Revue littéraire - 31 juillet 1840


REVUE LITTÉRAIRE.

Le nombre des ouvrages d’imagination dont la critique peut parler avec quelques développemens diminue de jour en jour ; aussi nos lecteurs comprendront-ils sans peine le silence que nous gardons sur la plupart des romans et des recueils poétiques. Quand on s’adresse au public pour l’entretenir de ses impressions, il faut avoir l’occasion d’appliquer, d’élargir, de modifier ou de contrôler les idées générales dont se compose l’ensemble des théories littéraires. Or, il faut bien le dire, peu de livres offrent l’intérêt indispensable dont nous parlons ; notre tâche, si nous étions moins avares de paroles, se réduirait donc à une série de négations qui n’intéresseraient personne. Nous aimons mieux exprimer plus rarement notre opinion et choisir le sujet de nos analyses de façon à pouvoir donner à notre pensée une forme moins sévère.

Le recueil de poésies intitulé Provence n’autorise pas mieux que la Cité des Hommes et le Camp des Croisés, une conclusion définitive sur le talent de M. Adolphe Dumas. La lutte de la pensée et de la forme rebelle ne s’est jamais, nous le croyons, montrée sous un aspect plus affligeant, plus douloureux que dans quelques parties du livre de Provence. De cette lutte à la pratique savante de l’art, il y a loin, et M. Adolphe Dumas ne doit pas être surpris que le public ait accueilli avec sévérité les productions élevées sans doute, mais confuses, où il a essayé de traduire sa pensée. Le combat, nous l’espérons, tournera à l’avantage du lutteur persévérant ; toutefois les applaudissemens ne peuvent devancer la victoire, et il appartient aux spectateurs de juger, avec une sévérité bienveillante, les chances d’une lutte qui se prolonge encore.

Une pensée qui se reproduit presque à toutes les pages de Provence peut établir une sorte d’unité entre les diverses pièces qui composent le recueil. Cette pensée, c’est la consolation et l’oubli cherchés dans la retraite par le poète méconnu et découragé. Le poète a quitté Paris pour la Provence, non seulement afin de retremper son ame dans le spectacle de la nature du midi et de ses radieux horizons, mais afin de guérir une plaie profonde et saignante, la plaie de ses illusions perdues, de son ambition trompée. C’est là le mal qui l’obsède sous les pâles oliviers, qui le poursuit le long des prés verdoyans ou des étangs limpides. Tantôt le mal irrité s’épanche en paroles amères ; tantôt il s’apaise, il se calme, grace au baume divin que versent sur la plaie l’azur du ciel, la fraîcheur des eaux vives, le parfum des bruyères. De là deux sources d’inspiration bien distinctes, la colère et la rêverie. Entre les plaintes amères que dicte l’une, entre les riantes fantaisies qu’inspire l’autre, notre choix ne saurait être douteux. S’il est une muse de laquelle l’auteur de Provence doive implorer l’appui, ce n’est, nous le croyons, ni celle du drame, ni celle de la satire ; c’est la muse de la rêverie, la muse souriante qui lui a dicté le poème des Blés.

Les pages fraîches et sereines sont malheureusement bien rares dans le recueil de M. Adolphe Dumas. On trouve, au début même du livre, quelques réflexions sur nos tendances littéraires, qui semblent écrites sous l’influence d’une insomnie fiévreuse. C’est assez dire que nous n’entreprendrons pas de discuter une à une et sérieusement les assertions étranges entassées confusément dans la préface de Provence. Il en est une cependant que nous croyons devoir relever, parce que l’auteur la formule assez nettement et qu’il la développe avec l’accent d’une conviction sincère. M. Adolphe Dumas proteste énergiquement contre l’admiration qu’a vouée la France à l’auteur de Child-Harold et de Lara. Ce n’est plus là, nous le reconnaissons, un défi jeté à des ombres, une course à travers les régions nuageuses de la théorie. Combattre Byron, c’est attaquer la littérature moderne dans une de ses plus vivaces sympathies. Heureusement le poète n’est pas frappé au cœur. C’est au nom de la foi, de l’amour, que M. Adolphe Dumas lance sur lui l’anathème. Et qui a mieux aimé que Byron ? qui plus que lui a souhaité de croire ? Vouloir rendre Byron responsable de l’exagération puérile de quelques imitateurs, nier le côté durable et glorieux de l’influence du poète pour n’en voir que le côté passager et mesquin, c’est offrir une victoire trop facile à la logique. Confondre avec le scepticisme désœuvré de notre époque le doute sublime et déchirant qui a dicté Manfred, c’est également faire preuve d’un étrange aveuglement ou d’une légèreté singulière. Nous n’insisterons pas plus long-temps sur de telles erreurs. Quiconque a lu Byron attentivement peut reconnaître que toute portée sérieuse manque aux attaques dirigées contre l’auteur de Child-Harold par M. Adolphe Dumas.

