Lionel Lincoln/Chapitre XX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 252-264).


CHAPITRE XX.


Allons ! ma Willifrida, que rien de ce qui peut déplaire à l’amour ne fasse naître en vous le souci ; que rien ne retarde la bénédiction céleste ; bannissez toute pruderie et toute crainte fâcheuse.
Anonyme



Il fut peut-être heureux, pour la tranquillité de toutes les parties intéressées, qu’à l’époque où une confiance sans réserve s’établit entre le major Lincoln et celle qu’il aimait, Mrs Lechmere ne pût se placer devant cette brillante image de bonheur et de pureté que tous les traits et tous les mouvements de Cécile offraient aux yeux de son amant. L’intérêt singulier et quelquefois un peu contradictoire que cette dame avait si souvent prouvé qu’elle prenait à tout ce qui concernait son jeune parent ne se montrait plus pour éveiller ses soupçons endormis. Les sentiments dont il était alors entièrement occupé lui avaient même fait oublier ces scènes inexplicables dans lesquelles il avait vu figurer sa tante, ou, s’il s’en souvenait, elles ne faisaient que voiler la vivacité des tableaux agréables que lui présentait son imagination, comme un léger nuage jette une ombre passagère sur des campagnes riantes. Indépendamment de ses auxiliaires naturels, l’amour et l’espoir, Mrs Lechmere en avait trouvé un autre non moins puissant dans le cœur de Lionel, par suite d’un accident qui l’obligea longtemps, non seulement à garder la chambre, mais même à rester au lit.

Le jour que le major Lincoln subit l’opératicn critique dont nous avons parlé, sa tante en attendit le résultat avec la plus grande inquiétude. Dès qu’elle eut appris qu’elle était heureusement terminée, elle courut vers l’appartement avec un tel empressement, que les suites qui en résultèrent se joignant aux infirmités naturelles de son âge, pensèrent lui coûter la vie. En montant l’escalier, son pied s’embarrassa dans sa robe, et, sans faire attention au cri que poussa miss Danforth pour l’avertir, elle voulut continuer à marcher, avec cette violence de caractère qui lui faisait quelquefois oublier tout son amour pour le décorum, et elle fit une chute qui aurait pu être fatale à une femme beaucoup plus jeune. Le choc qu’elle reçut fut suivi d’une inflammation qui, sans paraître très-dangereuse, se prolongea assez longtemps pour donner des craintes à tout ce qui l’entourait. Cependant, à l’époque où nous sommes arrivés, tous les symptômes fâcheux avaient disparu, et sa guérison n’était plus douteuse.

Lionel ayant appris tous ces détails de la bouche de Cécile, on peut juger que la source où il les puisait ne fit qu’ajouter à l’effet que produisit l’intérêt que sa tante avait pris à lui. Cependant, quoique Cécile eut particulièrement appuyé sur la preuve qu’offrait cet incident de l’attachement de Mrs Lechmere pour son neveu, le major Lincoln avait remarqué que miss Dynevor, dans les conversations qu’il avait avec elle, ne prononçait que très-rarement le nom de sa tante, et qu’elle n’en parlait jamais qu’avec une réserve et une retenue qui paraissaient portées à l’extrême. Leur confiance augmenta pourtant à mesure qu’ils se virent plus souvent, et Lionel commença peu à peu à soulever le voile dont une modestie timide couvrait les sentiments de Cécile, et à lire dans un cœur dont la pureté et la sincérité n’exigeaient pas de grandes recherches pour se faire connaître.

En revenant de l’église, Cécile et Agnès se rendirent sur-le-champ dans l’appartement de leur tante, et laissèrent Lionel en possession du petit salon boisé, Polwarth étant retourné chez lui. Le major passa quelques minutes à s’y promener en réfléchissant sur la scène dont il avait été témoin avant d’entrer dans l’église, et lisant quelquefois les yeux, sans y faire aucune attention, sur les ornements sculptés sur la boiserie, et parmi lesquels les armoiries de sa maison occupaient la place la plus honorable. Enfin il entendit le bruit de cette marche légère qu’il avait trop bien appris à connaître pour pouvoir s’y méprendre, et, presque au même instant, miss Dynevor entra dans l’appartement.

