Littérature du Nord



LITTÉRATURE DU NORD.


I. Histoire de la poésie scandinave, par M. du Méril. — II. Poèmes islandais, traduits par M. Bergmann. — III. Les Eddas. — IV. Œuvres d’Isaie Tegner. — V. Œuvres d’André Fryxell, traduites par Mlle du Puget. — VI. Histoire de la littérature en Danemark et en Suède, par M. Marmier.

C’est une compensation, ou, si l’on aime mieux, c’est un privilége des époques d’indifférence comme la nôtre, que l’impartialité à l’égard des choses de l’esprit, que l’admiration ouverte et non exclusive pour les productions de l’art étranger. Les barrières qui séparaient les nations européennes sont loin d’être tombées en politique, nous sommes peut-être à la veille d’en être témoins ; mais on est heureux, en revanche, dans le domaine des lettres, de ne plus retrouver au même degré ces tristes dissidences. Il est devenu vrai de dire, en détournant le mot de Louis XIV, que là il n’y a plus d’Alpes, plus de Pyrénées. M. Quinet avait donc raison de proclamer, en traitant de l’unité des littératures modernes, qu’il n’existe point de frontières dans l’ordre de l’esprit. Il semble, en effet, que de toutes parts une grande et admirable trêve intellectuelle ait commencé. Ces tendances sont dignes d’éloge ; elles agrandissent la sphère des idées ; elles sont un solennel hommage rendu mutuellement par les peuples aux diverses et légitimes manifestations nationales du génie poétique. Les lettres deviennent de la sorte un terrain neutre, où toutes les haines s’effacent, où toutes les sympathies se rejoignent dans un même et noble culte, le culte de la beauté.

C’est en France, pour être acceptées ensuite de l’Europe, pour être admises par le monde, que les gloires étrangères ont dû le plus souvent recevoir la consécration. Avant de prendre ombrage de Shakspeare, avant d’injurier avec mauvais goût des créations désormais acquises à l’esprit humain, Voltaire avait révélé le premier à son siècle le génie de l’auteur de Macbeth. La France, il faut le dire haut, n’a à envier aucune des littératures modernes, et il est digne de son intelligence de reconnaître tous les talens. Son Panthéon est comme celui de Rome ; il y a place pour tous les dieux. Toutefois, si ce rôle d’universalité sans exclusion est grandiose, s’il est bon d’être cosmopolite dans les lettres, cela ne doit pas, à le bien prendre, dépasser la mesure du vrai sens et du bon goût. Les alliances sont chose louable, à coup sûr ; mais il ne faut pas abdiquer en faveur de l’étranger.

Maintenons donc avant tout nos qualités propres, nos traditions ; ne faisons pas si bon marché de l’originalité française. Pourquoi oublier le culte des lares au profit de ces divinités inconnues auxquelles nous dressons des autels à plaisir, Diis ignotis ?

Les engouemens littéraires chez nous ne sont pas nouveaux ; on dirait qu’ici chaque époque presque a eu ses caprices particuliers, son idole prise au dehors. Au XVIe siècle, nous avons imité les Italiens ; sous Louis XIII, l’Espagne a fait invasion ; enfin, après la manie anglaise du dernier siècle, est venu le germanisme. Nous avons accompli le tour de nos frontières, et voilà que, sans faire école encore (cela serait difficile), la poésie du Nord a aussi ses trop vifs admirateurs. Je ne veux pas dire le moins du monde qu’en aucun temps nous ayons complètement sacrifié notre originalité, à Dieu ne plaise ; mais, imitation pour imitation, j’aime mieux le procédé de l’époque de Louis XIV, qui s’inspire directement de l’antiquité. S’il faut absolument descendre de quelqu’un, pourquoi ne pas préférer à des aïeux d’hier cette généalogie glorieuse ? Je sais d’ailleurs que nous serions mal venus à nous plaindre de l’influence que les littératures exercent les unes sur les autres. La plus belle part a toujours été la nôtre. Au temps de Voltaire, nous avons possédé la dictature des lettres. C’est une des plus hautes gloires de la France que d’avoir eu de la sorte deux grands siècles littéraires, l’un de réflexion, l’autre d’action ; le premier qui reproduit, qui égale les merveilles de Périclès et d’Auguste, le second qui porte nos idées dans toute l’Europe, et les laisse, pour ainsi dire, écrites à tous les carrefours des grandes nations.

Il faut bien accepter à notre tour l’influence extérieure dans ce qu’elle peut avoir d’utile, je ne le conteste point. Au milieu des modes de toute espèce, notre génie national a toujours su se préserver, se mettre à part, imprimer, pour son propre compte, un vif mouvement aux intelligences, et pousser au libre développement des talens. À travers les goûts transitoires, le bon sens français persiste et se retrouve. Qu’importe, par exemple, l’invasion des mythes allemands et des prétentieux symboles de la poésie d’outre-Rhin ? Nous avons des correctifs sûrs. Quelques pages de Voltaire, à travers tout cela, suffiront au besoin à guérir les intelligences nuageuses, à ramener les plus errans. Il faut donc, au fond, attacher peu d’importance aux invasions successives, aux conquêtes des différens procédés, des différentes manières de l’art étranger. L’admiration risquée passe d’autant plus rapidement qu’elle est plus vive. Ce qu’une critique sage doit donc seulement blâmer, c’est la facilité singulière avec laquelle on croit maintenant sur parole aux réputations qui viennent de loin. Ce qui naguère n’était qu’un engouement particulier, tantôt italien, tantôt espagnol, tantôt anglais, semble s’être transformé en une indulgence universelle. On a dit que l’hospitalité antique était morte : elle revit dans notre littérature. Nous avons comme des caravansérails intellectuels pour les pèlerins égarés de la poésie étrangère. Notre bon sens était naguère proverbial, comme notre politesse. Or, il faut le dire, ces prévenances exagérées font plutôt honneur à notre politesse qu’à notre bon sens. La civilisation naît du contact ; mais Joseph de Maistre remarque très bien que c’est aussi le propre des épidémies. Voilà le seul danger qu’il y ait à craindre.

Ces réflexions peuvent paraître par trop alarmantes, puisque je n’ai à parler que de la littérature septentrionale. Cette littérature sans doute n’aura jamais dans le public un succès profond et marqué ; si elle trouvait une école, si elle faisait éclat, cela ne durerait pas long-temps. De toute manière, ce serait une aurore boréale. Son influence pourtant, bien que lointaine et mitigée, semble avoir pénétré jusqu’en Italie. Il y a telle strophe de Manzoni ou de Pellico qui sent son Œhlenschlœger ou son Tegner. La blanche et vaporeuse poésie du Nord, avec ses lignes mal arrêtées, avec ses horizons brumeux, ses paysages gracieux, mais uniformes ; la poésie du Nord, dis-je, s’est penchée sur sa sœur du Midi, et au lieu des canzoni résonnans, des sautillantes chansons, elle lui a appris la ballade énervée, facile, languissante ; elle a évoqué, sous le soleil romain, dans cet air où retentissent encore les prestes dactyles et les lourds spondées de la langue latine, elle a évoqué les ombres pâles des scaldes et des minnesingers.

Eh bien ! je prétends que cette influence, qu’on l’attribue à l’Allemagne ou qu’on la fasse venir du Nord même, est loin d’être bonne. La poésie italienne n’était pas rêveuse de sa nature. Dans ses défauts, elle se permettait plutôt la recherche, les concetti, la manière ; mais sa langue était toujours demeurée nette, décidée dans le contour, point vague, point indécise, point flottante ; quelque chose, au contraire, de sonnant et de distinct, quelque chose d’harmonieux comme un timbre. Les brouillards conviennent peu à cette chaude et brûlante atmosphère.

