus près ; mais la Pouilleuse, dès qu’elle eut connaissance de son dessein, s’enfuit dans lebois, légère comme un oiseau. Le prince courut après elle ; mais s’étant pris le pied dans une racine d’arbre, il tomba, et quand il se releva pour la poursuivre, elle avait disparu.

Dès que la Pouilleuse eut perdu de vue le fils du roi, elle se hâta de reprendre ses haillons, et de se salir la figure et les mains.

Cependant le jeune prince, qui avait chaud et soif, entra à la ferme pour boire un verre de cidre, et il demanda quelle était la belle dame qui gardait les moutons. En entendant cette demande, chacun se mit à rire, et on lui répondit que la pâtoure était la créature la plus laide et la plus crasseuse que l’on pût voir, et qu’à cause de sa saleté on l’avait appelée la Pouilleuse.

Le prince soupçonna quelque enchantement, et il s’en alla avant le retour de la gardeuse de moutons, dont les gens de la ferme se moquèrent de plus belle ce soir-là.

Le fils du roi pensait souvent à la jolie personne qu’il n’avait fait qu’entrevoir et qui lui avait paru plus charmante qu’aucune des dames de la cour. Il tomba amoureux de ce souvenir, et comme sa passion le rendait rêveur et qu’il maigrissait à vue d’œil, ses parents lui demandèrent la cause de son chagrin, promettant de faire tout ce qui pourrait contribuer à lui rendre la santé et la bonne humeur d’autrefois. Il n’osa leuravouer ce qu’il avait vu, de peur qu’on ne se moquât de lui ; il leur dit seulement qu’il désirait manger du pain blanc boulangé par la Pouilleuse qui était fille de basse-cour dans une ferme qu’il nomma.

Bien que ce désir parût bizarre, on s’empressa d’obéir, et on alla dire au maître de la ferme ce que voulait le fils du roi. La Pouilleuse ne parut pas fort étonnée de cet ordre : elle demanda de la fleur de farine, du sel et de l’eau, et dit qu’on la laissât seule dans une petite pièce qui touchait le four et où se trouvait une huche. Avant de se mettre à l’œuvre, elle se débarbouilla avec soin et passa même ses bijoux à ses doigts ; mais pendant qu’elle boulangeait, une de ses bagues glissa dans la pâte. Quand elle eut fini sa besogne, elle se salit de nouveau la figure et laissa de la pâte collée à ses doigts, si bien qu’elle parut aussi laide qu’auparavant.

On porta au fils du roi le pain, qui était fort petit, et qu’il sembla manger avec plaisir ; en le coupant, il trouva la bague de la princesse et déclara à ses parents qu’il épouserait celle qui pourrait la passer à son doigt.

Le roi fit publier cet avis dans tout son royaume, et les dames vinrent en foule pour tenter l’aventure. Mais la bague était si petite que celles qui avaient la main la plus fine pouvaient à peine y faire entrer leur petit doigt. En peu de temps toutes les jeunes filles du royaume, même les paysannes, eurent subi l’épreuve, mais sans succès, et on allait déclarer qu’il était inutile de faire d’autres essais, quand le fils du roi fit remarquer que la Pouilleuse n’était pas venue.

On alla la chercher ; elle arriva couverte de ses haillons ordinaires, mais les doigts mieux décrassés que de coutume, et elle mit facilement la bague. Le fils du roi déclara qu’il accomplirait sa promesse, et comme ses parents lui faisaient observer que la jeune fille était une simple gardeuse de moutons et des plus laides, la Pouilleuse prit la parole et dit qu’elle était née princesse, et que si on consentait à lui donner de l’eau et à la laisser quelques instants seule dans une chambre, elle montrerait qu’elle savait aussi bien que personne porter la toilette.

On se hâta de lui accorder sa demande, et quand elle sortit revêtue d’une robe magnifique, elle parut si belle qu’aucun des assistants ne pensa qu’elle pût être autre chose qu’une princesse déguisée. Le fils du roi reconnut la charmante personne qui lui était un jour apparue ; il se jeta à ses pieds, et lui demanda si elle voulait l’épouser. La princesse raconta son histoire, et dit qu’il fallait envoyer un ambassadeur à son père pourlui demander son consentement et le prier de venir à la noce.

Le père de la princesse, qui n’avait pas tardé à se repentir de sa dureté à l’égard de sa fille, l’avait fait chercher partout ; mais personne n’avait pu lui dire ce qu’elle était devenue, et il la croyait morte. Il apprit avec joie qu’elle vivait et qu’un prince la demandait en mariage, et il quitta son royaume avec sa fille aînée, pour venir assister à la cérémonie.

Par ordre de la mariée, on ne servit à son père, au repas qui suivit les noces, que du pain sans sel et de la viande non assaisonnée. Comme il faisait la grimace et qu’il mangeait peu, sa fille, qui était assise auprès de lui, lui demanda s’il trouvait la cuisine à son goût.

— Non, dit-il, les mets sont recherchés et apprêtés avec soin ; mais ils sont d’une fadeur insupportable.