Les pièces où l’auteur de Provence a exprimé son indignation et sa douleur occupent une assez large place dans le recueil, et malheureusement il est peu de ces pièces qui, par la forme ou l’idée, méritent de fixer l’attention. La même pensée se reproduit sans cesse dans ces satires amères. Il doit suffire d’en analyser une seule ; nous choisirons les stances que l’auteur suppose écrites après une lecture de la Cité des hommes. Dans ces stances, M. Adolphe Dumas a, pour ainsi dire, épanché toute sa colère et pleuré toutes ses larmes. On peut se dispenser, quand on connaît cette imprécation douloureuse, de lire la satire intitulée Jean Fréron et les épîtres à MM. Ballanche et Hugo. On trouve dans ces trois pièces le même sentiment d’indignation et de désespoir exprimé dans une forme qui le cède en netteté et en concision à celle des stances que nous allons analyser.

Jetant un coup d’œil sur la route accomplie, le poète pousse un cri de tristesse et de découragement. Au début de sa carrière, il a obéi à une vocation suprême qui lui commandait d’aborder la poésie ; il est allé au milieu des villes offrir à la foule les conseils harmonieux de la muse ; mais la foule a passé indifférente.

J’ai dit à ce peuple distrait
De vieilles vérités écrites ;
J’étais simple et je les ai dites
Comme un enfant vous les dirait.
............
Ma voix se perdait dans l’espace ;
Les uns se parlaient à voix basse,
Les autres écoutaient ailleurs.

Tel a été le destin du poète. Accueilli par l’indifférence, que doit-il faire ? Continuera-t-il à marcher dans cette voie rude et stérile ? Renoncera-t-il à ce douloureux labeur ? Les dernières paroles de la pièce respirent l’affliction et le découragement ; on pourrait croire que le prophète méconnu s’est enveloppé pour jamais dans son orgueilleux désespoir. Heureusement, il est permis de tirer de quelques autres parties du recueil des conclusions plus rassurantes. La crise est trop violente pour qu’il faille craindre de la voir se prolonger. Nous aimons à croire que des commencemens pénibles ne rebuteront pas l’auteur de Provence. Qu’il porte dans la pratique de l’art un peu moins de confiance ambitieuse ! Qu’il s’applique à dissiper le nuage de pensées confuses où son talent se débat ! Qu’il élève contre l’aveuglement de ses contemporains des plaintes plus sages et plus mesurées ! Ces conditions remplies, nous ne doutons pas qu’il ne trouve la foule moins distraite et le siècle moins indifférent.

Le poème des Blés devrait suffire pour ramener vers M. Adolphe Dumas les lecteurs dont ces élans d’orgueil ou de colère auraient fatigué la patience. Une inspiration sincère anime d’un bout à l’autre cette suite de gracieuses idylles. Le chant qui célèbre le réveil et le départ des moissonneurs se distingue par la franchise et la vivacité de l’allure. Le contraste de ce chant d’allégresse et des stances qui succèdent sur le travail de midi produit un effet des plus heureux. Le rhythme calme et lourd de ses stances exprime savamment la lassitude. Le même contraste se retrouve plusieurs fois dans la suite. Ainsi, après avoir chanté avec une effusion lyrique les joyeux efforts des moissonneurs, le poète consacre au travail opiniâtre de la glaneuse des stances d’une heureuse et touchante simplicité. Puis, à la description animée de la fête qui célèbre la fin des moissons, succède un hymne à la bonté infinie qui respire un noble et austère enthousiasme. On peut signaler sans doute dans ce poème quelques détails dont la familiarité trouble l’harmonie de l’ensemble ; mais la fraîcheur et la verve qui en marquent toutes les pages rachètent suffisamment ces imperfections légères.