Ils ne vont guère mieux à notre climat si tempéré et si sain. Dès les premières années de l’empire, Ossian avait été très à la mode ; mais, malgré le faible de Napoléon pour le pastiche de Macpherson, la traduction et les vers de M. Lormian eussent suffi à nous guérir. Le goût en passa donc assez vite. Toutefois, ce souffle venu de Fingal était précurseur. On pouvait déjà deviner les enthousiastes qui mettraient un jour les Eddas et les Niebelungen à côté d’Homère. On le sait, c’est un honneur dont les modernes éditeurs des trouvères ne sont pas non plus avares, et qu’ils accordent volontiers à ce qu’on nomme maintenant sans façon les poèmes du moyen-âge. Il fallait bien être aussi indulgent pour les scaldes que pour les trouvères. Je dois le dire pourtant, notre poésie du XIIe au XIVe siècle, nos cycles chevaleresques, comme on dit assez emphatiquement, nos lais de la langue d’oïl sont loin de valoir les œuvres à demi barbares, mais souvent pleines de caractère, de l’ancienne poésie scandinave. Sans nier la finesse maligne de nos fabliaux, le tour gracieux de nos vieilles romances (le recueil du Romancero françois en contient quelques-unes vraiment charmantes), on peut affirmer que les trouvères, placés entre l’harmonie provençale et les rêveries guerrières des poèmes septentrionaux, qu’ils imitent également, sont inférieurs et aux troubadours et aux scaldes. Je ne vois pas quel profit la France pourrait avoir à maintenir, malgré l’évidence, l’originalité et la supériorité de la poésie d’oïl. Notre véritable, notre belle littérature, ne date guère de là. On aura beau parler du cycle de Charlemagne, du cycle de la Table-Ronde, du cycle du Saint-Graal ; ce sont des noms sonores qui font effet dans une dissertation, mais qui ne sauvent aucunement l’ennui du lecteur, quand il se risque à parcourir les interminables fatras que Cervantès a heureusement couverts de ridicule, et qu’on décore maintenant du titre grandiose d’épopées. Quoi qu’en ait dit M. de Montalembert dans l’introduction éloquente et passionnée de son Élisabeth de Hongrie, quoi qu’en puissent dire les admirateurs de « l’art chrétien, » au nom de je ne sais quelle religiosité sentimentale, la poésie (je dis mal peut-être, mais ce n’est pas ma faute), les vers des trouvères sont de beaucoup inférieurs à la poésie, aux vers des Provençaux. Voilà une grande concession faite au Midi ; le Nord a droit aussi à sa part. Eh bien ! j’ose affirmer, quand cela devrait faire douter M. Paris, M. Jubinal, M. Michel, et tous les collecteurs du monde, de la rectitude de mon jugement ; j’ose affirmer que la France (Voltaire eût dit la Gaule) du moyen-âge n’a pas une épopée qui vaille les Eddas ou les Niebelungen, lesquels ne valent pas tout-à-fait ce qu’on en a dit.

Telle est la place qu’il faut accorder à la poésie scandinave. Si je la lui donne quelque peu aux dépens de nos trouvères, démesurément exaltés depuis quelques années, ce ne peut être, après tout, qu’une erreur de chronologie et de goût sans inconvénient. L’influence de la littérature septentrionale a pu avoir ses avantages au moyen-âge. ; à l’heure qu’il est, elle serait funeste. Notre langue est la netteté même ; toute cette poésie vague, floconneuse, incolore, uniforme, sans force, sans vie, sans grandeur, ne peut qu’être nuisible. Voilà les réserves que je voulais faire et que j’eusse aimé à retrouver, au moins indiquées, dans quelques productions françaises dignes d’estime, et qui, depuis un an ou deux, sont venues jeter un nouveau jour sur l’ensemble de la littérature du Nord. Si la critique, raisonneuse de sa nature, se laisse prendre ainsi à ces simulacres de pensée et de style (je sais faire la part des beautés douces et tendres qui s’y rencontrent), si l’histoire elle-même croit trouver des points de vue pittoresques et variés dans un paysage terne, monotone, sans éclat, que sera-ce donc de la poésie ? Comment se garder des illusions de la bienveillance dans un sujet de prédilection ? On me permettra d’être sévère ; ce ne sera qu’une compensation. Tout ce que je tiens d’ailleurs à maintenir, c’est que la poésie française doit dire des productions septentrionales comme la rose du Bengale aux autres fleurs, dans je ne sais quelle jolie pièce d’Hégésippe Moreau :

Pâles filles du Nord, vous n’êtes pas mes sœurs.

Il y a quelques années déjà que l’attention en France s’est dirigée sur toute cette littérature de l’Islande, de la Suède, du Danemark, de l’ancienne Allemagne. M. Ampère, dont l’intelligence ouverte s’attaque volontiers aux points peu connus, vint un des premiers et ouvrit la voie. On a de lui tout un remarquable volume sur ce sujet, qu’il a bien fait de recueillir avant de se livrer à son grand travail d’histoire littéraire. Le cours que M. Saint-Marc Girardin professa pendant plusieurs années à la Sorbonne sur l’histoire d’Allemagne, l’amena aussi tout naturellement vers ces origines littéraires, et il s’éprit un moment des cycles et des épopées ; mais son esprit si net et si vif ne devait pas se plaire long-temps aux mythes et aux symboles des poésies primitives : il s’en tira vite, et, dans un de ses derniers discours d’ouverture, il faisait même allusion à cette prompte retraite, avec une fine malice qui rit des désenchantemens. M. Saint-Marc Girardin s’était proposé de traduire les Niebelungen, et il en a inséré quelques fragmens dans ses spirituelles Notices.

Avec l’appui d’esprits aussi distingués, la littérature du Nord ne pouvait manquer d’attirer les regards : les voyages de M. Marmier, qui se dévoua bientôt en poète et avec amour à ces lointaines études, la firent de mieux en mieux connaître. Tout un mouvement scientifique s’est donc opéré sous cette influence, et, en moins de deux années, il a été écrit en France plus de livres sur ce sujet que nous n’en possédions jusqu’ici. De là, tout un groupe de travaux sérieux, utiles, qu’il importe de faire connaître et d’apprécier.

Les Prolégomènes à l’Histoire de la Poésie Scandinave[1], de M. Edélestand du Méril, doivent figurer au premier rang. C’est un ouvrage consciencieux, savant, plein de recherches, où se décèle même du talent, mais qui, par le vice complet de méthode, par les écarts d’imagination, appelle une critique sévère. Si l’auteur persiste dans cette fausse route, il se fourvoie ; si au contraire il coordonne ses idées, s’il dégage sa pensée du vague où elle s’égare, son style des phrases lourdes et prétentieuses où il s’enchevêtre volontiers ; s’il met un frein à l’intempérance de son érudition ; s’il sait enfin faire un choix, trouver la vraie mesure sans se perdre aux menus détails, sans entasser puérilement les notes inutiles, sans essayer de bâtir un monument, une Babel avec des grains de sable, alors M. du Méril pourra prendre place parmi les rares écrivains qui savent joindre, dans une unité imposante, ces deux élémens, trop souvent isolés et qui pourtant s’appellent et se complètent, la science et le style. — Il y aurait beaucoup à dire sur ce livre.

