Revue littéraire — 14 octobre 1840

REVUE LITTÉRAIRE.

La littérature, qui s’est fort ressentie des distractions de l’été, va retrouver plus d’ensemble et de consistance en reprenant ses quartiers d’hiver :

Le printemps les disperse et l’hiver les rallie,

disait Delille des amis de société, et cela est vrai des auteurs et de leurs productions. On ne s’occupe pas encore sérieusement des candidatures ouvertes à l’Académie française ; les prétentions et les immortalités prochaines sont encore en vacances. Dans cet intervalle de bon temps et de loisir, la plupart des plumes à la mode se sont reposées ; l’Université, qui ne chôme pas, s’honorait de plus en plus par des travaux sérieux, par des thèses d’un véritable éclat ; mais le monde littéraire proprement dit courait les grandes routes, et le feuilleton lui-même passait son entr’acte en Italie. Il n’y a que les infatigables qui aient pu ne pas débrider leur verve un seul instant, et l’auteur de la Chambrière est de ceux-là.


La Chambrière, de M. Frédéric Soulié[1], est encore un nouveau chapitre ajouté à cette remuante histoire de désordres et de vices dont les Mémoires du Diable, si volumineux cependant, n’étaient, à ce qu’il paraîtrait, que le prélude et la mise en train. Dans les premières pages de son livre, M. Soulié s’appesantit un peu trop sur ces peintures si souvent reproduites des habitudes de la province. L’éternel sous-préfet en butte aux éternelles factions que renferment dans leur sein toutes les petites villes explorées par M. de Balzac et par M. de Bernard, nous occupe bien long-temps des misères déjà analysées et de toutes les tracasseries prévues d’une position mille fois décrite. Nous nous presserons plus que M. Soulié d’arriver à l’action principale, à celle que promet cette première phrase, plusieurs fois répétée ensuite, où l’auteur nous semble avoir enchâssé son plus gros diamant parmi tous les trésors de beau langage dont il n’a garde de s’abstenir : « En ce temps-là nous batifolions avec les chambrières de ces dames. » Mlle Agnès de Hautefeuille est une fille de trente ans dont la dot est très ardemment convoitée par un petit cousin mauvais sujet et ruiné, le vicomte de Chamby. Le vicomte, qui est sûr d’être puissamment aidé par la faiblesse secrètement avouée de sa cousine, est décidé à se servir des moyens familiers à la rouerie pour hâter les mariages utiles. Mlle Agnès a une suivante qu’il faut absolument gagner. Chamby y réussit parfaitement en montrant à la drôlesse (style de la tradition française suivie par M. Soulié) ce que valent ses vingt ans. C’est donc cette suivante, qui se nomme Geneviève, dont l’industrie, durement qualifiée par l’auteur lui-même, doit aider le vicomte dans ses hardies entreprises. Mais voilà que, le soir même choisi par Chamby pour exécuter son perfide dessein, arrive une petite personne de seize ans, ingénue et gracieuse, qui n’est autre que Mlle Julie de Hautefeuille, sortie pour un jour d’un couvent où elle est reléguée jusqu’au mariage éternellement différé de sa sœur.

Le beau vicomte s’enflamme subitement pour la pensionnaire, et vous imaginez peut-être qu’il va renoncer à sa tentative ; pas du tout. Seulement, Mlle Agnès reçoit à son réveil, le lendemain d’une funeste nuit, une lettre où son cousin, au nom de l’autorité tout-à-fait particulière qu’il vient d’acquérir sur elle, lui demande la main de sa sœur cadette, et la somme d’épouser un vieux marin de cinquante ans, M. le comte de Fernaie, avec menace d’indiscrétion et de scandale en cas d’hésitation.