Toutes les fois que M. Adolphe Dumas demande l’inspiration aux paysages de la Provence, il trouve d’heureux accens, des paroles émues. Il y a dans son recueil plus d’une pièce qui rappelle par la grace et l’effusion touchante le poème des Blés. Nous citerons une Fille du Peuple et un Vœu. Nous regrettons que la pièce intitulée une Nuit de Paris ait été choisie pour terminer le volume. C’est une déclamation banale contre le siècle, et l’auteur n’est point parvenu à sauver la banalité du thème par l’ampleur et l’énergie de la forme. Après avoir lu cette pièce, on ne peut que s’associer au sentiment exprimé dans les dernières stances ; on y voit le poète revenir à ce culte de la nature qui a inspiré la meilleure partie de son recueil. Le salut à la Provence, à Vaucluse, respire une vive et profonde émotion. M. Adolphe Dumas fera bien d’écouter le penchant qui l’entraîne à chanter la belle nature de son pays. N’est-ce pas là une source d’inspirations bien plus féconde que l’exaltation philosophique et que la colère ambitieuse ? Si le culte de la nature lui dicte encore quelques pages comme celles que nous avons signalées dans Provence, M. Adolphe Dumas n’aura point à regretter d’avoir abandonné le culte de la théorie.


La rose de Dékama, traduit du hollandais, de M. Van Lennep, par M. Defauconpret[1]. — Les artistes de la Hollande sont populaires en France. On les admire ; on les aime ; on sait jusqu’aux moindres détails de leur vie. Les poètes, au contraire, y sont à peine connus de nom. Pourquoi cette indifférence ? Cela tient-il aux difficultés de la langue, ou Rembrandt, Van-Dyck, Teniers, ont-il gardé pour eux seuls l’inspiration et le talent ? Non, certes, et depuis le XIIIe siècle, depuis Jacques de Maerlant, ce père de la poésie hollandaise, qui rima en langue vulgaire les annales du monde, et les traditions de son pays, jusqu’à Frédéric Helmers et Bilderdyk, ces gloires de la Hollande moderne, la patrie de Hooft et de Vondel ne compte pas moins de trois cents poètes distingués. La protection des princes de la maison de Bourgogne favorisa, au XVe siècle, le progrès des lettres. Chaque ville, chaque village eut sa chambre de rhétorique, comme les grandes villes de France avaient leurs palinods, comme Toulouse avait les jeux floraux. Dans le siècle suivant, l’essor fut des plus rapides. Délivré du joug espagnol, le génie national se développa dans une sphère plus libre, et, au XVIIe siècle, il avait atteint ses limites et sa grandeur. La première salle de spectacle fut ouverte à Amsterdam, en 1617, et, tout en restant fidèles aux principes de l’antiquité classique, tout en s’inspirant de Corneille et de Racine, les écrivains dramatiques de la Hollande constituèrent bientôt un théâtre original, où furent représentés, avec les productions tragiques de Coster et de Vondel, les chefs-d’œuvre de la scène française, traduits par Catherine Lescaille. La comédie, la farce même, comptèrent, sur ce théâtre, de nombreux succès. Les Hollandais cultivèrent, avec un égal bonheur, la poésie religieuse et descriptive, et ce qui forme le caractère distinctif de leur talent, c’est un ardent amour de la liberté, une morale toujours sévère ; ce sont là de rares et éminentes qualités qu’il est difficile de retrouver au même degré peut-être, dans des littératures plus fécondes et plus célèbres, et il convient d’autant plus de les signaler, que les écrivains de la Hollande apportèrent pour la plupart, dans la pratique de la vie, l’élévation, la rigueur, et les vertus civiques qui étaient comme la source habituelle de leurs inspirations. Vondel fut le digne ami de Barneveldt, et les écrivains contemporains de ces hommes illustres se distinguèrent comme eux, par une simplicité de mœurs vraiment antique et un inviolable attachement à leur pays et à leur foi politique et religieuse.

La Hollande, qui a produit tant de poètes, compte à peine, par un singulier contraste, quelques prosateurs remarquables ; et je ne parle ici ni d’Érasme, ni de Grotius, ni de Spinosa, ni de tant d’autres encore, polygraphes, philologues, savants, dont les œuvres sont latines et qui, par-là, appartiennent en quelque sorte à l’Europe entière, mais seulement des écrivains que l’usage de la langue nationale, et un genre, plus accessible à tous, rend populaires. Ainsi, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on ne trouve, en fait de romans dans la littérature hollandaise, que des traductions ou des imitations serviles. Mme Wolf, Déken et le libraire Adrien Loosjes ont tenté, pour la première fois et pour ainsi dire de notre temps même, ce genre de composition. Puis est venu M. Van Lennep, qui s’était d’abord essayé avec succès dans la poésie. Cet écrivain a publié deux romans d’un genre distinct : le Fils adoptif, étude de mœurs, et la Rose de Dékama, étude d’histoire. Ces romans ont fait bruit en Hollande, ils ont été traduits en Allemagne et favorablement accueillis. Serons-nous plus sévères que nos voisins ?