Et d’abord si l’on juge M. Edélestand du Méril sur ses prétentions, on a droit d’être exigeant. Il a voulu faire, il le dit hautement, un travail complet « auquel une seconde publication ne pût rien ajouter. » Il est vrai que l’auteur se croit quelque peu prédestiné à ces sortes d’études, et que la prédestination doit donner l’assurance. « Ce qu’il y a, dit-il, de grave et de fortement articulé dans son nom n’est point demeuré sans influence sur le développement de son caractère et de son intelligence. » Cela rappelle le vers de Victor Hugo :

Mon nom saxon redit par des bouches bretonnes…

À part même le plan général, dont je ne conçois pas parfaitement l’arrangement brisé et confus, les divisions arbitraires et sans suite qui font du livre une série de dissertations peu cohérentes, plusieurs défauts me choquent dès d’abord et me gâtent les meilleures parties. On est frappé, avant tout, de ce que M. du Méril a voulu faire un livre savant au lieu de faire un bon livre. Sans doute ces deux qualités ne s’excluent pas. On peut faire un bon livre qui soit un livre savant ; mais, en revanche, on trouve beaucoup de livres savans qui sont loin d’être de bons livres, et c’est précisément le cas du volume de M. du Méril. Pourquoi en effet cette effrayante accumulation de notes sans fin qui rompent désagréablement la trame du texte et où on se perd ? La méthode discursive de Bayle, méthode fausse qui l’eût infailliblement perdu si les merveilleuses finesses de son génie critique ne faisaient oublier ce déplorable procédé ; cette méthode était préférable encore à celle que l’auteur a cru devoir adopter, sans doute par une déférence mal comprise pour l’Académie des inscriptions. Assurément M. du Méril a dû beaucoup lire, beaucoup feuilleter ; le labeur a été dur, et l’auteur a grapillé çà et là, dans sa trop abondante moisson, des textes curieux, peu connus. C’est un volume, je le reconnais, qui accuse plus de travail peut-être qu’il n’en serait nécessaire pour écrire plusieurs bons livres. Mais est-ce que la véritable érudition est complète, est-ce qu’elle dit tout ? La critique n’est-elle pas là aussi, dont le rôle est de choisir et d’éliminer ? Comment se reconnaître dans cet entassement ? On s’y absorbe. L’œil va du texte aux notes, et une fois égaré dans ces notes confuses qui ressemblent à une forêt sans clairières, il s’efforce en vain de revenir au texte ; fatigué, ébloui de ce scintillement de citations bigarrées, il ne sait où se reprendre. Cela fait l’effet d’une de ces armées de barbares décrites par Tacite et jetées pêle-mêle dans des chariots. Qui ne préférerait de beaucoup la rigoureuse discipline des légions ?

M. du Méril est, à coup sûr, fort instruit ; mais il fait montre de sa science, il la donne en petite monnaie. Son livre est comme un musée où tout est en vue, où les moindres choses, le grain de poussière et le ciron, s’ils se pouvaient voir, auraient leur case et leur étiquette. À qui, par exemple, tout cet étalage de langues étrangères peut-il faire illusion ? « L’histoire des influences de la littérature scandinave, dit textuellement M. du Méril, nécessite des connaissances philologiques presque universelles, et l’auteur doit reconnaître que les siennes sont nulles sur quelques points et fort superficielles sur beaucoup d’autres. » On voit bientôt par le sourire qui semble échapper à l’auteur à propos du critique Olafsen peu renseigné sur le sanscrit et sur le persan, on voit que c’est là un pur déguisement de modestie. Et en effet, sans parler des idiomes anciens et modernes que M. du Méril, en polyglotte universel, cite à tout propos, ses notes sont incessamment lardées, comme dirait Rabelais, de caractères cunéiformes et runiques, de mots arabes, turcs, syriaques, hébreux, persans, arméniens, sanscrits, égyptiens ou russes, donnés chacun dans son alphabet respectif. Avec un pareil livre, on pourrait apprendre à lire aux enfans de tous les pays. M. du Méril affirme que ces citations originales sont une garantie de bonne foi pour le lecteur, même quand il ne les comprendrait pas. Est-ce une épigramme contre le public qui ne vérifie point les assertions des savans ? Est-ce une épigramme contre les savans qui se donnent à plaisir des simulacres d’exactitude impossible à contrôler ? Quoi qu’il en soit, ce faste d’érudition est un abus, s’il n’est pas un travers. M. de Sacy, qui savait un certain nombre de langues ; M. Fauriel, qui a aussi, je suppose, quelques notions en ces matières, n’ont jamais montré ce mauvais goût.

À quoi mène, je le demande, ce laborieux entassement d’imperceptibles détails ? On ne perce pas des voies romaines tous les jours assurément ; mais il ne faut pas se perdre, en revanche, dans des sentiers trop menus. Jusqu’ici l’archéologie avait été réservée pour l’antiquité, et cela paraissait raisonnable et suffisant. La valeur, le caractère, la date des monumens, justifiaient l’éternelle insistance des érudits. Mais si on applique maintenant ce procédé au moyen-âge, ne sera-ce pas du fétichisme puéril ? À quelles monades, à quels infiniment petits ne descendra-t-on point, si on traite les trouvères et les scaldes comme des classiques, si on assimile aux poèmes d’Homère les épopées chevaleresques ? Il est vrai que les assertions générales, que les vues d’ensemble ne manquent pas dans le livre de M. du Méril ; mais c’est un autre excès qui fait contraste.

Je me garderai assurément de blâmer l’alliance de la pensée et de la science. Ce sont deux sœurs trop souvent séparées et heureuses de se donner la main. Bien qu’on puisse m’opposer le plus grand nombre des cas dans la pratique, l’érudition n’exclut pas l’art. L’art consacre tout ce qu’il touche, et il n’y a de monumens vraiment durables, même dans la science, que ceux qu’il a revêtus de ses formes immortelles. Je ne veux pas dire que la beauté plastique doive être le principal soin d’un archéologue ; mais quand j’entends certains érudits de profession médire de ceux qui écrivent, et ranger parmi les littérateurs légers quiconque cherche à couvrir l’idée de formes élégantes, quiconque se préoccupe même de savoir correctement sa langue, le souvenir de la vieille fable de La Fontaine me revient involontairement à l’esprit : Ils sont trop verts. M. du Méril n’a pas pensé de la sorte, et il faut l’en féliciter. Mais pourquoi compromettre par un lyrisme déplacé, par un ton déclamatoire, ces velléités de style, trop rares en pareilles matières ? Avec l’appareil scientifique auquel se complaît l’auteur, avec le cortége de notes dont il s’entoure ou plutôt dont il s’enveloppe, ses écarts n’en ressortiront que mieux.

M. du Méril paraît s’être laissé quelque peu prendre à la phraséologie humanitaire de certaines écoles modernes. C’est une faute, faute excusable dans l’espèce, pour parler le langage du palais. Presque tous ceux qui s’occupent des anciennes poésies nationales, presque tous les éditeurs ou collecteurs de productions du moyen-âge s’en sont en effet tenus, depuis dix ans, au métier estimable, mais peu intelligent, de copistes exacts (je pourrais être plus sévère, comme on voit) et de patiens correcteurs d’épreuves. On a reproduit les manuscrits avec une fidélité judaïque, avec une exemplaire exactitude ; on s’est modestement borné, pour ainsi dire, à un rôle de diagraphe. La philologie, une philologie très abondante, mais peu rationnelle, peu philosophique, les étymologies, les variantes, les glossaires partiels, ont fourni leur contingent ; il a été beaucoup question de la fameuse règle de l’S ; mais de critique, mais de saine appréciation, mais de vues générales, mais d’histoire littéraire, pas le plus petit mot. Tout s’est passé en respectueux procédés à l’égard de ces pauvres manuscrits du moyen-âge, dont (pour se dispenser de préfaces qui demandent des idées) on a décrit longuement la couverture et le vélin, dont on a énuméré le contenu, sans faire grace d’un recto ni d’un verso. Monsignor Maï ne traite pas avec plus de précautions ses palimpsestes du Vatican. On ne peut donc qu’approuver la réaction tentée par M. du Méril, au nom de l’esprit contre la lettre.

Ce n’est pas à dire toutefois qu’il faille tomber dans l’excès contraire, et, à propos de la poésie scandinave, parler à chaque instant d’esthétique et d’humanité. Mon Dieu ! réservez donc ce grand mot d’esthétique pour les grandes occasions, pour quelque beauté d’Homère ou même de Goethe, et n’empruntez pas la terminologie de Hegel pour la transplanter sous le climat glacé de l’Islande. Toute cette poésie, en définitive, n’est que l’informe bégaiement d’un peuple enfant et sauvage. L’histoire a beaucoup plus à y prendre que les lettres. Et puis, qu’a de commun le développement de l’humanité, qu’a de commun la marche des sociétés avec ces chants scandinaves ? Ils ont exercé une certaine influence sans doute, influence bornée et restreinte. Ils ont eu, comme toute chose, leur rôle, leur destinée. Mais, après tout, quel invisible et mince comparse que l’Edda dans le drame immense du monde ! À quoi sert de monter sur le trépied et de parler au nom de Vico, quand deux pages plus loin, quand, au bout de quelques phrases, on entre de plain-pied dans les plus minutieuses questions de vocabulaire et d’accens ? On a l’air par là de vouloir déterminer l’influence de la rime et de l’alphabet sur la marche de la politique, et cela a son côté plaisant. Je sais bien qu’Aristote a dit que la poésie était plus vraie que l’histoire. M. du Méril eût pu s’appuyer de ce texte ; mais Aristote ne parlait pas ainsi en traitant des questions de versification et de grammaire.