— Et Mrs Lechrnere, lui dit-il en la conduisant vers un sofa et s’y plaçant à côté d’elle, j’espère que vous l’avez trouvée mieux ?

— Elle est si bien, répondit Cécile, qu’elle a dessein de se hasarder au point d’avoir ce matin une entrevue avec vous-même. En vérité, Lionel, vous avez tout lieu d’être reconnaissant du vif intérêt que ma tante prend à vous. Quelque malade qu’elle ait été, elle n’a jamais cessé de demander des nouvelles de votre santé, et je l’ai vue refuser de répondre aux questions que le médecin lui faisait sur la sienne, avant qu’il lui eût rendu compte de l’état dans lequel il vous avait trouvé.

Quelques larmes sortirent des yeux de Cécile, tandis qu’elle parlait ainsi, et la vivacité des sentiments qui l’animaient chargea son teint d’un coloris plus foncé.

— C’est donc à vous que je devrais une grande partie de ma reconnaissance, dit Lionel, si, en unissant votre sort au mien, vous me rendez encore plus précieux à ses yeux. Avez-vous fait connaître à Mrs Lechrnere toute l’étendue de ma présomption ? Lui avez-vous appris nos engagements ?

— Pouvais-je faire autrement ? Tant que votre vie a été en danger, j’ai renfermé dans mon cœur le secret de tout l’intérêt que je prenais à votre situation ; mais, quand nous avons pu nous flatter de l’espoir de votre guérison, j’ai mis votre lettre entre les mains de celle de qui je dois naturellement attendre des conseils, et j’ai la consolation de savoir qu’elle approuve mon… Que dirai-je, Lionel ? ne devrais-je pas dire ma folie ?

— Dites tout ce qu’il vous plaira, s’écria Lincoln, pourvu que vous ne désavouiez pas vos sentiments. Je me suis interdit jusqu’à présent de demander à Mrs Lechmere quelles étaient ses vues pour vous, attendu l’état de sa santé ; puis-je me flatter, Cécile, que je n’en essuierai pas un refus ?

Le cœur de Cécile fut vivement ému ; son front se couvrit de ce coloris qui annonce la santé ; mais la pâleur revint presque aussitôt sur ses joues. Elle jeta un regard de reproche sur son amant, et lui répondit avec calme, quoique avec un léger mélange de déplaisir :

— Mon aïeule peut avoir eu le tort devoir d’un œil trop partial le chef de sa propre famille ; mais si cela est, sa récompense ne doit pas être la méfiance. J’ose dire que cette faiblesse est fort naturelle, quoique ce soit une faiblesse.

Lionel comprit pour la première fois la cause des variations qu’il avait remarquées dans la manière dont Cécile avait reçu ses soins jusqu’au moment où elle avait senti que son cœur s’intéressait à lui ; mais sans laisser apercevoir la découverte qu’il venait de faire, il lui répondit :

— La reconnaissance ne mérite pas un nom aussi dur que celui de méfiance, et ma vanité ne me permet pas de donner celui de faiblesse à une partialité qui m’est si favorable.

— Ce mot est juste, dit Cécile en souriant avec sa douceur ordinaire, et l’on peut s’en servir sans scrupule quand on l’applique à la pauvre nature humaine. Vous me pardonnerez peut-être de l’avoir employé, si vous songez que nos faiblesses sont quelquefois héréditaires.

— Je vous pardonne vos injustes soupçons en faveur de ce charmant aveu ; mais me permettez-vous de n’adresser à votre aïeule pour lui demander qu’elle consente à ce que nous soyons unis sur-le-champ ?

— Quoi ! vous ne voudriez pas qu’on chantât votre épithalame, quand il est possible que l’instant d’après le son d’une cloche funèbre vous appelle aux funérailles d’un ami ?