Aussi Agnès n’hésite pas, et le double mariage s’accomplit ; mais, sous cette résignation apparente, le lecteur, si ce n’est le héros, sent qu’il est menacé de l’inévitable vengeance. La chambrière reparaît, placée par la sœur aînée auprès de sa jeune sœur, qu’elle a mission de corrompre. Geneviève réussit dans sa détestable tâche ; et, quand des lettres écrites par la jeune vicomtesse au chevalier de Blanzay sont des preuves suffisantes pour exciter la fureur du mari, Mme de Fernaie, maîtresse de sa vengeance, donne à Chamby un rendez-vous au bal de l’Opéra, où tout sera dévoilé. Ce n’est pas Chamby qui va à ce rendez-vous, c’est un ami officieux, qui reçoit sous le domino les confidences d’Agnès ; il se démasque, et elle s’évanouit. Difficultés et complications de toute sorte ! L’ami a reçu une partie des lettres accusatrices, mais Mme de Fernaie en conserve encore assez pour convaincre le plus incrédule des époux ; en revanche, si Mme de Fernaie peut perdre sa sœur, l’ami peut perdre Mme de Fernaie. Le mari apprend tout en même temps, et l’atroce vengeance de sa belle-sœur, et le piége dans lequel elle est tombée ; il pardonne à sa femme et à l’amant de sa femme, sûr du secret forcé que gardera Mme de Fernaie. Mais, pendant toutes les hésitations que lui a coûtées sa résolution généreuse, la chambrière, toujours soumise à sa première maîtresse, a rendu le scandale irréparable en faisant croire aux deux amans que la fuite seule pouvait les soustraire à la vengeance d’un époux irrité. À peine Chamby vient-il d’apprendre cette nouvelle, qu’il est arrêté et emmené à la Bastille, où une affaire, tellement envenimée par la haine d’un intendant qu’elle est devenue une accusation d’escroquerie, le retient jusqu’à la révolution française. La révolution française est commode pour trancher les dénouemens. Cet intendant, qui joue, conjointement avec la chambrière, le rôle un peu usé de fatal génie, s’attache avec Geneviève à la vicomtesse de Chamby et au chevalier de Blanzay pour consommer leur ruine. Un beau jour, le vicomte qui ignore toutes les trames dont il a été environné, et n’accuse que sa femme de son emprisonnement et de son déshonneur, quitte l’émigration pour pénétrer en France, au péril de sa vie, jusqu’à la retraite où se cachent les deux coupables. Il tue Blanzay sous les yeux de sa femme, reçoit une blessure mortelle, puis, dénoncé par l’intendant et la chambrière, est traîné tout sanglant sur l’échafaud.

Cette histoire compliquée et terrible forme un petit roman tout rempli de prétentions à une élégance cavalière dans le style, et à une immoralité de bon goût dans la pensée. M. Frédéric Soulié, qui a d’autres qualités moins contestables, s’est mis en frais de belles manières ; il a visé tout simplement à la langue du XVIIIe siècle. Cette affectation de retour aux formes aimables et polies d’un langage fin et distingué, toute nouvelle chez M. Soulié, est, du reste, chose fort commune. Dans ce temps où une révolution littéraire, suivie de nombreuses réactions, a jeté dans le style tant de contradictions et d’incertitudes, le nombre des conversions, comme on dit, semble aller en augmentant : il en est d’illustres, il en est de bizarres, il en est d’inattendues. Pourquoi M. Frédéric Soulié ne prétendrait-il pas aussi à la manière de Crébillon fils, quand des romanciers qui se font critiques annoncent qu’ils écriront tout simplement « dans le genre de Grimm. » Grimm aurait bien ri, et cela nous aurait valu une jolie page dans sa correspondance.


Onyx, par M. Ch. Coran[2]. — Voici un petit recueil de poésies qui s’annonce avec le désir d’exhaler un parfum léger et discret, et qui, par son contenu autant que par son titre, rappelle le Nardi parvus Onyx. Il commence par une courte et élégante préface, où un tour coquet et presque nouveau est donné à une bien vieille excuse accueillie toujours avec sourire. Des amis trop indulgens, dit l’auteur, ont fait un livre de ces vers. Les amis sont d’une grande ressource en pareille occurrence. Mais qu’importe au public si le livre a de l’agrément ? Ce que craignent le plus les poètes, c’est de voir leurs œuvres impitoyablement classées, dès leur première apparition, dans une de ces cases qu’on pourrait distinguer entre elles, en leur donnant pour étiquettes quelques grands noms « genre Victor Hugo, genre Lamartine, etc. »

Mon verre est fort petit, mais je bois dans mon verre,

a dit dans un charmant morceau M. de Musset. Ce vif besoin d’originalité a été ressenti par M. Coran, dont le talent, pour procéder assez directement de celui de M. Brizeux, s’échappe, s’égaie sur bien des points, et a gardé de franches allures. Aussi trouve-t-on trace dans ce recueil de nombreux et souvent heureux efforts pour arriver ou tout au moins revenir à des régions poétiques abandonnées ou inconnues. L’auteur, qui, pour me servir d’une des plus heureuses expressions de son livre, n’a vu Dieu qu’à travers Raphaël, a substitué à cette religiosité, dont nous sommes bien las, des sentimens plus mondains, mais plus aimables et plus vrais. Le nom de Jéhovah, et cela est presque devenu vraiment, si on l’ose dire, une chose de bon goût, n’est pas une seule fois prononcé, tandis que Bacchus, Apollon et même les neuf sœurs, font cà et là de gracieuses apparitions.