Plusieurs des assertions de M. du Méril impliquent d’ailleurs contradiction. Il nie presque l’histoire de la philosophie, qui court, dit-il, la bague aux idées, et en revanche il accepte, il proclame la philosophie de l’histoire. Par malheur, cette philosophie proprement dite, qui vous fait sourire, ne date pas d’hier ; c’est une forme éternelle, et par conséquent nécessaire de l’esprit humain. Elle a honoré toutes les grandes époques. La philosophie de l’histoire, au contraire (que je ne veux pas nier, que j’admire même dans de certaines limites, et qui excite vos sympathies si vives), est une science nouvelle, scienza nuova. C’est Vico, que vous aimez tant à citer, qui la nomme ainsi. Elle naît à peine, elle n’a pas d’antécédens. Herder n’a recueilli que ses vagissemens ; et, si on doit la trouver quelque part, ce sera ailleurs, je m’imagine, que dans les neiges du Nord, et à propos de quelques chants populaires écrits dans une langue barbare.

M. du Méril est de l’école allemande. Ses autorités préférées viennent, bien entendu, d’au-delà du Rhin. Il cite fort peu Mallet et beaucoup M. Grimm. Cela est légitime jusqu’à un certain point, puisqu’on a beaucoup écrit sur le Nord en Allemagne et qu’on s’en est fort peu occupé en France. Les procès de tendance sont permis en littérature, s’ils ne le sont pas en politique. Or, la tendance de M. du Méril est très marquée. Il aime à donner les titres des livres étrangers qui complaisent à ses goûts d’érudit. C’est donc de l’Allemagne évidemment que procède la critique de l’auteur ; là est son point de ralliement, là est son centre, son drapeau. Je ne veux pas nier les beaux travaux d’érudition qui honorent le pays des Ranke et des Savigny ; c’est, dans les idées actuelles, la terre classique des recherches et de la science. On me permettra seulement de maintenir, en passant, que beaucoup de vues nouvelles, adoptées par nous avec enthousiasme, sont d’abord parties de France, pour nous revenir ensuite chargées de nuages. Derrière Niebuhr, j’aperçois Beaufort et Lévesque, que nous avons oubliés. C’était, sur les premiers temps de Rome, un scepticisme intelligent que l’Allemagne a exagéré, et que nous avons repris ensuite enveloppé de brouillards et grossi de l’inadmissible théorie des épopées populaires. Dans un autre ordre d’idées, il en est de même du livre de M. Strauss, si bien traduit par M. Littré. Qu’est-ce autre chose que du Volney, du Dupuis atténué, mitigé, annoté, recouvert de textes, et jeté au public en pâture sous une carapace bien pédante, bien hérissée, bien obscure ? Nous citons à tout propos les érudits allemands, qui nous citent fort peu. M. Strauss, par exemple, dont je parlais à l’instant, a trouvé moyen d’écrire deux volumes énormes de théologie, où le dernier docteur de la dernière université d’outre-Rhin a sa place en note, et où on ne trouve pas indiqué, je crois, un seul livre français, attendu probablement que le pays de Bossuet, de dom Calmet et de vingt autres interprètes célèbres de l’Écriture, n’offre pas assez de garanties sérieuses à messieurs les faiseurs d’exégèse. Il en est ainsi en histoire. Nous ne jurons que par l’Allemagne, et presque aucun des grands noms qui représentent ici les sciences historiques n’obtient chez nos voisins les honneurs de la citation. Il est vrai qu’ils s’appuient quelquefois de l’autorité de M. Capefigue. Est-ce une malice ? L’Allemagne n’est pas par excellence la contrée des fines plaisanteries, et je suppose que cela est seulement analogue au procédé des revues anglaises, qui parlent beaucoup plus de M. Soulié ou de M. Paul de Kock que de Mérimée ou d’Alfred de Musset.

Mais revenons. Disciple de l’école germanique, M. du Méril devait adopter avec empressement les idées de Wolf et les appliquer à la Scandinavie. Il nie donc la personnalité poétique de l’auteur de l’Edda, de Sæmund, ainsi qu’on avait fait pour Homère, ou au moins il ne le regarde que comme un compilateur secondaire, coupable tout au plus de quelques remaniemens postérieurs. Quand c’est sur l’Iliade que j’entends soutenir cette théorie, quand j’entends faire de la grande épopée homérique une agrégation fatale de chants populaires, les plus subtiles raisons de critique, les plus ingénieuses et les plus savantes objections ne m’ébranlent pas, je l’avoue. Ce peut être la marque d’une intelligence étroite, méticuleuse, arriérée. Il y a une objection, une seule, qui me paraît renverser tout le spécieux échafaudage de l’érudition destructive ; c’est le mot que la voix d’en haut disait à saint Augustin sur l’Évangile : Tolle, lege. En effet, quand on lit Homère, l’unité du génie se manifeste dans le détail, éclate dans l’ensemble, et il devient évident qu’un poème ne se fait pas comme un vaudeville, avec des collaborateurs. Assurément je ne donnerai pas le même conseil pour l’Edda ; le mot d’Augustin ne suffit plus. L’épreuve d’ailleurs, fort difficile à accomplir d’une haleine, ne serait pas convaincante. Je serais assez porté, par tempérament d’esprit, à croire à Sæmund ; mais cependant l’incohérence de l’œuvre et des détails donne peut-être raison à M. du Méril. Il serait toutefois facile de contredire plusieurs de ses affirmations.

Ainsi, l’Edda appartenant aux traditions de l’ancienne théogonie scandinave, et son rédacteur Sæmund ayant été un chrétien assez zélé, M. du Méril se trouve amené, dans l’intérêt de son hypothèse, à soutenir d’une manière absolue que le christianisme, que le fanatisme religieux (le mot est quelque peu dur), ne transigea sur aucun point avec les croyances antérieures. C’est méconnaître le caractère conciliant du christianisme, qui a toujours su, au contraire, dans les strictes limites de la foi, opérer une habile fusion. Que de débris du paganisme, du druidisme même, ne retrouve-t-on pas dans les premiers siècles ! Il y en a bien des preuves, même après les Capitulaires. Est-ce que les choses se seraient passées autrement dans le Nord qu’ailleurs ? Pourquoi Sæmund n’aurait-il pas été un chrétien à la manière de ces anciens évêques des Gaules, zélés pour la foi, indulgens pour la littérature païenne ? Sa littérature païenne à lui, c’était la mythologie scandinave. Je n’insiste pas. Ce qu’il importe seulement de rétablir, c’est que le christianisme primitif n’a jamais montré ces emportemens d’intolérance, surtout littéraire. La religion nouvelle savait être douce dans ses conquêtes, inflexible dans ses résistances. C’est par là qu’elle a triomphé.

Un des avantages que trouve M. du Méril en retirant à Sæmund la composition de l’Edda, c’est d’augmenter la valeur du poème en en reculant la date. Tel est le caractère particulier de ces sortes d’ouvrages : ils embellissent en vieillissant, et c’est une coquetterie habituelle de la critique de leur donner à plaisir des années. Quoi qu’il en soit, j’aurais tort de dissimuler que M. du Méril, avec son érudition très variée, très renseignée, très approfondie, donne de ses paradoxes scientifiques beaucoup de raisons ingénieuses, fines, quelquefois même spécieuses. Il déploie un tel luxe de citations et d’autorités qu’on s’y laisserait presque prendre, si on n’était en garde contre la pente habituelle de ses idées.