Le sujet de la Rose de Dékama est emprunté aux annales de la Hollande. La scène se passe en 1345. Guillaume IV, comte de Hollande, est sur le point de faire la guerre aux habitans de la Frise, et les députés de cette province sont arrivés à Harlem, en apparence pour traiter d’un arrangement pacifique, mais, en réalité, pour conspirer contre Guillaume et préparer, à la faveur des négociations, l’indépendance de leur pays. Le sire d’Ailva, noble Italien, que les hasards de la destinée ont poussé vers la Frise, est au nombre de ces députés ; sa pupille, Madzy, la Rose de Dékama, comme la nomment les ménestrels, l’a suivi près de Harlem. Madzy est jeune, belle ; on ne peut la voir sans l’aimer ; et Serp Adélen, l’un des députés frisons qui ont accompagné le sire d’Ailva dans son ambassade, est épris pour elle d’une vive passion. Mais la passion, pour devenir intéressante et prêter au roman, doit toujours trouver son obstacle. Cette fois encore l’obstacle ne se fera pas attendre. Deux jeunes Italiens, forcés de s’exiler comme le sire d’Ailva, sont au service du comte de Hollande. Une vieille amitié, que le malheur même a rendue plus forte, les unit dès l’enfance. Déodat et Renaud s’aiment mieux que des frères. Mais, hélas ! tous deux ont vu Madzy ; c’en est fait de cette amitié sainte. Ils luttent quelque temps, car ils redoutent une rivalité passionnée ; mais l’amour l’emporte. La vertueuse Madzy se trouve ainsi placée entre trois chevaliers également épris, que la plus légère préférence, un regard, un sourire, peut armer l’un contre l’autre. Adélen a toute la féroce ardeur d’un barbare, Renaud toutes les inquiétudes de la jalousie italienne, Déodat toute la tendresse respectueuse d’un troubadour. Du choc de ces trois caractères si divers, jaillissent des incidens multipliés qui remplissent, avec les intrigues politiques des députés frisons contre le comte de Hollande, toute la trame du récit. Les scènes d’amour, de jalousie, se mêlent aux aventures de guerre, aux combats, aux conspirations dans les plus sombres cellules des couvens. Enfin, après bien des luttes, le comte de Hollande est vaincu par les Frisons ; Adélen meurt dans une bataille ; le sire d’Ailva retrouve, dans le chevalier Déodat, un fils qu’il croyait perdu sans retour, et Madzy, la Rose de Dékama, trouve, dans ce même Déodat, un époux aimant et dévoué que son cœur avait depuis longtemps préféré en secret. Quant à Renaud, que sa passion pour Madzy avait porté à toutes les fureurs, il va, pour se guérir de ses ardentes inquiétudes, courir le monde et, dans ses vieux jours, il revient près de Déodat et de Madzy passer paisiblement les années qui lui restent à vivre.

La donnée de ce roman est simple, et l’auteur a prêté à tous ses personnages, jusque dans leurs plus grandes passions, un fonds remarquable de sentimens honnêtes. La Rose de Dékama a toute la prudence, toute la retenue désirable ; mais, en vérité, pour une héroïne de roman, elle nous semble parfois un peu trop flegmatique. Au XIVe siècle, j’en suis certain, les choses se passaient avec moins de calme. Quelques larmes, il est vrai, s’échappent parfois de ses grands yeux bleus ; quelques soupirs font battre sa poitrine ; mais, au fond de l’ame, elle est peu troublée. On l’estime, et elle n’intéresse guère. Il y a de la sorte une teinte uniforme et terne répandue sur toutes les figures de ce roman, et en plus d’un morceau, la froideur touche de bien près à l’ennui. Du reste, si la peinture morale des caractères manque en général de vie et de puissance, il convient de rendre à M. Van Lennep cette justice, que le plan est largement conçu et fidèlement suivi. Les détails de mœurs attestent une connaissance exacte du passé. Mais l’auteur s’est laissé trop souvent entraîner aux descriptions toujours faciles des objets extérieurs, costumes, armures, physionomies. Il y a là quelque chose du procédé de M. de Balzac ; seulement, au lieu des masures vermoulues, des mansardes infectes, on trouve les salles basses et voûtées des monastères, les tourelles crénelées ; mais que ce procédé s’applique au passé, ou au présent, il n’en est pas moins banal. Je n’aime pas non plus ces moines, ces chevaliers, qui s’accoudent, à tout instant, aux tables des auberges ou des couvens, pour vider des pots de bière ; c’est là, je le sais, de la couleur, mais de si minces détails sont vraiment puérils. M. Van Lennep a plus heureusement traité les paysages de son pays, et malgré l’aspect monotone des prairies et des plaines, on aime cette nature féconde, pleine de sève, mais toujours tranquille et calme, ces champs de blé au-dessous de la mer, ces forêts de bouleaux perdues au milieu des brouillards. Il y a dans ces rapides esquisses de charmans tableaux de genre.