— La raison que vous faites valoir pour différer notre mariage, Cécile, est précisément celle qui m’engage à le presser. La saison s’avance, et il faut que cette guerre, qui n’a été jusqu’ici qu’un enfantillage, se termine. Howe rompra la barrière qui le retient, et chassera les Américains des hauteurs voisines, où il ira chercher un autre théâtre pour une guerre plus active. Dans l’autre cas, vous resteriez sans appui, à un âge où vous en avez encore besoin, dans un pays déchiré par des divisions intestines ; car votre vieille aïeule n’est plus en état de vous en servir. Assurément, Cécile, vous ne pouvez hésiter à vous mettre sous ma protection dans un tel moment des crise, et je pourrais même ajouter que vous le devez autant par égard pour vous-même que par compassion pour mes sentiments.

— Continuez : j’admire l’adresse de votre esprit, sinon la justesse de vos arguments. Je vous dirai pourtant que d’abord je ne crois pas que votre général trouve si facile de chasser les Américains des hauteurs voisines. Par un simple calcul arithmétique, que je suis moi-même en état de faire, vous devez voir que, s’il lui a coûté tant de monde pour s’emparer d’une seule de nos montagnes, il serait obligé d’acheter bien cher la possession de toutes les autres. Ne prenez pas un air si grave, Lionel, je vous en supplie. Sûrement vous ne pouvez croire que je veuille parler avec légèreté d’une bataille qui a pensé vous coûter la vie, et… et… me coûter mon bonheur.

— Je vous dirai à mon tour : continuez, dit Lionel chassant à l’instant le nuage passager qui lui couvrait le front ; j’admire vos sophismes et votre sensibilité, sinon vos raisonnements.

Rassurée par sa voix et par ses manières, Cécile, après un moment d’extrême agitation, reprit la parole avec le même enjouement qu’auparavant.

— Mais supposons que votre général se soit rendu maître de toutes les hauteurs des environs, et que le chef des Américains, qui, quoiqu’il ne soit qu’un rebelle, sait pourtant se faire respecter, soit repoussé dans l’intérieur avec son armée, je me flatte que tous ces exploits se feront sans qu’on ait besoin de l’assistance des femmes. Et si Howe transportait ailleurs ses forces, comme vous me le donnez à entendre, il n’emportera pas la ville avec lui. Dans tous les cas, je resterais donc tranquillement où je suis, n’ayant rien à craindre au milieu d’une garnison anglaise, et encore moins au milieu de mes propres concitoyens.

— Cécile, vous ne connaissez ni les dangers ni la licence de la guerre. Quand bien même Howe abandonnerait cette place, ce ne serait que pour quelques instants ; croyez bien que le ministère anglais ne cédera jamais la possession d’une ville comme celle-ci, qui a si longtemps bravé tous ses efforts, à des hommes armés contre leur monarque légitime.

— Vous avez étrangement oublié les six mois qui viennent de s’écouler, Lionel, ou vous ne m’accuseriez pas d’ignorer toutes les misères que la guerre peut occasionner.

— Mille remerciements de ce reproche et de cet aveu, chère Cécile ; l’un et l’autre sont des preuves de votre tendresse ; mais pourquoi chercher à cacher encore des sentiments que vous m’avez déjà laissé entrevoir ?

— Je n’hésite pas à les avouer à celui dont le cœur généreux saura excuser ma faiblesse ; mais il m’est peut-être permis d’hésiter à faire un pareil aveu en face de tout le monde.

— Je m’adresserai donc à votre cœur, dit Lionel feignant de ne pas voir le sourire de coquetterie innocente qu’elle lui adressait.

— En mettant les choses au mieux, conviendrez-vous qu’une seconde bataille ne serait pas un événement extraordinaire ?

Elle le regarda avec des yeux où l’inquiétude était peinte, mais garda le silence.

— Nous savons tous deux, du moins je sais par expérience que je ne suis pas invulnérable. Maintenant, répondez-moi, Cécile, non comme une femme cherchant à maintenir le faux orgueil de son sexe, mais en femme franche et généreuse comme vous l’êtes. Si les événements des six derniers mois devaient se renouveler aimeriez-vous mieux alors pleurer en secret comme mon accordée que donner un libre cours à la douleur légitime d’une épouse qui n’a pas à rougir de sa tendresse ?

De grosses larmes brillèrent dans les yeux de miss Dynevor, et ce ne fut qu’après qu’elles eurent coulé le long des franges de soie qui les bordaient, qu’elle le regarda en rougissant, et lui répondit :

— Ne croyez-vous donc pas que j’aie assez souffert, comme vous étant unie par les liens de l’affection ? Pensez-vous qu’il faille des nœuds plus étroits pour combler la mesure de mes souffrances ?