Les grands problèmes, les problèmes compliqués, n’effraient pas M. du Méril ; il les aborde de front, sans détour, avec un rare courage d’esprit : ses dissertations, sur les données les plus diverses, se succèdent sans trop d’ordre, d’après une classification à peu près arbitraire, et dont le sens m’échappe complètement. Cette extrême variété d’études poussées en tout sens, cette curiosité inquisitive et volontiers distraite par les épisodes, cette manière incohérente enfin, que l’auteur a introduites dans un sujet fort restreint et uniforme, déconcertent la critique, la dépistent, et la réduisent forcément aux objections générales et de sens commun. Il lui serait impossible de donner du livre une idée même sommaire, d’aborder l’analyse ou le détail, sans se perdre à son tour dans les imperceptibles nuances. Les questions les plus minutieuses ont leur place chez M. du Méril à côté des thèmes les plus grandioses. La rhythmique et la versification scandinaves sont traitées avec un amour de grammairien ; puis tout à coup les rapports littéraires des populations européennes au moyen-âge sont esquissés d’un ton tout-à-fait philosophique et général. Ces rapides transitions, on le devine, sont désagréables à l’esprit : il est peu habile de faire passer brusquement le lecteur de quelque liste bien sèche des scaldes, de quelque énumération philologique, de quelque catalogue bien savant, à un dithyrambe humanitaire.

Comme la plupart des écrivains qui traitent un sujet spécial, M. du Méril cherche à agrandir son domaine aux dépens des voisins ; il est envahissant et conquérant. C’est tout-à-fait un Charles XII littéraire ; il veut reculer les frontières du Nord. Tout vient de Scandinavie, tout y retourne. Mais, je le demande, si M. du Méril avait occasion d’écrire successivement sur les différentes littératures européennes, ne ferait-il pas comme M. de Beausset, qui, dans son Histoire de Fénelon, prenait parti pour l’archevêque de Cambrai, et dans son Histoire de Bossuet était du parti de l’évêque de Meaux. On pourrait alors appliquer à son cœur de critique ce que le poète dit de l’amour d’une mère :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.

Dans l’ordre des idées, cette méthode affectueuse a ses inconvéniens. M. du Méril tire tout à lui. Voici la légende de Véland-le-Forgeron, il la lui faut ; voilà la tradition d’Oger, elle lui convient, et dès-lors Charlemagne est évincé. En philologie, M. du Méril, bien entendu, traite longuement des origines scandinaves des langues romanes ; et de même sur toutes les questions. On conçoit combien ce procédé est vicieux. Sans doute le sujet est assez pauvre pour qu’il soit légitime de chercher à l’enrichir ; sans doute aussi M. du Méril a raison sur beaucoup de points. Les motifs, les preuves qu’il allègue, bien que compromis quelquefois par une forme enveloppée et confuse, attestent souvent de la science et de l’étendue d’esprit ; mais le manque de mesure vient vite, qui gâte tout et laisse le doute.

En traitant des poèmes scandinaves, des imitations qui en ont été faites, de l’influence qu’ils ont exercée, M. du Méril donne çà et là plusieurs fragmens, et entremêle ses chapitres de traductions utiles, curieuses et habilement faites. Il donne même à ce propos toute une théorie de l’art de traduire. La meilleure est assurément un sens délicat et un goût sûr. Ces généralités pourtant, que distinguent des vues heureuses et d’habiles rapprochemens sur les langues, sur la mystérieuse combinaison des idiomes, font honneur au talent de M. du Méril. Je relèverai seulement une sortie contre notre admirable langue française, qui, au dire de l’auteur, est « ingrate et rebelle à la poésie. » C’est sans doute dans quelqu’un des livres allemands auxquels il a si souvent emprunté que M. du Méril a lu et copié cette vieille et injuste banalité. Au surplus, le français n’encourt pas seul cette terrible malédiction ; la poésie de l’Orient et même la poésie du Midi paraissent puériles à l’auteur. J’avoue cependant, pour ma part, que j’ai l’audace de mettre la Divine Comédie bien au-dessus des chants de l’Edda.

Et d’ailleurs M. du Méril n’a pas trop à se plaindre. Notre langue, dans ses intelligentes traductions, semble reproduire assez exactement le sentiment poétique des œuvres scandinaves. La pratique ici ne dément pas la théorie. Peut-être seulement pourra-t-on trouver qu’il eût été de meilleur goût de placer ailleurs ce code de l’art de traduire. On dirait un général qui refait Végèce ou Montécuculli en tête du récit de ses campagnes ou de ses victoires, si l’on aime mieux. Cela n’est pas précisément modeste.

Le livre de M. du Méril est très substantiel, très nourri, plein de recherches utiles et intéressantes. Ce ne sont là pourtant que des prolégomènes à un travail plus spécial, qui est annoncé. L’auteur changera-t-il de méthode, s’amendera-t-il de ses écarts ? Il est à craindre que non ; car M. du Méril a précisément les deux défauts qui sont comme aux deux pôles de la science. Il est vague, risqué, déclamateur, dans l’ensemble, dans les vues générales ; puéril, au contraire, minutieux, abondant jusqu’à la satiété dans le détail. Ces deux tendances blâmables sont d’ordinaire isolées ; M. du Méril, par une singularité exceptionnelle, les réunit et les exagère. L’une corrigera-t-elle l’autre ? Le niveau s’établira-t-il dans ce talent par ce double contre-poids ? Un souffle sain, contenu, généreux, succédera-t-il à ce tourbillon mêlé de poussière ? Je ne sais. Au fond, cela serait désirable, très désirable pour la science comme pour l’art. M. du Méril est érudit, et il a en même temps un véritable sentiment poétique ; mais ces deux qualités rares, au lieu de se réunir, de s’agréger pour être fortes, courent chacune au hasard et se dispersent. Bossuet, par une de ces expressions de génie qui n’appartiennent qu’à lui seul, parle, à un endroit, des natures qui ne sont pas éclaircies. M. du Méril y devrait songer ; il devrait songer au mot de Vauvenargues, que la clarté est le vernis des maîtres.

Il serait facile de continuer long-temps ces remarques. On me pardonnera d’avoir insisté. L’Histoire de la poésie scandinave est sans contredit le travail le plus considérable, le seul livre même un peu étendu et sérieux qui ait été publié en France sur ce difficile et intéressant sujet. Comme je l’insinuais tout à l’heure, la critique qu’on en pourrait faire irait droit au vice de la science de notre temps ou de ce qui y vise ; elle l’atteindrait par ses deux côtés les plus attaquables, le vague hasardé des considérations générales d’une part, et de l’autre l’enfantillage méticuleux de la petite érudition. Ce que l’on s’est permis de dire plus haut du livre laborieux et inégal de M. du Méril, va naturellement rejoindre, dans leur vanité diverse et irritable, tous les généralisateurs nuageux, comme tous les collecteurs de notes insignifiantes et d’atômes scientifiques.

Avant M. du Méril dans l’ordre chronologique, après M. du Méril dans l’ordre logique, vient M. Bergmann. Sous le titre de Poèmes islandais[2] se trouvent interprétés, annotés, commentés, des fragmens qui peuvent servir de pièces justificatives à l’Histoire de la poésie scandinave. Ces morceaux sont au nombre de trois, et portent le nom de Voluspa, de Wafthrudnismal et de Lokasenna. Ils sont littéralement traduits de l’Edda de Sæmund et soigneusement reproduits avec le texte en regard. M. Bergmann y a ajouté des introductions, des notes, un glossaire, tout un travail enfin de philologue et de commentateur. On dirait des excursus, comme on en fait en Allemagne sur les classiques. C’est assurément beaucoup d’honneur pour ces morceaux isolés de l’Edda, que d’être ainsi traités avec ce soin religieux, avec ce scrupule singulier.