Et ce n’est pas seulement sur les idées antiques rajeunies que M. Coran a exercé le jeu de son talent ; toutes les séductions modernes ont chez lui leur part. Ce qu’il adore, c’est, par-dessus toute chose, la fantaisie, à laquelle il dédie ses vers en terminant son recueil. Mon Dieu ! la fantaisie elle-même, malgré ce qu’elle semble nous promettre de toujours changeant, a produit, elle aussi, un genre où il y a des disciples et des maîtres. Pauvre fantaisie ! pour ceux qui viennent tard, elle a aussi des cases. Ce qu’on peut dire, c’est que M. Coran a tout-à-fait l’air d’y échapper. Une Épître à la Lectrice pleine d’une charmante indiscrétion et d’une délicieuse impertinence, quelques sonnets tournés d’une façon tendre et galante, enfin une élégie intitulée Souvenir, la plus jolie pièce peut-être de ce recueil, où une scène d’amour est placée dans un cadre de fleurs et de verdure, nous font dire en toute conscience : Non, les amis de M. Coran ne sont pas coupables.


Les deux Mina, par le général Saint-Yon[3]. — La guerre d’Espagne, cette autre guerre de la succession faite par Napoléon au petit-fils de Philippe V, n’est pas encore bien connue. L’histoire, il est vrai, en a dépeint les grands épisodes avec le burin du général Foy, avec la plume espagnole de M. de Toreno ; mais, en élevant ces combats au rang des batailles de la grande armée, on ne saurait avoir qu’une idée incomplète de la longue suite de dévastations et de carnage, d’incendies, de meurtres, qui rappellent plutôt les rencontres des cannibales que les luttes de peuples civilisés. Ainsi défendue, la liberté a dû se voiler avec horreur ; elle n’acceptera jamais pour pontifes les bourreaux qui ont souillé son culte. Jusqu’ici nous n’avions guère vu que l’héroïsme patriotique des Espagnols ; nous savions qu’ils avaient été conduits par des chefs intrépides, auxquels notre admiration prêtait les qualités et les vertus qui font les grands hommes.

Pendant la restauration, l’inquiétude qui agitait les esprits sur le sort des libertés publiques influait sur la manière dont nous jugions les hommes qui passaient pour les avoir conservées à leur pays. Là où s’était livré un combat contre le pouvoir absolu, les sympathies entouraient ceux qui avaient osé élever la bannière libérale. Les chefs de l’insurrection espagnole, qu’ils eussent marchandé la victoire à Baylen ou massacré nos soldats isolés dans les sierras de la Biscaye, avaient défendu leur indépendance contre l’invasion française : le but ennoblissait les moyens. Mais aujourd’hui les temps sont venus où il est permis d’être impartial, de pénétrer dans les secrets de cette guerre fameuse, de connaître un à un et de suivre jour par jour, étape par étape, massacre par massacre, ces chefs que l’empire appelait des brigands, et que, par une réaction trop vive, nous avons invoqués comme des héros. Parmi ces chefs, quelques-uns sans doute se sont battus contre nous avec un noble courage, défendant leur pays sans déshonorer leur nom ; d’autres se sont élevés jusqu’au commandement par la férocité de leur caractère. En eux la guerre civile semble avoir personnifié tout ce qu’elle a de barbare. Le général Saint-Yon, qui a connu ces hommes et qui assistait à ces combats, écrit pour nous les faire connaître.

Le plus fameux nom de cette guerre est celui de Mina. Mina, pendant cinq ans, a fatigué nos soldats à le poursuivre. On pouvait, dans ces mystérieuses aventures, donner à Mina le rôle que l’imagination lui attribuait, ou la place que lui assigne la nature de ses victoires ; l’incertitude était permise ; elle le sera moins désormais. Le général Saint-Yon a réduit à leur valeur les exagérations de l’orgueil castillan et les sympathies si souvent aveugles de l’esprit de parti.