— Je ne puis même vous remercier comme je le voudrais de ces larmes si flatteuses, avant que vous ayez répondu franchement à ma question.

— Cela est-il bien généreux, Lincoln ?

— En apparence, peut-être non ; mais en réalité, certainement oui. De par le ciel, Cécile, je ne consulte pas plus mon propre bonheur que le désir de vous mettre à l’abri du rude contact du monde.

Miss Dynevor parut non seulement confuse mais chagrine et elle lui dit en baissant la voix :

— Vous oubliez, major Lincoln, que j’ai à consulter quelqu’un sans l’approbation de qui je ne puis rien promettre.

— Eh bien ! voulez-vous vous en rapporter à la décision de Mrs Lechmere ? et si elle approuve notre union immédiate, puis-je lui dire que vous m’avez autorisé à lui en faire la demande ?

Cécile ne dit rien, mais souriant à travers ses larmes, elle tendit la main à Lionel, d’une manière que le moins présomptueux n’aurait pu s’empêcher d’interpréter favorablement.

— Venez donc, s’écria-t-il, hâtons-nous de nous rendre chez Mrs Lechmere ; ne m’avez-vous pas dit qu’elle m’attendait ? Cécile permit que Lionel prît son bras pour le passer sous le sien, et elle se laissa conduire hors du parloir. Quoique Lionel fût sous l’influence des plus douces espérances, tandis qu’il conduisait sa compagne à travers toute la maison, ce n’était pas sans une secrète répugnance qu’il approchait de la chambre de Mrs Lechmere. Il lui était également impossible d’oublier tout ce qu’il avait vu et entendu, et de calmer les noirs soupçons qui avaient pénétré dans son cœur. Cependant le but qu’il se proposait le portait à hâter sa course, et un seul regard jeté sur l’être tremblant qui avait besoin de s’appuyer sur lui pour se soutenir, éloigna bientôt de son esprit toutes pensées fâcheuses.

L’air faible et souffrant de Mrs Lechmere, et le souvenir subit que sa maladie n’avait eu pour cause que son inquiétude pour lui, plaidèrent si bien en faveur de sa tante, que Lionel l’aborda non seulement avec cordialité, mais avec un sentiment qui ressemblait à la reconnaissance.

L’indisposition de Mrs Lechmere durait depuis plusieurs semaines, et ses traits, que depuis longtemps l’âge avait flétris, portaient des traces profondes de sa dernière maladie. Sa figure, plus pâle et plus maigre que de coutume, avait encore cette expression d’inquiétude qu’inspirent presque toujours des souffrances vives et prolongées. Son front cependant était serein et satisfait, quoique par intervalles un frémissement involontaire et passager vînt encore trahir les douleurs que lui avait laissées la maladie. Elle reçut les deux jeunes gens avec un sourire plus affable qu’à l’ordinaire, et auquel ses traits pâles et rongés de soucis donnaient une expression toute particulière.

— Un malade est bien aimable de venir voir ceux qui se portent bien, cousin Lionel, dit Mrs Lechmere en lui présentant sa main desséchée ; car après avoir tremblé si longtemps pour vos jours, ma légère indisposition est bien peu de chose auprès de vos cruelles blessures.

— Je souhaiterais vous voir aussi bien rétablie que moi, répondit Lionel en lui pressant la main avec affection ; je n’oublierai jamais que votre sollicitude pour moi a été la seule cause de votre maladie.

— Ne parlons pas de cela ; il est naturel que nous nous intéressions vivement à ceux que nous aimons. J’ai vécu pour vous voir bien rétabli, et, Dieu aidant, je vivrai encore assez pour voir réprimer cette malheureuse rébellion. Elle s’arrêta, regarda en souriant le jeune couple qui était près de son lit et ajouta : — Cécile m’a tout dit, major Lincoln.

— Pas absolument tout, chère Mrs Lechmere, interrompit Lionel : j’ai quelque chose encore à ajouter ; et j’avouerai d’abord que je compte sur votre bonté pour appuyer mes prétentions.