M. Defauconpret annonce, dans une courte préface, qu’il traduira, si le public accueille favorablement ce premier essai, les romans les plus remarquables de la littérature hollandaise. Ce sera, en quelque sorte, une initiation ; mais il conviendrait, ce semble, de choisir de préférence les romans de mœurs ; on trouverait là, sans aucun doute, plus d’originalité, car dans le roman historique, en Hollande comme en France, il y a toujours le souvenir du maître, et Walter Scott est partout, moins le génie, dans la Rose de Dékama et dans le Vicomte de Beziers.


L’exilé, traduit du grec moderne d’Alexandre Soutzos, par M. J. Lennel[2]. — Ce roman est, avant tout, une œuvre politique, inspirée par la haine profonde de Capo-d’Istria. Le principal personnage, mystérieux inconnu désigné vaguement sous le nom de l’Exilé, a été forcé de quitter Nauplie à la suite d’une conspiration qui tendait à changer la forme du gouvernement. L’amour de la patrie, de la liberté ont exalté son esprit jusqu’aux derniers dévouemens, et jusqu’au crime même ; la proscription l’irrite encore, et une passion malheureuse ajoute une nouvelle et profonde douleur à ses misères déjà si vives. Il aime jusqu’au délire Aspasie, la fille de l’un des plus ardens partisans de Capo-d’Istria. Aspasie le paie de retour ; mais, comme toujours, l’intérêt, la politique, font obstacle à leur union. Après bien des aventures, souvent fort insignifiantes, mais qui gardent cependant, par le détail des mœurs grecques, un certain charme, l’exilé est jeté dans les prisons de Vourzi ; là, il retrouve, dans la fille du gouverneur de la forteresse, la femme qu’il aime, sa belle Aspasie. Douloureuse rencontre ! une cour martiale, espèce d’aréopage improvisé pour condamner, prononce contre lui un arrêt de mort. Le père d’Aspasie veut marier sa fille à l’un des amis les plus dévoués de Capo-d’Istria, et l’on assiste en même temps aux apprêts d’un supplice et d’une noce. Mais Aspasie est prévenue de la présence de son amant, et elle parvient à le faire échapper. L’exilé, devenu libre, se sauve dans les montagnes pour organiser l’insurrection ; mais un jour il rencontre, au milieu d’un chemin, son rival Auguerinopoulos, celui-là même qui devait épouser Aspasie. À cette vue, toutes les fureurs de l’amour, toutes les haines politiques se réveillent en lui : « Prends tes pistolets, dit-il à Auguerinopoulos, et place-toi à dix pas. » Le duel est accepté. Auguerinopoulos tombe, la jambe cassée par une balle, et l’exilé continue tranquillement sa route, sans plus se soucier de ce que deviendra son ennemi. Mais Auguerinopoulos est recueilli par des paysans, et sa première pensée est la vengeance. Il charge un Albanais d’assassiner l’exilé, qui n’échappe que par une espèce de fatalité merveilleuse, et, non content de cette première tentative de crime, il fait empoisonner Aspasie, qui meurt dans les plus cruelles douleurs. Désespéré de cette mort, l’exilé fuit le commerce des hommes, et depuis lors il mène une vie errante dans les montagnes, dévoué, comme l’eût dit la Grèce antique, à toutes les furies.