Mina n’a pas occupé long-temps la scène politique en Espagne. Simple étudiant en 1809, il s’associe pour premiers compagnons d’armes le berger Juanito, un abigeo ou voleur de troupeaux, un contrebandier, un galérien, et il lève l’étendard de la guerre civile sans être encore suivi de son oncle Espoz, qu’il appelle une brute, et qu’il a laissé à Pampelune palefrenier du général français Rostolan. Xavier Mina se signale dans quelques embuscades par sa froide cruauté ; il est bientôt fait prisonnier, et, tremblant à l’idée des représailles qu’il mérite, il s’adresse à ses soldats, et l’autographe de sa lettre suffit à peine pour faire croire qu’elle ait été écrite. Il les conjure de ne pas le laisser mettre à mort ; il leur demande de se rendre au bon général Dufour, qui leur donnera des sauf-conduits. Mina veut sauver sa vie aux dépens de cette liberté de sa patrie à laquelle il sacrifiait celle de ses prisonniers, de ses amis qui lui déplaisaient. Il ne fut pas mis à mort, et les gavachos se contentèrent de l’enfermer à Vincennes. Devenu libre en 1814, il ne reparut en Espagne que pour prendre part à la révolte de son oncle contre Ferdinand VII. Après le honteux échec qu’ils subirent tous deux devant les murs de Pampelune, il se réfugie en France, et son impatience de la vie paisible l’ayant poussé jusque dans l’Amérique du nord, il y périt bientôt, battu et pris par le général Linan, le 26 octobre 1817. Lâche jusqu’au bout, il ne se défendit pas, et, en allant au supplice, il implorait bassement ceux qui l’y conduisaient.

Pendant la détention de Xavier Mina à Vincennes, Espoz, de palefrenier de son neveu devenu son héritier, prit le nom de Mina en s’emparant avec violence du commandement de la guerilla. Xavier avait disparu si promptement du théâtre de cette guerre, que l’on remarqua à peine l’usurpation d’Espoz. Celui-ci comprit que, s’adressant à des esprits grossiers et fanatiques, il pouvait tout se permettre, et il déploya une activité dont on l’aurait cru incapable. Espoz y Mina, entouré d’une compagnie, retrouvait les sujets dociles du Vieux de la Montagne dans ces muets prêts à suivre son geste et sa voix. Il commença, après en avoir tué un de sa main, par faire assassiner les chefs qui lui avaient disputé la succession de son neveu. De la sorte, il se vit bientôt à la tête d’un corps nombreux et soumis, et la régence du royaume, qui avait donné au neveu le titre de Corsaire terrestre de la Navarre, nomma l’oncle colonel. Lumbier, Sanguessa, Estella, étaient les villes que Mina fréquentait le plus, parce que, indépendamment des ressources qu’il s’y procurait sans peine, ces localités inexpugnables lui offraient une retraite facile dans le cas d’une attaque imprévue.

Le chef des insurgés de la Navarre obtenait de nombreux succès ; des armes, des munitions, des vivres, des soldats, étaient tombés en son pouvoir. Il assouvissait sur ses malheureux prisonniers tout ce que la barbarie lui conseillait de tortures. Il voulut même donner un caractère officiel à ses cruautés, en ordonnant, par un décret, que tous les Français, y compris l’empereur Napoléon, pris avec ou sans armes, seraient pendus, ainsi que tout Espagnol qui leur aurait prêté un secours quelconque. Ce décret était la mise en œuvre du catéchisme dans lequel le clergé apprenait aux enfans, par ordre exprès de la régence, que ce n’est pas un péché d’assassiner un Français, que c’est une œuvre méritoire. Aussi Mina ordonnait l’assassinat à coups de poignard d’officiers prisonniers et blessés, et continuait tranquillement son déjeuner, à côté de la pièce où ses arrêts s’exécutaient avec bruit. L’affaire d’Arlaban, où il enleva un convoi, est le plus important de ses exploits, celui où sa férocité se signala par les plus horribles excès, celui qui lui valut le grade de maréchal-de-camp des armées de sa majesté Ferdinand VII. Pour remercier la Junta del Gobierno, le nouveau général fit jeter dans des puits une douzaine d’officiers de l’ancienne armée, qu’elle lui envoyait pour être incorporés dans ses bataillons.

Après le retour de Ferdinand VII à Madrid, Mina fut mandé par ce prince et obéit avec répugnance à cet ordre. L’ancien chef de guerillas, tombé à l’état d’officier général, attend une audience pendant quinze jours, regarde ce retard comme un sanglant affront, et ne se rend enfin auprès du roi que pour lui demander la vice-royauté de Navarre. Ferdinand VII, surpris, balbutie, donne des espérances évasives et reçoit plusieurs fois le hardi guerillero. Ce manége de cour n’est interrompu que par le départ subit de Mina, instruit de la désorganisation secrètement encouragée de ses bandes et rugissant de colère. Il marche sur Pampelune pour s’en emparer et est abandonné par ses amis et ses soldats, dès qu’ils sont arrivés aux pieds des murailles de la ville et qu’ils voient que ce n’est point par la porte que leur chef veut les y faire entrer. Des coups de fusil empêchent Mina désespéré de rejoindre ses troupes, et, traître envers l’état, poursuivi par son souverain, repoussé par ses soldats même, il n’a d’autre ressource que d’aller mendier un refuge à la France, à ce pays objet de sa haine implacable !…

Retiré à Bar-sur-Aube, le 20 mars 1815 lui inspira le singulier courage d’écrire à Napoléon, pour lui proposer d’aller combattre Ferdinand VII. Mais bientôt il courut à Gand, revint à Paris avec les étrangers et y vécut tout entier en proie à une ambition rongeuse, à des projets sans suite et à une sorte de fièvre morale dont les paroxysmes ne lui laissaient ni sommeil ni repos.