— Vos prétentions ! oh ! ce mot n’est pas convenable, cousin Lionel ; lorsqu’il y a entre vous une parfaite égalité de naissance, d’éducation, de vertu, et je dirai même de fortune, eu égard à la différence des sexes, vous pourriez justement parler de vos droits. Des prétentions ! en vérité c’est par trop de modestie. Cécile, mon enfant, allez dans ma bibliothèque ; dans le petit tiroir secret de mon écritoire, vous trouverez un petit papier portant votre nom ; lisez-le, mon amour, et apportez-le-moi.

Mrs Lechmere fit signe à Lionel de s’asseoir, et reprit la conversation dès que Cécile eut refermé la porte sur elle.

— Comme nous avons à parler d’affaires, major Lincoln, j’ai voulu épargner un peu de confusion à la pauvre enfant. Quelle est la faveur particulière que vous désirez recevoir de moi ?

— Comme tous les solliciteurs opiniâtres, vos bontés n’ont fait que m’encourager à vous en demander de nouvelles. Je viens vous supplier de m’accorder le plus tôt possible le dernier et le plus grand de tous les dons.

— Ma petite fille, n’est-ce pas ? Bannissons entre nous une réserve inutile, cousin Lionel, car vous vous rappelez que moi aussi je suis une Lincoln. Parlons franchement, comme deux amis rassemblés pour prononcer sur un sujet qui les intéresse également.

— Tel est mon vœu le plus cher, Madame. J’ai fait valoir auprès de miss Dynevor les périls qui nous entourent, et la situation critique du pays ; ces raisons sont plus que suffisantes pour justifier le désir que j’ai de voir serrer nos nœuds sans retard.

— Et Cécile ?

— Cécile s’est montrée ce qu’elle est toujours, bonne, mais obéissante. Elle s’en rapporte tout à fait à votre décision, qui seule la guidera.

Mrs Lechmere resta quelques minutes sans répondre, et sa physionomie exprimait toute l’agitation de son cœur. Ce n’était sûrement pas le mécontentement qui causait son hésitation, car on ne pouvait se méprendre à la vive satisfaction qui brillait dans ses yeux. Ce n’était pas non plus l’incertitude, car tous ses traits exprimaient plutôt le ravissement de voir se réaliser des souhaits longtemps comprimés, que la moindre indécision. Peu à peu son agitation se calma ; elle parut s’attendrir ; son regard ordinairement dur fut obscurci par des larmes, et lorsqu’elle parla, sa voix tremblante avait une douceur que Lionel ne lui avait jamais remarquée auparavant.

— C’est une bonne et obéissante fille que ma Cécile. Elle ne vous apportera pas de grandes richesses, major Lincoln, ni un titre fastueux qui puisse ajouter un nouveau lustre à votre honorable nom ; vous trouverez en elle ce qui n’est pas un moins grand avantage, je suis même sûre que vous le préférerez, un cœur simple et vertueux qui n’a jamais eu une pensée qui ne fût pure comme elle.

— Il est mille et mille fois plus précieux pour moi, ma chère tante ! s’écria Lionel perdant un reste de réserve sous l’influence des sentiments de la nature qui venaient de toucher le cœur dur de Mrs Lechmere. Donnez-la-moi sans biens, sans nom, et elle n’en sera pas moins ma femme, ma Cécile, d’un prix inestimable à mes yeux.

— Je ne parlais que par comparaison, major Lincoln ; la fille du colonel Dynevor, la petite-fille du vicomte Cardonnell, n’a pas à rougir de sa famille, et l’héritière de John Lechmere ne sera point une fiancée sans dot. Lorsque Cécile portera le nom de lady Lincoln, elle n’aura pas besoin de cacher l’écusson des armoiries de ses ancêtres sous la main sanglante[1] de celles de son mari.

— Puisse le ciel éloigner l’heure qui verra ces écussons réunis ! s’écria Lionel.

— Ne vous avais-je donc pas bien compris ? Ne venez-vous pas de me prier de hâter le moment qui doit vous unir à Cécile ?