— Ne vous avais-je pas dit, mon père, que le sel était tout ce qu’il y a de plus aimable ? Et cependant quand je vous ai, pour vous peindre mon affection, répondu que je vous aimais comme le goût du sel, vous avez cru que je n’étais pas une fille aimante, et vous m’avez privée de votre présence.

Le roi embrassa sa fille et reconnut qu’il avait eu tort de mal comprendre ses paroles. On luiservit pendant le reste du repas du pain et des mets convenablement assaisonnés, et il les trouva les meilleurs du monde.

(Conté en 1838 par Aimé Pierre, de Liffré, garçon de ferme, âgé de dix-neuf ans.)


On peut comparer à ce récit, où ne se trouvent ni fées ni surnaturel, la version en prose de Peau d’Âne, qui figure dans les contes de Perrault, quoiqu’elle ne soit pas de lui, et la dissertation que Ch. Deulin lui a consacrée dans les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault, p. 83-126.

Dans un conte agenais de Bladé, la Gardeuse de dindons, no VIII, se retrouve, mais au début seulement, l’épisode du sel : les similaires sont indiqués à la fin du volume dans une excellente note de M. Reinhold Kœhler.

On peut encore rapprocher de la Pouilleuse certains épisodes de Césarine (Contes populaires de la Haute-Bretagne, no XXVII.)


Les épisodes de Cendrillon sont souvent mêlés à ceux de Peau d’Âne, et réciproquement, ce qui a fait penser à plusieurs auteurs que les deux contes n’en formaient originairement qu’un seul. Ainsi, la pantoufle de verre se trouve dans le Taureau bleu cité ci-dessus, et qui par d’autres épisodes ressemble à Peau d’Âne.

Dans un conte encore inédit, intitulé : Cendrouse, que j’ai recueilli à Ercé, il y a deux sœurs jalouses de la fille de leur beau-père ; elles lui font tout le mal possible, l’envoient garder les vaches dans les champs et lui donnent à peine à manger. Elle est secourue par une fée qui finit par lui donner un carrosse obtenu par les mêmes moyens que dans la Cendrillonde Perrault. Quand la jeune fille est à se promener en voiture, elle rencontre la fée habillée en mendiante ; elle fait arrêter son carrosse pour que la fée puisse y monter, et la fée, ravie de cette marque de bon cœur, marie Cendrouse à un beau monsieur.


J’ai recueilli dans l’Ille-et-Vilaine un conte intitulé : Poucerot ou Peucerot, qui ne diffère du Petit Poucet que par les détails : l’ogre a deux bottes de sept lieues, et quand il se met à la poursuite des petits garçons, il n’en prend qu’une. Poucerot la lui dérobe pendant qu’il est endormi, et, après avoir demandé de l’argent à l’ogresse, il se sauve avec ses frères et achète une belle ferme. Mais l’ogre prend sa seconde botte de sept lieues et se met à la poursuite de Poucerot, qui finit par le lasser et par lui enlever sa seconde botte.

Une petite fille des environs de Moncontour m’a récité, sous le titre de Petit Peuçot, un conte qui n’est guère différent de celui de Perrault ; l’ogre y est appelé Sarrasin ; — plusieurs fois j’ai entendu nommer les ogres des sarrasins. À la fin Peuçot va à la cour d’un roi, qui lui promet sa fortune s’il peut rapporter le corne (cor ou trompette) du sarrasin ; il parvint à s’en emparer par ruse.

Dans un autre conte intitulé : la Perle (Contes populaires de la Haute-Bretagne, no XIX), trois frères, dont l’aîné et le plus rusé se nomme la Perle, vont chez un ogre ; l’ogresse les met à coucher avec ses filles et leur place sur la tête des bonnets ; pendant la nuit, la Perle substitue les bonnets aux couronnes des filles, et l’ogre, trompé par cet échange, tue ses filles et veut ensuite, quand il a reconnu son erreur, manger la Perle et ses frères ; mais la Perle persuade à l’ogre de le laisser engraisser. La Perle vole à l’ogre ses bottes qui font sept lieues à l’heure, sa lune qui éclaire sept lieues à la ronde (Cf. Luzel, le Géant Goulaffre, demi-lune qui sert de lanterne) et sa baguette. Le géant, qui avait d’autres bottes, se met à la poursuite des enfants qui lui échappent, en faisant, grâce à la baguette, couler entre eux et l’ogre une rivière si profonde qu’il ne peut la traverser. (Cf. sur les bottes de vitesse, Deulin, Contes de ma mère l’Oye, p. 326 et sqq.)

On peut consulter sur le mythe de Poucet la savante dissertation de M. Gaston Paris, Le Petit Poucet et la Grande Ours, Paris, Franck, 1875 ; sur l’ensemble des Contes de Perrault, l’excellente introduction que M. André Lefèvre a mise en tête de son édition de Perrault, nouvelle collection Jannet, 1878, et l’ouvrage de Deulin cité plus haut.