La révolution de l’île de Léon réveilla les turbulentes espérances de Mina. Échappant à la police de Louis XVIII, il réunit quelques-uns de ses anciens partisans dans la vallée du Bastan ; mais le triomphe des constitutionnels arrêta sa marche, et il fut nommé capitaine-général de la Navarre. Dès-lors il ne s’occupa que de se faire des créatures, excitant les exaltados, provoquant le chant de la Tragala, animant les soldats contre les habitans, et enfin envoyé par le ministère en Galice avec le même titre. Le séjour de Mina en Galice, véritable exil, quoiqu’il s’y fût marié, le rendit presque aussi furieux contre le régime constitutionnel qu’il l’était naguère contre le pouvoir royal : il ne protégea que les républicains et accrut ainsi le nombre des partisans de Ferdinand VII. Le brigadier Lâtre fut envoyé pour remplacer Mina, qui, après avoir engagé ses partisans à s’opposer les armes à la main à son départ, se remit sans se défendre entre les mains de son successeur, en protestant de son dévouement au gouvernement et trahissant ses amis.

Exilé à Léon, Mina fut bientôt envoyé en Catalogne pour combattre les partis nombreux qui s’y organisaient. C’était la première fois qu’il commandait à des troupes régulières, et son incapacité fut telle, que le ridicule seul suffirait à le flétrir, si la cruauté ne le rendait odieux. Il voulait soutenir le prestige de son nom par la terreur. Quand les Français entrèrent en Catalogne, le peu de valeur morale de Mina parut dans toute sa nudité. Il ne comprenait rien aux manœuvres. Le rôle de partisan qu’il se réserva contre le baron d’Éroles ne lui fut même pas heureux. Usé par les souffrances, aigri par les chagrins, ordonnant, comme témoignage de son pouvoir et de sa force, le meurtre de l’évêque de Vich, qu’avait acquitté le tribunal, il ne se renferma dans les murs de Barcelone que pour tracter de sa reddition, et, accusé de trahison et de lâcheté, il obtint qu’un vaisseau français le conduirait en Angleterre.

La révolution de juillet eut lieu. Mina accourut en France. Chargé par la junte des réfugiés de pénétrer en Navarre, il perdit à Bayonne un temps précieux. Lorsqu’il se décida enfin, son apparition prévue ne causa aucun trouble dans le royaume. Obligé de se sauver seul, il se réfugia de nouveau en France, où, pendant trois années, il épia l’occasion de reparaître sur cette scène de discorde, que sa dernière mésaventure ne lui enlevait ni le goût ni l’espoir d’occuper encore. Puis il alla mendier inutilement le secours de don Pedro pour insurger la Galice, et, peu de temps après la mort de Ferdinand VII, il vint de nouveau agiter la Péninsule. La guerre de guerilleros avait été recommencée par Santos-Ladron au profit de don Carlos ; on se souvint de Mina, qui en avait été le héros. Il reçut le commandement de l’armée destinée à agir contre les carlistes. Accueilli froidement à Pampelune, le nouveau vice-roi, incapable de diriger les opérations militaires, laissa aux généraux Oraa et Cordova le soin de poursuivre les rebelles. Lorsqu’enfin il se décida à marcher en personne, les factieux étaient aux portes de Pampelune. Mina sortit enveloppé d’une grosse houppelande, coiffé d’un chapeau rond recouvert d’un taffetas vernis, à cheval sur une grande mule blanche, les pieds dans des étriers de bois en forme de sabots, et tenant dans ses mains des cordes qui lui servaient de rênes ; à sa gauche, l’ancien chapelain Aposteguy, sa créature la plus dévouée, qui portait à un large ceinturon en cuir le sabre du général en chef ; un peu en arrière, les aides-de-camp et les officiers d’ordonnance, vêtus chacun d’un costume différent, et talonnant de misérables haridelles qui fléchissaient sous le faix des bagages. L’inhabile général revint dans sa capitale sans avoir su même rencontrer l’ennemi. Une seconde sortie ne fut pas plus heureuse, et rien ne manqua à la mystification de Mina, ni le ridicule, ni la publicité. Blessé dans sa réputation, humilié dans son amour-propre, accablé, souffrant, mais soutenu par l’espoir de se relever, il prépara une nouvelle expédition, à la grande joie de ses incorrigibles admirateurs. Cette fois encore il la conduisit avec une si déplorable ignorance, que si Zumalacarreguy avait eu plus de talent militaire, c’en était fait de l’armée de la reine. Il est vrai que Mina crut se venger de sa défaite en faisant compter par cinq les habitans assemblés du village de Lecaroz, théâtre de sa dernière entreprise, et fusiller sur-le-champ tous ceux que désignait le nombre. Ils étaient coupables d’avoir, dans un banquet, porté des toasts au prétendant. Après l’exécution, le village fut livré aux flammes. Ce fut le dernier exploit de Mina.