— Jamais vous n’avez moins été dans l’erreur, ma chère dame ; mais vous n’oubliez sûrement pas que le chef de la famille existe toujours, et que si mes vœux sont exaucés, il jouira longtemps encore de la vie, et, je l’espère aussi, de la raison et du bonheur.

Mrs Lechmere regarda son neveu d’un air hagard, et passa lentement la main sur son front et sur ses yeux, tandis qu’un frémissement involontaire ébranlait tout son corps affaibli.

— Vous avez raison, mon jeune cousin, dit-elle enfin en s’efforçant de sourire ; je crois que ma mémoire se ressent aussi de ma faiblesse. Mon imagination me reportait à des jours passés depuis longtemps. Vous me rappelez l’image de votre malheureux père, et dans Cécile je crois revoir ma pauvre Agnès, qui m’a été si tôt ravie. C’était mon enfant, et Dieu a pardonné ses fautes en faveur des prières de sa mère.

Lionel étonné, mais incapable de prononcer un mot, recula d’un pas en voyant l’énergie extraordinaire de la malade. Ses joues pâles s’étaient couvertes d’une légère rougeur ; elle joignit les mains avec force et retomba sur les oreillers qui la soutenaient. De grosses larmes sortaient une à une de ses yeux, et descendaient lentement sur ses joues amaigries. Lionel porta la main à la sonnette, mais un geste expressif de sa tante l’empêcha de la tirer.

— Je suis beaucoup mieux, dit-elle ; ayez seulement la bonté de m’avancer le verre qui est près de vous.

Mrs Lechmere but le cordial qu’il contenait, et bientôt son agitation fut tout à fait calmée, ses traits reprirent leur froide réserve, et ses yeux leur expression de dureté, comme si rien ne l’avait émue en la forçant de sortir de son enveloppe glaciale.

— Voyez par la faiblesse que j’éprouve encore, major Lincoln, continua-t-elle, à quel point les jeunes gens sont plus forts que les vieillards pour supporter les ravages de la maladie. Mais reprenons un sujet plus agréable. Non seulement vous avez mon consentement, mais j’appelle de tous mes vœux le moment où vous épouserez ma petite-fille ; c’est un bonheur que je désirais sans oser l’espérer, et qui va rendre calme et paisible le soir de ma vie.

— Alors, ma chère tante, pourquoi le différer ? Personne ne peut dire dans ce temps de crise les changements qu’un seul jour peut apporter, et le moment du tumulte ou des apprêts d’une bataille ne serait pas celui de serrer les nœuds de l’hymen.

Après avoir réfléchi un moment, Mrs Lechmere répondit :

— C’est aujourd’hui dimanche. Nous avons dans cette province religieuse la bonne et sainte coutume de choisir le jour que le Seigneur s’est réservé, pour entrer dans l’honorable état du mariage ; ainsi choisissez de vous marier ce soir ou dans huit jours.

Quelle que fût l’impatience de Lionel, il fut un peu surpris de la première offre de sa tante ; mais son orgueil ne lui permettant pas un seul moment d’hésitation, il répondit :

— Permettez donc que ce soit aujourd’hui, si miss Dynevor veut bien y consentir.

— La voici qui vient elle-même pour vous dire qu’elle est prête à faire ce que nous désirons. Cécile, ma chère enfant, j’ai promis au major Lincoln que vous seriez sa femme aujourd’hui.

Miss Dynevor, qui était arrivée jusqu’au milieu de la chambre, s’arrêta court, ressemblant à une belle statue exprimant l’étonnement et presque le chagrin. Elle rougissait et pâlissait tour à tour avec une effrayante rapidité, et ses mains tremblantes laissèrent échapper le papier qu’elles tenaient et qui alla tomber à ses pieds, qui paraissaient attachés au parquet.

— Aujourd’hui ! répéta-t-elle d’une voix à peine intelligible ; avez-vous dit aujourd’hui, ma bonne maman ?

— Aujourd’hui même, mon enfant.

— Pourquoi cet étonnement, cette alarme, Cécile ? dit Lionel en la conduisant doucement à un siège. Vous connaissez les périls qui nous environnent, vous avez bien voulu m’avouer vos sentiments ; réfléchissez, je vous prie : l’hiver est près de finir, et le premier dégel peut amener des événements qui changeraient entièrement notre position.