M. du Méril, ayant occasion de citer l’ouvrage de M. Bergmann, en loue « l’érudition remarquable. » C’est une galanterie un peu exagérée, mais de bon goût entre confrères. Le travail de M. Bergmann n’a rien, en effet, de précisément remarquable ; il est sage et judicieux ; il montre une intelligence réservée, prudente et visant seulement aux finesses philologiques, aux raffinemens de ponctuation et d’accentuation. Ce sont là des prétentions fort humbles. M. Bergmann a donc sur M. du Méril un grand avantage ; il n’a pas rêvé une course icarienne, et se tenant terre à terre, il n’a pu tomber. Les limites qu’il s’était posées sont atteintes ; il est ce qu’il a voulu être. Assurément son recueil ne révèle pas des qualités d’esprit extraordinaires, l’élévation ou l’étendue ; mais il est estimable, il renferme des notions utiles, il fait honneur à la patience et au discernement de l’auteur.

L’ouvrage a trois parties bien distinctes. Dans la première, M. Bergmann traite, avec beaucoup de lucidité, de l’origine des idiomes scandinaves et des Eddas ; puis il passe à un examen grammatical tout-à-fait minutieux et particulier de la langue islandaise. Le défaut de ces préliminaires est de soulever et de trancher à la hâte, comme en courant et presque d’un seul mot, plusieurs problèmes intéressans et ardus sur l’histoire de la mythologie septentrionale. Sans doute les monumens font défaut pour résoudre, avec la plénitude de l’évidence et d’une manière complètement satisfaisante, toutes ces questions. Sur beaucoup de points, il faut s’en tenir à la réserve et aux hypothèses. Mais plus la nature d’un problème en rend la solution purement conjecturale, plus il faut être sobre dans les conclusions auxquelles on est amené, plus il faut s’entourer surtout de preuves à l’appui, et ne point glisser sur les surfaces. L’esprit n’est pas toujours satisfait des explications que produit M. Bergmann. En un mot, et pour dire toute ma pensée, cette introduction est claire, nette, méthodique, mais souvent superficielle et insuffisante.

La seconde partie de l’ouvrage est la plus curieuse. C’est une traduction, mais une traduction littérale, pied à pied, presque mot à mot, de trois épisodes fort remarquables de l’Edda de Sæmund. J’avoue qu’appliqué à une œuvre d’art et de style, à un travail de maître, ce procédé serait tout-à-fait inacceptable. Quand on veut forcer le génie de l’expression, faire entrer violemment dans une autre langue une nuance poétique tout-à-fait étrangère, quand on s’obstine enfin à traduire les idiotismes, on se trouve forcément conduit à des résultats déplorables ; on est exact dans le détail, faux dans l’ensemble ; on sacrifie la phrase au mot et l’idée à la phrase. Le talent de M. de Châteaubriant lui-même y a échoué, et on court vite à Velléda et à René, quand on vient de lire quelques pages de son Milton. Mais en matière d’Edda, il s’agit fort peu d’art, quoi qu’on en puisse dire, et une fidélité absolue, tout-à-fait voisine du texte, peut seule rendre la couleur primitive et particulière de l’original.

Les trois épisodes interprétés par M. Bergmann sont chacun d’un caractère différent, et suffisent à donner une idée du bizarre et curieux recueil de l’Edda. Le but de la Voluspa, ou Visions de Vala, est de représenter la mythologie scandinave dans son ensemble, depuis les mythes sur l’origine de toutes choses jusqu’à ceux relatifs à la destruction et à la renaissance du monde. Le scalde a choisi le personnage de Vala, qui est un type de la prophétesse, pour lui faire dire avec autorité tout ce que contient le poème. L’idée principale de ce chant, c’est que la ruse et la force doivent être dominées par la justice. Les malheurs dont est semée la vie de l’homme sont nés de l’injuste. De là cette conclusion que le monde périra en même temps que les dieux qui les premiers, comme Odin et Thor, se sont livrés à des actes de violence et de mauvaise foi. On entrevoit ici comme une annonce de la chute de l’ancienne théogonie scandinave et de l’avénement du christianisme. Il y a dans ce morceau une teinte sombre et morale qui est très frappante. — Le Vafthrudnismal a un caractère bien plus sauvage. C’est un dialogue entre l’iote Vafthrudnir, un de ces êtres qui, au commencement de toutes choses, possédaient l’intelligence et la science, et Odin, ase de la sagesse et du savoir. Odin répond aux questions difficiles que lui adresse son rival, et Vafthrudnir se tire habilement aussi des problèmes qui lui sont posés. À la dernière énigme pourtant, l’iote reste court. Le prix de la gageure était la tête du vaincu. On rencontre dans ce fragment une raideur, une dureté de langage vraiment extraordinaire. C’est un duel d’esprit sec et hautain. Sous chaque parole, on sent comme le tranchant de l’acier. — Les Sarcasmes de Loki reflètent aussi des mœurs atroces et violentes. C’est la critique, la satire de l’odinisme, par une espèce de Lucien scandinave, de Voltaire du pôle arctique. Loki est un dieu septentrional et un dieu railleur, qui n’a d’autre plaisir que de taquiner ses collègues. Les ases sont assemblés chez Œgir, et font un vrai festin de princes. Loki, qui n’avait pas été invité, se présente à la porte, et pressé par son appétit, irrité par l’impolitesse qu’on lui avait faite, il accable chacun de sanglans sarcasmes. Il y a quelque esprit sans doute, mais de l’esprit barbare, dans ces virulentes et curieuses invectives.

On retrouve avec plaisir, dans la version de M. Bergmann, la couleur tranchée, la crudité même de l’original, et ces phrases coupées, brèves, énigmatiques, ces images spontanées qui caractérisent presque tous les monumens des littératures primitives. Je ne suis aucunement compétent pour apprécier et goûter la troisième partie de l’ouvrage, dans laquelle il est traité au long des formes grammaticales de la langue islandaise. Bien que ces recherches témoignent d’études patientes et d’une bonne méthode, je me permettrai une simple observation de bon sens sur la composition même du livre. Le but capital que s’est évidemment proposé M. Bergmann, c’est la traduction des trois courts fragmens dont je viens de donner une idée sommaire. Le titre de l’ouvrage en indique assez le but. Eh bien ! avec le texte, ces morceaux occupent à peine le tiers du volume. Par un singulier manque de proportion, le reste se compose d’accessoires. Ce sont des introductions qui se succèdent, se font oublier les unes les autres, et ont le tort de promener l’esprit du lecteur sur une foule de questions qui devraient s’éclairer mutuellement dans un travail complet, au lieu d’être séparées. Il arrive par là que la littérature est rejetée sur le second plan, au profit de la grammaire, et que la lexicographie, l’étymologie comparative, usurpent toute la place. Je n’ai aucune raison pour dire du mal de la philologie, que je respecte infiniment ; mais l’auteur me paraît s’être préoccupé trop exclusivement de linguistique. Les idiomes ne sont que des instrumens, et les mots ne doivent venir qu’après les idées. Quoi qu’il en soit, si le travail de M. Bergmann manque de qualités perçantes et vives, de sagacité pénétrante, s’il n’a rien d’excitant et d’étendu, s’il est quelque peu pâle et morne comme les crépuscules du Nord, il accuse cependant une intelligence curieuse. Là au moins on se sent sur un terrain solide ; on ne perd pas pied à chaque instant comme dans les courses aventureuses de M. du Méril.

M. Bergmann n’avait donné que trois épisodes de l’Edda ; Mlle du Puget l’a traduite tout entière[3] ; elle ne s’est même pas bornée à la collection poétique de Sæmund ; elle y a joint le recueil en prose de Snorre Sturleson, lequel appartient à une date plus récente et n’est qu’une rédaction différente et postérieure des mêmes légendes. Je me garderai de donner une nouvelle analyse des Eddas ; elles sont connues. Mais aujourd’hui, au moins, on a le monument tout entier sous les yeux, et l’on peut juger par soi-même. Nous ne saurions donc trop féliciter Mlle du Puget de ne pas s’être laissée rebuter par la difficulté extrême de l’entreprise. Cette publication est un véritable service rendu aux lettres ; elle complète la grande série des épopées nationales de l’Europe.