Intérieurement convaincu de son impuissance, aigri, malade, il comprit sa position, et se décida à prévenir une éclatante disgrace en écrivant à la reine. On mit à le remplacer par le général Valdès un empressement dont il se sentit avec raison vivement blessé. Il s’achemine alors vers la France, sans qu’un seul témoignage d’affection l’accompagne, sans espoir, sans renommée, devenu ridicule, méprisé de ses ennemis, peut-être aussi de ses amis désabusés. En 1835, des juntes hostiles au gouvernement s’organisèrent en Catalogne. Les ministres, alarmés, craignaient de voir, comme dans la guerre de la succession, la Catalogne se séparer du reste du royaume. Mina y fut envoyé comme capitaine-général. Il ne rendit aucun service, il était usé, son rôle était fini. Il mourut le 25 décembre 1836.

Palefrenier, colonel, général, guerillero, vice-roi, la seule vertu militaire de Mina fut une incroyable férocité, toujours cruel, cruel contre les Français, cruel contre les Espagnols, soit qu’il commande pour le roi, soit qu’il agisse pour la liberté constitutionnelle. Successivement exaltado, absolutiste, républicain, il fut toujours impitoyable pour le parti qu’il ne servait pas. C’est à la terreur qu’il inspirait qu’il dut son élévation. Invisible dans les montagnes, Mina était une puissance ; vu de près, ce n’était qu’un bourreau.

En traçant cette histoire des deux Mina, en rectifiant les idées répandues sur leur compte, le général Saint-Yon a rendu un véritable service. Mina passait pour un héros : on le jugera. On verra quelle guerre nous faisait ce chef des insurgés de la Navarre, quels sentimens l’animaient lorsqu’il combattait pour l’indépendance de son pays.

M. de Saint-Yon a écrit, si l’on peut dire, d’une façon militaire. Il voulait suivre et peindre des guerilleros, il a écrit en guerillero. Je m’imagine qu’après une marche, après un combat, après une reconnaissance, il rédigeait ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu, ce qu’on avait exécuté. La guerilla s’avance, j’entends les propos des compagnons de Mina qui vont à leur proie ; les conseils féroces autour des feux du bivouac s’agitent devant nous. M. de Saint-Yon ne raconte pas, il met en action. J’avoue que j’ai quelque peu regretté cette manière ; le style est plus pittoresque sans doute, mais il est moins grave. Si la majesté de l’histoire ne pouvait descendre jusqu’à tracer la vie des Mina, M. de Saint-Yon nous devait des mémoires plus sérieusement composés. Il ne fallait pas donner l’air d’un roman à de pareils faits, dont la triste réalité n’est que trop incontestable. M. de Saint-Yon a éclairci une page obscure encore de nos grandes annales. Il a écrit avec esprit, avec chaleur ; mais il s’est trompé dans la forme.