Ce roman offre, dans son ensemble, un singulier mélange de réminiscences classiques, de déclamations contre les tyrans, de tirades sentimentales sur l’amour, d’exclamations sur les ruines et les vicissitudes des empires, de plaisanteries parfois burlesques et de réflexions politiques fort sérieuses. La sève n’y manque pas ; mais aucune pensée originale ne domine. L’exilé est une espèce d’Anacharsis constitutionnel qui a fait son éducation politique par les voyages, et il parle des membres influens de l’opposition française sous la restauration, avec autant d’enthousiasme que Pythagore eût parlé des sages de l’Inde ou de l’Égypte. Tous les personnages qui se remuent dans ce drame ont un caractère passablement barbare, et ne sont guère de nature à nous plaire. L’Exilé a, néanmoins, obtenu en Grèce un succès populaire. L’auteur, M. Soutzos, occupe le premier rang dans la littérature de son pays, et nous devons savoir gré à M. Jules Lennel, son traducteur, de nous avoir fait connaître cette production. M. Lennel, voyageur distingué, possède parfaitement les langues du Levant : c’est un avantage que n’ont pas toujours ceux qui les professent ; mais, tout en rendant justice à la parfaite exactitude de sa traduction, nous lui ferons le reproche de s’être borné à un simple travail de reproduction. Nous aurions voulu trouver, en tête de ce roman, quelques détails sur l’état de la littérature grecque moderne. M. Fauriel, dans sa belle introduction aux chants populaires, en avait dit quelques mots ; mais il s’est, la plupart du temps, borné à la poésie des Klephtes. Le livre de M. Fauriel date d’ailleurs de 1824 ; depuis ce temps, bien des évènemens se sont accomplis ; l’indépendance a été reconquise. Mais la renaissance littéraire a-t-elle commencé, après la reconstitution politique ? Les espérances de M. Fauriel se sont-elles réalisées ? Le jour qu’il semblait entrevoir dans un avenir prochain, le jour glorieux de la culture intellectuelle, est-il enfin venu ? Hélas ! non. Il y a deux ans, la patrie d’Aristophane et de Sophocle n’avait pas même un théâtre. À part les chants populaires, expression naïve et spontanée de sentimens énergiques et personnels, la poésie écrite et méditée, la poésie de l’art et du livre, n’offre en général que des imitations plus ou moins heureuses des littératures de l’Europe. Le poète grec, selon qu’il a plus ou moins long-temps séjourné en Allemagne, en Italie, en France, s’inspire des poésies allemandes, italiennes ou françaises. Les évènemens militaires, la satire politique, font d’ordinaire tous les frais de ses vers. Alexandre Soutzos, l’auteur de l’Exilé, a imité la Némésis dans une feuille mensuelle en vers qui paraissait sous le titre de la Balance grecque. Il a publié en outre deux volumes de poésies politiques, le Panorama de la Grèce, et il s’occupe en ce moment d’un grand poème imité de Childe-Harold. Panaguiotos Soutzos, son frère, Athanase Christopoulos, Spiridion Tricoupis, et Georges Sakellarios, qui ont écrit des poésies élégiaques et bachiques, forment à peu près toute la pléiade grecque. Il faut citer encore Constantin Oikouomos, qui a fait imprimer à Berlin, en 1835, un poème élégiaque en l’honneur d’Alexandre, empereur de Russie. Quant au théâtre, les auteurs dramatiques en sont encore à Pyrame et Thisbé. La prose, depuis dix ans, ne s’est guère enrichie d’aucune œuvre originale vraiment notable. C’est toujours de l’imitation ou de la traduction ; c’est, par exemple, la Sagesse du bonhomme Richard, l’Alexis de Mme de Wyttenback, la Géographie de Balbi, le beau livre de M. Daunou sur les Garanties individuelles. La littérature grecque semble, pour long-temps encore, condamnée à cet état d’engourdissement, car la masse de la nation prend un intérêt médiocre aux œuvres de l’esprit. Il est difficile, en effet, qu’un peuple puisse produire quelque chose de grand lorsque son existence politique est incomplète, qu’il est tout à la fois déshérité de son passé, et incertain de son avenir.