Cette traduction des Eddas est d’une grande élégance, et c’est à peine si l’on pourrait relever çà et là quelques incorrections de langage. Si l’on compare toutefois la version de Mlle du Puget à celle des épisodes interprétés par M. Bergmann, l’avantage, au moins scientifique, me paraît rester à M. Bergmann. La traduction de M. Bergmann n’a pas assurément le charme littéraire qui plaît chez Mlle du Puget ; mais Mlle du Puget adoucit quelquefois les tournures, et, dans sa phrase châtiée, disparaît la rudesse brutale du texte. Les contours en un mot se substituent quelquefois aux saillies brusques et dures. On peut objecter en revanche que M. Bergmann a poussé jusqu’aux extrêmes limites le système de la littéralité. Tout est sacrifié à la forme ; le vers est traduit par le vers, le mot par le mot. C’est un calque. Il est fâcheux que M. Bergmann n’ait pas achevé son travail et qu’il n’ait publié que des fragmens. On aurait eu deux versions conçues dans des systèmes différens et dont l’une aurait servi à l’autre de correctif et de contrôle. Que Mlle du Puget ait atténué la crudité choquante de quelques expressions cyniques, je le comprends, c’est de la part d’une femme (surtout dans un temps où il semble permis aux femmes de tout écrire, et où elles usent largement de la permission), c’est une marque de bon goût ; mais on doit regretter que dans l’ordre purement littéraire, l’auteur ne se soit pas astreint à une fidélité absolue. La manière saccadée des scaldes s’efface un peu dans sa prose. Je crains que ce ne soit là aussi le défaut capital d’une traduction complète des Niebelungen, poème appartenant à la même famille, à la même souche que les Eddas, qu’a précédemment tentée une autre femme, Mme de la Meltière. Quoi qu’il en soit, ces deux publications se correspondent et se complètent.

Je ne relèverai pas une phrase de Mlle du Puget, dans laquelle il est dit que l’Edda de Sæmund peut rivaliser, « sous le rapport du mérite poétique, avec toutes les productions du même genre que les anciens nous ont laissées. » Comme Homère et Virgile se trouvent englobés dans cette étrange affirmation, on me permettra seulement de protester au nom des plus simples principes littéraires. Au surplus, une si inadmissible opinion n’a pas ici d’inconvénient. Mlle du Puget traduit, elle ne disserte pas. Son enthousiasme naïf n’a pu qu’être un aiguillon utile, en lui exagérant à elle-même la portée de sa tentative et les beautés qu’elle avait à reproduire.

Comment se plaindre d’ailleurs de l’extrême admiration que manifeste Mlle du Puget pour les Eddas ? Ce n’est vraiment rien auprès de l’engouement qu’ont soulevé naguère les Niebelungen. Le roi de Bavière n’a-t-il pas fait retracer dans son palais de Munich les principaux évènemens de ce poème par le grand peintre Cornelius ? N’a-t-on pas créé des chaires d’interprétation spéciale, par une indigne parodie de ce qui s’était passé pour Dante au temps de Boccace ? Les bibliophiles n’ont-ils même pas poussé le culte plus loin ? On se rappelle le baron de Lassberg, qui avait fait imprimer, d’après un manuscrit, les chants des Niebelungen sur les murs de la principale salle de sa maison.

Quoiqu’il y ait bien à rabattre de ce fanatisme, on ne peut disconvenir du cachet vraiment original empreint sur ces bizarres productions. Aussi bien que les Niebelungen, les Eddas méritent d’être étudiées. Il va sans dire que ceux qui cherchent, dans les monumens primitifs, des inductions sur les croyances théogoniques des peuples, sur les caractères et les mœurs des vieilles races, ont beaucoup à profiter de la lecture de ce recueil, où la grace naïve s’allie quelquefois à la plus étrange rudesse, et les plus beaux mouvemens de l’ame au plus féroce orgueil, au plus cruel égoïsme. Il y a là plus d’une révélation curieuse sur les tendances des sociétés au berceau.

La philosophie elle-même aurait quelque profit à tirer de ces antiques documens. Je n’en veux qu’un exemple. J’ouvre l’Edda de Sturleson et je trouve cette phrase : « Nous donnons le nom d’Odin au maître de l’univers, parce que ce nom est celui du plus grand homme que nous connaissons. Il faut que les hommes l’appellent ainsi. » Quelle portée, quelle révélation dans ces simples mots ! n’expliquent-ils pas d’une manière frappante comment les anciennes croyances mythologiques des peuples sont semées de souvenirs humains et historiques ? Les hommes, ne sachant quel nom donner à Dieu, l’appellent du nom du plus grand homme qu’ils connaissent ; mais bientôt les souvenirs de la vie de cet homme se mêlent dans leur esprit avec les données que la réflexion leur fournit sur l’être suprême, et de cet ensemble ils construisent l’histoire, les uns d’Odin, les autres de Jupiter. Ainsi naissent les théogonies, ainsi débutent les religions.

Nous voilà bien loin de notre sujet, bien loin surtout des Œuvres d’Isaïe Tegner[4], que Mlle du Puget a également traduites. Avec Tegner, que M. Marmier nous a fait aimer, nous quittons les vieilles plages scandinaves pour les temps tout-à-fait modernes. Tegner, on se le rappelle, est un des poètes les plus populaires de la Suède. Les types d’Axel et de Frythiof se retrouvent crayonnés dans toutes les chaumières du Nord, comme Malek-Adel (hélas !) et Atala dans nos auberges de villages. Tegner est un poète charmant, plein d’harmonie, de grace, de douceur ; mais M. Marmier lui-même lui refuse l’invention et la force. Son style est flottant, indéterminé, éthéré, comme trop souvent celui de Lamartine. M. Sainte-Beuve a même pu rapprocher la gracieuse idylle de la Première Communion du poème de Jocelyn. Tegner enfin a abandonné l’art tout comme l’illustre et grand poète qu’il reflète de loin. Il est devenu évêque et fait des homélies, de même que M. de Lamartine est devenu député et fait des discours. C’est la différence de la Suède à la France.

Tegner dit quelque part, dans une de ses aimables poésies, fort heureusement traduites par Mlle du Puget : « Hélas ! dans notre Nord, le printemps a des flocons de neige dans les cheveux. » La poésie aussi, par malheur. — La légende, la rêverie, le vague, suffisent-ils désormais à l’inspiration, à une inspiration durable ? Ce breuvage mielleux et adouci est-il toujours sain ? Fortifie-t-il véritablement l’ame ? Ne l’énerve-t-il pas au contraire ? Mais c’est faire, dira-t-on, la critique de toute une école, c’est nier un côté de l’art. Mon Dieu, je ne conteste pas qu’il y ait là de la poésie. Elle y abonde, mais elle n’est pas fixée sous une forme ferme et par conséquent, immortelle. La pensée n’est pas arrêtée nettement sous les mots par le génie de l’expression. C’est là le vice capital de toute la littérature moderne du Nord : une lyre harmonieuse, touchante, mais qui n’a qu’une corde.

Le genre une fois adopté, on ne peut nier que Tegner ne soit un suave écrivain, plein de rêverie. On retrouve pourtant encore dans sa manière quelques traces égarées du XVIIIe siècle. La littérature française a exercé une si grande influence alors, qu’elle a laissé partout ses formes empreintes. Les efforts de l’art renouvelé ne sont pas encore parvenus à les couvrir, à les faire disparaître entièrement. Ainsi il y a telle image de Tegner qui sent son Dorat. Seulement, au lieu de ces Amours que Boucher savait si coquettement peindre, ce sont de petits génies d’hiver, aux joues fraîches, souriant sous leur fourrure.