L’homme animal, par M. le docteur Voisin[4]. — La phrénologie peut être envisagée sous un double point de vue, ou comme ayant la prétention de diagnostiquer les puissances actives et passives de l’homme par les diverses formes ou saillies du crâne, et alors c’est la crânioscopie proprement dite ; ou comme théorie physiologique, et, sous ce second aspect, elle touche à la métaphysique. On croit en général que la phrénologie implique nécessairement le matérialisme : je suis quelque peu sceptique à l’endroit de la phrénologie ; mais cette opinion me paraît une erreur qu’il importe de réfuter. Si on examine la phrénologie comme explication ontologique de l’homme et de ses pouvoirs, on la voit aboutir à deux solutions principales : ou bien l’homme intellectuel est la résultante d’une pluralité de facultés qui ont divers centres dans le cerveau, c’est la solution matérialiste ; ou bien l’unité spirituelle agit et rayonne d’un seul foyer par une pluralité d’organes cérébraux, les organes du cerveau sont les fonctions diverses et comme l’épanouissement d’une unité centrale : c’est la solution spiritualiste, et je dois ajouter que c’est par malheur la moins accréditée dans l’école phrénologique. La première solution se rattache, par l’engendrement des idées, au matérialisme, et voici comment. Le matérialisme pose comme initiale la négation de Dieu ou d’une cause première. Dès-lors, la matière se compose d’une succession fatale de phénomènes dont les diverses évolutions constituent les différens degrés de la vie. La vie n’est qu’une combinaison de phénomènes et de propriétés matérielles qui, au lieu de rester à l’état d’éparpillement et de dissémination, se condensent et forment un ensemble. L’homme lui-même, au plus haut degré de la vie, n’est que le résultat et comme le résumé de tous les degrés inférieurs, la plus haute et la dernière évolution connue de la matière. Ce n’est pas ici le lieu de réfuter le matérialisme par la science et de prouver que Dieu est même nécessaire comme hypothèse scientifique pour expliquer les créations successives que constatent la géologie et l’anatomie comparée. Dès qu’on s’adresse à des hommes qui croient à la morale et au libre arbitre, il suffit de remarquer une chose bien simple, c’est que si l’homme n’est qu’une agrégation de diverses propriétés matérielles, comme ces propriétés sont fatales et que de leur réunion ne peut pas résulter la liberté, la première solution phrénologique, qui fait résulter l’homme des aptitudes cérébrales, conclut logiquement au fatalisme, ou, si on l’aime mieux, à la négation de la morale.

Ces réflexions nous sont suggérées par un livre sur la physiologie du cerveau, que M. le docteur Voisin publie sous ce titre un peu bizarre : L’Homme animal. M. Voisin admet Dieu, il admet une cause créatrice, et nous aimons à penser que dès-lors il se rattache à la solution spiritualiste indiquée tout à l’heure. Si on admet en effet une cause créatrice, il ne peut y avoir aucune répugnance logique à regarder l’homme comme une création directe, à croire qu’il ne résulte pas d’une condensation de qualités matérielles, mais qu’il émane d’un acte créateur qui l’a fait un et qui lui a donné le pouvoir de modifier l’organisme par la volonté.

Ce point de vue, bien que vague et assez indéterminé dans le livre de M. Voisin, est celui que la logique lui impose, et nous supposons qu’il l’accepte. Cela posé, la question de savoir si les protubérances du cerveau accusent et manifestent des passions ou des virtualités actives dans l’homme, n’est plus qu’une question de pure curiosité et dont la solution n’ébranle aucun problème métaphysique. Admettez en effet que le développement intra-crânien est un effet visible d’un pouvoir central et unique, le spiritualisme est sauvé et la liberté humaine aussi. Deux objections fondamentales surgissent encore pourtant contre cette nouvelle face de la phrénologie. D’abord est-il vrai que les circonvolutions du cerveau se traduisent exactement par des circonvolutions correspondantes de l’enveloppe osseuse du crâne ? Voilà ce qui est contesté par quelques physiologistes qui font une objection anatomique assez notable. Il existe, disent-ils, deux lames dans le crâne, et il arrive souvent qu’il y a disjonction entre les deux lames superposées, de telle sorte qu’à une convexité externe correspond quelquefois une concavité interne ; d’où il suivrait qu’on ne peut pas diagnostiquer les formes du cerveau par celles de la tête. Je sais très bien la réponse des phrénologues ; ils ne manquent pas d’objecter que cette disjonction des deux lames du crâne n’existe que chez les vieillards. Mais il y a peut-être une autre objection à faire à la localisation des facultés dans le cerveau, c’est que la théorie des facultés admises par Gall et Spurzheim est très contestable, et qu’ils localisent des facultés qui n’existent pas. Qu’on me fasse comprendre par exemple comment l’acquisivité ou amour de la propriété, pour me servir de la langue quelque peu barbare des phrénologues, est une faculté, une aptitude native, originelle ! il ne faudrait pas nier cependant que le développement moral et intellectuel agisse sur le cerveau et sur le système nerveux, et ne détermine des modifications profondes dans la tête humaine. Nier cela, ce serait nier que l’esprit agit sur l’appareil nerveux et cérébral, fait aussi incontestable en psychologie qu’en physiologie. Les crânes des peuples qui ont reçu une éducation différente et qui n’ont pas le même but d’activité, offrent des dissemblances caractéristiques, mais de là à une localisation de détail il semble qu’il y ait vraiment un abîme. Du reste, je ne veux aucunement mettre en doute la bonne foi de M. Voisin, qui a fait au bagne de Toulon des expériences très remarquables.