— Tout cela peut avoir un grand poids à vos yeux, major Lincoln, dit Mrs Lechmere d’un ton solennel qui attira l’attention des deux jeunes gens ; mais j’ai d’autres motifs bien plus puissants encore. Je n’ai que trop connu les périls et les malheurs qui peuvent résulter d’un jour de délai. Vous êtes jeunes, vous êtes vertueux, pourquoi ne seriez-vous pas heureux ? Cécile, si vous m’aimez, et si vous me respectez autant que je l’espère, vous deviendrez sa femme aujourd’hui.

— Laissez-moi le temps de me reconnaître, chère bonne maman. Ce lien est si nouveau et si solennel, major Lincoln ! Cher Lionel, vous n’êtes point généreux à demi ; je me confie ordinairement à votre bonté.

Avant que Lionel eût le temps de prononcer un mot, Mrs Lechmere répondit :

— Ce n’est pas lui, c’est moi qui vous en prie.

Miss Dynevor se leva brusquement de son siège comme si sa délicatesse se fût trouvée blessée, et elle dit à son amant avec un triste sourire :

— La maladie a rendu ma bonne maman timide et faible ; excusez le désir que j’ai d’être un moment seule avec elle.

— Je vous quitte, Cécile, dit Lionel ; mais si vous attribuez mon silence à toute autre cause qu’à la crainte de vous déplaire, vous êtes injuste à la fois envers vous-même et envers moi.

Les regards de Cécile lui exprimèrent seuls sa reconnaissance, et il se retira immédiatement dans sa chambre pour y attendre le résultat de leur conversation. La demi-heure que Lionel passa dans son appartement lui parut un demi-siècle, et au bout de ce temps Meriton vint lui annoncer que Mrs Lechmere le priait de se rendre auprès d’elle.

Le premier regard qu’elle jeta sur Lionel lui apprit qu’elle avait gagné sa cause. Sa tante était retombée sur ses oreillers, et sa physionomie rigide avait une telle expression de satisfaction égoïste, qu’il regretta presque qu’elle eût réussi. Mais lorsqu’il jeta les yeux sur Cécile et qu’il rencontra son timide regard encore voilé par des larmes, il oublia tout le reste, et il sentit que, puisqu’il était sûr qu’en se donnant à lui elle ne faisait point violence à ses sentiments, il lui importait peu de savoir à quelle considération elle avait cédé pour consentir à avancer son bonheur.

— En cherchant à deviner mon sort, je pense à votre bonté, l’espoir se glisse dans mon âme, dit-il en s’approchant d’elle ; mais si je réfléchis à mon propre mérite, je sens que les chances ne sont plus en ma faveur.

— Peut-être y avait-il de l’enfantillage à moi, Lincoln, dit-elle en souriant à travers ses larmes et en plaçant avec franchise sa main dans la sienne, d’hésiter pour quelques jours de plus ou de moins, lorsque je me sens prête à consacrer ma vie entière à votre bonheur. Ma bonne maman désire que je me place immédiatement sous votre protection.

— Ainsi donc c’est ce soir que nous serons unis pour jamais ?

— Je vous prie de croire qu’il n’y a pas une véritable obligation à ce que la cérémonie se fasse ce soir même, si vous y trouvez le moindre obstacle.

— Il ne peut y en avoir, interrompit Lionel. Les formalités du mariage sont heureusement très-simples dans les colonies, et nous avons le consentement de ceux qui ont des droits sur nous.

— Allez donc, mes enfants, et hâtez les préparatifs nécessaires, dit Mrs Lechmere. C’est un nœud solennel que vous allez former ; il doit être, il sera heureux.

Lionel pressa la main de sa bien-aimée, et se retira, tandis que Cécile, se jetant dans les bras de sa grand-mère, se soulagea par un torrent de larmes. Mrs Lechmere ne repoussa pas son enfant ; elle la pressa au contraire contre son cœur ; mais un observateur attentif aurait facilement remarqué que ses regards exprimaient plutôt le triomphe de l’orgueil que l’émotion naturelle qu’une telle scène aurait dû lui inspirer.



  1. Les armes des baronnets sont surmontées de cet emblème.