Du commentaire de Proclus sur le Timée de Platon, par M. Jules Simon[3]. — Les plus hautes inspirations du génie antique ont échappé pour la plupart à la ruine qui semble menacer fatalement les œuvres de l’homme. Homère, Lucrèce, Virgile, Aristote, Platon, ont traversé les âges, comme pour nous consoler du terrible naufrage de toutes choses, en nous initiant aux mystères de la beauté suprême. Glorieux privilége ! les grands monumens de la pensée se sauvent par leur grandeur même. Ils surnagent et dominent, parce qu’ils gardent, bien au-delà des sociétés qui les ont vus naître, une puissance active et toujours présente, et en répondant aux besoins éternels de notre nature, en éveillant des sympathies qui ne sauraient se prescrire, ils restent, pour ainsi dire dans tous les temps, actuels et nécessaires. Chaque génération, aux époques les plus obscures, les reçoit et les transmet, comme un legs sacré, souvent même sans les avoir compris, et une sorte de respect traditionnel les protége contre la destruction. Au moyen-âge, dans les ténèbres et les incertitudes de l’esprit, les misères d’une société pénible, les extases de la foi, le docteur et le moine, tous ceux enfin qu’un faible rayon éclaire encore, se tournent vers Aristote et Platon, parce qu’un éternel pressentiment du vrai et du beau les attire à ces grands hommes, comme à un foyer toujours lumineux. Platon, pour les chrétiens, est toujours divin. Aristote règne en maître absolu. L’un, six cents ans après sa mort, se transfigure avec éclat dans l’école d’Alexandrie ; l’autre est médité, commenté, cité comme la Bible. Il importe donc de rechercher en dehors d’eux-mêmes, dans leurs disciples chrétiens ou païens, les transformations successives de leurs doctrines. Alexandrie est comme un sanctuaire reculé de Sunium. Le commentaire obscur du disciple éclaire souvent le texte immortel du maître. Ammonius procède de Platon ; et c’est par lui, par Plotin, Jamblique, Porphyre et Proclus, que les doctrines platoniciennes sont transmises au moyen-âge. Ainsi, pour savoir Platon, pour comprendre en bien des points la philosophie du moyen-âge, il faut savoir Proclus.

M. Simon, en choisissant pour sujet d’étude ce commentateur célèbre, mais difficile et long-temps méconnu par d’éminens esprits, a fait preuve tout à la fois de tact et de courage scientifique. Le sujet, en effet, était vaste et obscur ; au temps où vivait Proclus, les systèmes s’étaient confondus ; c’était, parmi les hommes que le christianisme n’avait point ralliés, une inquiétude immense, une singulière disposition à tout croire ; le monde romain empruntait à l’Orient ses doctrines les plus abstraites. La théurgie, l’illuminisme, avaient fait invasion. On cherchait vaguement une science supérieure et la connaissance absolue. Les philosophes étaient devenus, pour la plupart, des hiérophantes, et l’école, comme le temple, avait ses mystères, ses initiations. Placé sur la limite indécise d’une ère philosophique près de finir, Proclus, espèce d’esprit encyclopédique, avait gardé l’impression vive du passé, tout en subissant des influences nouvelles et diverses. Il avait étudié les mathématiques sous Héron, l’aristotélisme, le platonisme, avec Plutarque, fils de Nestorius, la théologie et la science des mystères avec Syrianus, les arts magiques des Chaldéens avec Asclépigénie. Il était le dernier disciple de la dernière école grecque, et ses travaux éclairent tout à la fois, au point de vue historique, la philosophie de l’école d’Alexandrie, la philosophie de Platon, enfin celle de l’antiquité tout entière ; car, fidèle à la méthode des Alexandrins, il cherche dans le passé le plus reculé et jusque sous le voile des vieilles croyances mythologiques, des antécédens à ses doctrines ou à celles qu’il commente. Il les présente comme ayant été révélées par les dieux eux-mêmes aux sages des anciens temps, et transmises sans altération sous les formes les plus diverses. C’est comme une chaîne dorée, dont Hermès est le premier anneau, et qui vient se renouer par les prêtres de l’Égypte, les théologiens, les prêtres de la Grèce, les disciples de Pythagore et de Platon, jusqu’à l’école d’Alexandrie elle-même.