Que la crânioscopie soit vraie ou fausse, le livre de M. Voisin demeure comme un très intéressant travail d’observation. Dans la première partie de l’ouvrage, qui nécessite une partie correspondante, il n’est parlé que de l’homme animal. L’auteur étudie les facultés de ce dernier ordre dans leur état rudimentaire, dans leur état normal et dans leurs excès. Il en fait en quelque sorte la biographie exacte, microscopique ; il suit la passion depuis sa première manifestation instinctive jusqu’à son paroxysme. Il y a dans cette histoire d’une passion écrite avec feu je ne sais quoi de dramatique qui émeut comme un spectacle inconnu. L’idée générale et comme la prémisse constante du livre du docteur Voisin, c’est qu’il y a en nous des passions animales qui entrent en action d’elles-mêmes et qui n’ont pas besoin d’incitation, et d’autres, les facultés intellectuelles et morales, qui sont ce que l’éducation les fait être. Cette distinction nous paraît incontestable, et nous reconnaissons pleinement la toute puissance de l’éducation. Seulement il est bon de le dire en passant, le terme d’éducation n’éveille pas dans tous la même idée. Nous ne savons pas exactement ce que M. Voisin entend par là ; mais enfin le mot est dit. La logique fera le reste.

Le livre de M. Voisin est plein de chaleur et d’entraînement ; mais dans le feu de la période le soin du détail lui échappe souvent. L’auteur semble quelquefois s’enivrer de son sujet, et l’ampleur de la phrase se développe aux dépens de la précision et de l’enchaînement rigoureux des idées. Il y a beaucoup à apprendre dans cet ouvrage, et, quelque opinion que l’on ait sur la doctrine philosophique de l’auteur, il subsistera des observations bien faites que chacun peut apprécier de son point de vue, et, pour ainsi dire, avec son optique spéciale. Les mêmes faits, on le sait, peuvent réfléchir et confirmer souvent des idées différentes.

La philosophie de ce livre semble se résumer ainsi : L’homme doit développer toutes ses passions, vivre de toutes les vies, et c’est de cette direction harmonique de toutes les puissances de l’homme vers leur fin que résulte le bonheur. Cette théorie, bien que développée avec art, est radicalement fausse. Le but de l’activité humaine, ce n’est point le bonheur, ce n’est point le plaisir, c’est le devoir. Or, le devoir, c’est le plus souvent le sacrifice d’une passion, d’une satisfaction individuelle. Toutes les déviations intellectuelles, toutes les déviations des sens, se trouveraient de la sorte justifiées. Je sais bien que M. Voisin peut refuser d’admettre ces conséquences, que son dévouement bien connu à la science et aux plus tristes misères de l’humanité contredirait d’ailleurs ; mais le raisonnement y pousse. C’est le privilége des nobles intelligences de n’être point logiques, quand elles partent d’un système faux. Avec des prémisses qui, selon nous, concluent inévitablement à l’égoïsme, M. Voisin aboutit dans la pratique au désintéressement, inconséquence honorable qui met l’esprit après le cœur !


— Le musée de peinture (Reale Galleria) de Turin vient d’être l’objet d’un vaste et consciencieux travail dû au directeur de cette belle galerie, M. le marquis d’Azeglio. L’histoire et la description de ce musée, telle est la tâche à laquelle M. d’Azeglio a consacré, pendant plusieurs années, tous ses efforts. Chacun des tableaux que renferme la galerie royale de Turin a été successivement décrit et apprécié par le savant écrivain. Grace au cadre qu’il a choisi, M. d’Azeglio a pu traiter, dans son ouvrage, plus d’un côté intéressant de l’histoire des beaux-arts. L’école flamande et l’école italienne comptent dans la galerie du roi Charles-Albert de nombreux et illustres représentans. Ç’a été pour M. d’Azeglio une occasion d’apprécier dans de rapides notices chacun des maîtres dont les chefs-d’œuvre sont conservés à Turin. De très belles gravures anglaises accompagnent le texte du marquis d’Azeglio. Nous reviendrons sur cet important ouvrage, qui prendra rang à juste titre parmi les plus curieuses publications de l’Italie actuelle.


  1. Un vol. in-8o ; chez Dumont, Palais-Royal.
  2. Un vol. in-18, chez Masgana, galerie de l’Odéon, 12.
  3. Chez Berquet et Pétion, rue Mazarine, 28.
  4. Un vol. in-8o, chez Béchet, place de l’École de Médecine, 4.