Mlle du Puget a parfaitement réussi dans sa traduction de l’auteur d’Axel. Quelque chose de la grace de l’original est certainement demeuré dans sa prose facile et mélodieuse. On ne saurait trop encourager ces sortes d’essais. Les langues du Nord n’ont pas donné assez de chefs-d’œuvre, elles n’appartiennent pas à des littératures assez éminentes pour devenir jamais populaires, pour qu’il convienne de les apprendre, à moins qu’elles ne se rencontrent sur la route même des études qu’on a à poursuivre. Les interprétations sont donc là plus utiles, plus nécessaires qu’ailleurs. Il serait à désirer que le succès vînt aider Mlle du Puget. Le premier volume des Œuvres d’André Fryxell[5], qu’elle a publié l’année dernière, semble devoir rester incomplet. Cette lacune serait vraiment déplorable. C’est le commencement d’une histoire de Gustave-Adolphe, pleine d’intérêt et de vues nouvelles. Le grand drame de la guerre de trente ans s’ouvre à peine, quand le tome s’achève, et on est tristement arrêté dans la lecture. Je regrette que Mlle du Puget n’ait pas songé à nous faire connaître Fryxell et ses travaux par quelque notice étendue. Le nom de cet historien est peu connu en France, et il eût été curieux de nous initier à sa biographie et à son œuvre.

Ces études diverses, ces traductions, dont la poursuite serait si désirable, contribuent à nous faire mieux connaître, dans tous ses développemens, la culture septentrionale. Les travaux de M. Marmier y ont aidé aussi, comme on suppose, et pour la meilleure, pour la plus active part. L’Histoire de la Littérature en Danemark et en Suède[6] a pris naissance dans cette Revue, et elle y touche de trop près pour qu’il soit convenable d’insister. On me permettra seulement quelques courtes observations critiques ; elles seront mieux placées ici que des banalités louangeuses.

Avant de constater les deux reproches principaux que j’ai à adresser à M. Marmier, je tiens à rendre justice à son infatigable persévérance, au zèle tout-à-fait dévoué qu’il n’a cessé de montrer. On peut dire que depuis cinq ans M. Marmier vit plutôt dans le Nord qu’avec nous. Les plus pénibles voyages, les plus lointaines excursions, rien ne l’a arrêté. Il s’est acquitté de sa tâche avec courage, avec amour ; il s’y est donné tout entier. À cette heure même, observant curieusement la Hollande, il complète ses précédentes études, et amasse pour nous de nouvelles richesses. C’est sans doute dans quelque vieille cité batave que ces pages, avec nos vœux, l’iront trouver.

M. Marmier a trop d’esprit pour ne pas prendre en bonne part les deux griefs que je lui soumets. Le premier, le plus grave, c’est d’avoir souvent substitué l’esprit poétique à l’esprit critique. Sans doute, il eût été du plus mauvais goût de ne visiter le Nord que pour le juger avec aigreur, que pour en rapporter des caricatures ; sans doute le fond même de la critique doit se composer de bienveillance, d’admiration ; dès qu’elle a un parti pris, dès que l’animosité perce, dès que l’aménité manque, elle n’est plus littéraire, et la poésie lui échappe. Mais M. Marmier ne s’est pas assez dégagé des douces illusions. La critique a cela de commun avec la poésie qu’il lui faut vivre le plus souvent de désenchantemens ; elle a cela de distinct que ses désenchantemens sont souvent produits par les poètes. M. Marmier a donc traité quelquefois avec une indulgence trop marquée les écrivains du Nord ; il s’est assis à leur foyer, il s’est fait de la famille. Qu’en est-il résulté ? C’est que son talent, naturellement poétique, naturellement tourné à la rêverie, a reflété la couleur qui l’entourait, s’est empreint de formes et d’images septentrionales.

Mon premier grief allait à la méthode de M. Marmier ; le second s’adresse à la forme qu’il a choisie, et surtout qu’il a gardée dans son livre. J’aurais désiré qu’en réimprimant ces morceaux, écrits souvent sur les lieux mêmes, à la hâte, sous l’impression directe et vive des hommes et des sites, M. Marmier les eût retouchés, les eût appuyés de textes et d’indications plus positives. C’est là un des devoirs de l’historien littéraire. Sans doute l’auteur n’a pas voulu faire une œuvre d’érudit. Il eût paru bizarre, pour juger des poètes, de s’entourer de tout un appareil scientifique, de toucher avec un gant de fer ces ailes bigarrées de papillon. Mais, sans s’égrener en innombrables notes, sans se perdre dans un fatras de citations, pourquoi n’avoir pas complété, affermi, rectifié ces intéressantes esquisses ? Pourquoi ne les avoir pas étayées de recherches nouvelles et approfondies ? À certains endroits, M. Marmier s’est tenu aux surfaces : Summa sequar fastigia rerum. C’est toujours cette tendance poétique, qui a sa séduction, que j’ai à peine le courage de blâmer et qui ne donne que les fleurs. L’Histoire de la Littérature en Danemark et en Suède est d’une lecture fort agréable et pleine de charme. Ces études gagnent à être réunies, et on aperçoit mieux les fines nuances de ce qui, dans l’isolement successif des articles, pouvait paraître un peu monotone. Le talent délicat, tendre, aimable de M. Marmier s’y retrouve et brille en bien des pages, relevé par un style facile, plein de laisser-aller et de grace. Mais, je l’ai dit, il ne serait pas de bon goût d’insister ici sur l’éloge. J’aime mieux tomber dans l’inverse du défaut que je blâmais tout à l’heure. M. Marmier est trop indulgent, et je suis trop sévère à son égard. C’est un privilége de l’amitié.

Le livre de M. Marmier clot la liste des récens travaux sur le Nord ; nous ne pouvions mieux terminer. Ces efforts, ces essais, dans leur variété, dans la diversité même de leur méthode et de leur but, méritent d’être remarqués et souvent encouragés. Il suffit de se méfier de l’engouement facile des traducteurs et de l’enthousiasme exagéré des historiens, contre lesquels il était bon de protester avec quelque vivacité. Mais dès que la mesure est suffisamment rétablie, dès que c’est seulement un voyage de découverte, sans admiration préconçue, sans expédition bruyante vers une invisible toison d’or, on ne saurait trop pousser l’ardente activité des intelligences de notre temps vers ces plages inconnues qu’il importe de conquérir à la science. Les lettres, comme l’histoire, ont beaucoup à profiter de ces utiles excursions. Et d’ailleurs qui sait l’avenir ? La littérature scandinave n’a pas été sans influence sur la poésie européenne du moyen-âge. Puis est venu le tour de la politique. De grands rois ont fait d’un petit peuple une grande nation : Gustave Wasa, Gustave Adolphe, Christine, Charles XII, cette glorieuse et unique succession d’hommes puissans (je ne retire pas le mot pour Christine), ont élevé les destinées de la Suède à la hauteur de leur génie. Depuis, les états du Nord ont cessé de figurer au premier plan. Mais voilà de nouveau que toute une littérature, déjà brillante, renaît en Danemark, à Stockholm, en Islande même. Que deviendra ce mouvement intellectuel ? S’arrêtera-t-il ? Les populations scandinaves reprendront-elles un jour le rang politique que leur avaient conquis quelques grands capitaines ? La monarchie, en un mot, aura-t-elle été plus favorable pour le Nord que ne le sera la démocratie qui s’avance ? C’est ce que l’histoire dira un jour, c’est ce qu’il serait difficile de deviner.


Ch. Labitte.
  1. Un vol. in-8o, chez Brockhaus et Avenarius, rue de Richelieu, 60.
  2. Un vol. in-8o ; Imprimerie royale. Chez Brockhaus et Avenarius.
  3. Un vol. in-8o, chez l’éditeur, rue Saint-Lazare, 66,
  4. Un vol. in-8o, chez l’éditeur, rue Saint-Lazare, 66.
  5. Un vol. in-8o, chez l’éditeur, rue Saint-Lazare, 66.
  6. Un vol. in-8o, rue des Beaux-Arts, 10.