Démontrer que le monde a une cause, que cette cause est Dieu, que ce Dieu a fait le monde d’après un modèle excellent, qu’il n’y a qu’un Dieu, un modèle, un monde ; que ce plan, ce modèle, ce sont les idées, types invisibles des choses visibles, raisons incréées des choses créées : telle est, on le sait, la pensée du Timée, et le fondement de la théodicée de Platon ; tel est aussi le sujet du commentaire de Proclus. Platon a développé son système avec une majesté et un charme de poésie tout antiques, et, soutenu par cette majesté du maître, Proclus s’est élevé souvent jusqu’aux plus hautes sphères. Il faut distinguer, dans son œuvre, ce qu’il y a de variable dans la science, et ce qu’il y a d’éternel. Mais, si large que soit la part de l’erreur et des choses transitoires, une gloire solide lui est justement acquise ; et le respect qu’inspirent la philosophie et la religion révélée ne peut que s’accroître encore par l’étude du commentaire, car on reconnaît vite que le christianisme n’est, en bien des points, que la sanction divine du dogme philosophique. Citons quelques exemples : la prière, d’après l’école d’Alexandrie encore païenne, n’est pas seulement une demande adressée à Dieu pour en obtenir un bien qui nous est nécessaire. Ce n’est pas seulement une action de grace pour des biens déjà obtenus. L’état de l’ame qui prie, n’y eût-il aucun autre résultat de la prière, est un état philosophique qui purifie et qui sanctifie par cela seul que l’on a prié. Le mystique auteur de l’Imitation eût-il trouvé d’autres mots pour définir l’oraison chrétienne ? Non, certes ! il eût ajouté seulement que la prière appelle la grace. Voyons maintenant le libre arbitre. Tout est soumis aux lois de Dieu ; l’homme, néanmoins, est libre : il a la liberté du choix entre le mal et le bien. Les ames enchaînées à un corps doivent obéir, mais elles peuvent résister ; de là le mérite et le démérite. Dieu n’a pas fait des ames criminelles et des ames pures ; il les a faites libres. Ce n’est pas lui qui doit répondre de l’inégalité morale ; les hommes, à la naissance, tiennent l’égalité de Dieu, et ils tiennent d’eux-mêmes l’inégalité qui s’établit entre eux, dans la suite, selon qu’ils ont mérité ou démérité. Ainsi, la justice de Dieu est absoute, s’il a fait les hommes libres et s’il leur a dicté la règle à laquelle ils doivent se soumettre. Il ne pouvait rien de plus ; il est juste, et c’est une nécessité que, si la liberté existe, il y ait des punitions et des récompenses. Épictète avait dit aussi qu’il dépend de nous de suivre le premier mouvement ou de nous arrêter, d’avoir tel ou tel désir, enfin de faire tout ce qui est notre œuvre. Voilà donc, sauf l’épuration que le christianisme imprime à toute doctrine extérieure qu’il consacre, le dogme de la rémunération et de l’immortalité appuyé sur l’inébranlable fondement de la justice divine. Voilà presque la théodicée de Leibnitz retrouvée dans un commentaire païen ; voilà enfin le conte de Candide, et le terrible esprit de Voltaire, réfutés douze cents ans d’avance par un Alexandrin du Ve siècle.

Depuis long-temps, l’importance philosophique de Proclus avait été reconnue. Marsile Ficin, Lambecius, plus récemment Diderot, Brucker, Burigny, ont étudié et diversement jugé ses écrits. M. Cousin l’a loué éloquemment ; il a publié ses œuvres, et cette réhabilitation digne et complète, ce souvenir du maître, a rendu à Proclus une place éminente et rappelé vers lui les méditations des esprits sérieux. M. Simon ne pouvait donc, en étudiant le commentaire sur le Timée, appliquer plus heureusement, plus utilement, des facultés philosophiques vraiment hors de ligne. Son travail, qui s’est produit sous la forme modeste d’une thèse pour le doctorat, atteste une connaissance profondément réfléchie de la philosophie antique. Il éclaire d’une lumière vive et nouvelle une œuvre long-temps admirée et vouée, après de longs siècles, à un injuste oubli. Il restitue en même temps deux autres commentaires qui ont aussi leur importance, ceux de Porphyre et de Jamblique, et il confirme de grandes et belles doctrines. La critique ne saurait trop vivement encourager M. Simon à poursuivre ses fortes études. Son enseignement à la Faculté des lettres, l’évidente supériorité de son premier travail, lui assurent, dès le début, un rang distingué. On pourrait peut-être lui adresser quelques observations sur son style qui manque un peu de concentration et de rigueur ; mais cela serait peu grave : il importe surtout de constater sa valeur réelle comme esprit philosophique, ses succès mérités comme professeur ; et certes, c’est une chose rare à noter qu’un succès réel dans les sciences spéculatives ; car il n’en est point de la philosophie comme de cette érudition banale, accessible pour tous, qui, de nos jours, a gagné un nom à bien des gens, en faisant de l’Académie des Inscriptions, à de rares mais très honorables exceptions près, une sorte de champ d’asile pour les médiocrités. La philosophie implique l’intelligence, et, quelle que soit l’apparente indifférence de notre temps, elle gardera toujours, avec la poésie, sa première place.

  1. vol. in-8o, chez Cousin, rue Jacob.
  2. Un volume in-8o, chez Pougin, quai des Augustins.
  3. Un volume in-8o, chez Ébrard, rue des Mathurins-Saint-Jacques.