Lionel Lincoln/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 239-252).


CHAPITRE XIX.


Dieu ne voulut jamais que l’homme escaladât le ciel par le moyen de la sagesse.
Cowper



Quelques jours d’exercice modéré et l’air salutaire de la saison suffirent pour rétablir les forces du convalescent, dont la blessure s’était guérie pendant qu’il était plongé dans le sommeil apathique que lui avaient procuré les potions anodines de son docteur. Polwarth, eu égard à l’état de raideur d’un de ses membres inférieurs et à la faiblesse de Lionel, avait bravé le ridicule de l’armée, au point de se donner une de ces voitures commodes et peu coûteuses qui étaient connues dans le bon vieux temps de la médiocrité coloniale sous le titre sans prétention de tumpungs. Pour lui donner le mouvement, il avait été obligé de mettre en réquisition un des beaux coursiers de son ami ; l’animal, à force de leçons qu’il reçut d’un palefrenier, et qui furent peut-être aidées par la diminution des rations de fourrage et d’avoine rendue nécessaire par l’épuisement des magasins, s’habitua à tirer cet équipage dans la neige, d’un pas aussi tranquille que s’il eût su que la santé de son maître exigeait de lui ce changement d’allure.

On voyait tous les jours les deux amis dans cette voiture parcourir les rues de la ville, se promener dans les environs, recevoir les félicitations de leurs amis, ou aller voir à leur tour ceux qui comme eux avaient été blessés dans la bataille meurtrière de l’été précédent, mais qui, moins heureux qu’eux-mêmes, étaient encore obligés de garder leur appartement.

Il ne lui fut pas très-difficile de déterminer Cécile et Agnès à les accompagner dans quelques-unes de leurs courtes excursions ; mais Agnès ne pouvait jamais s’empêcher de froncer le sourcil toutes les fois que le hasard voulait qu’ils rencontrassent quelques officiers de l’armée royale. L’aspect de miss Dynevor était plus conciliant, et elle avait même quelquefois l’air assez gracieux pour s’attirer les reproches de sa cousine quand elles se trouvaient tête à tête.

— Sûrement, Cécile, vous oubliez tout ce que souffrent nos pauvres compatriotes, dans leurs misérables logements hors de la ville, sans quoi vous seriez moins prodigue de politesses envers ces pavillons de l’armée, lui dit un jour miss Danforth avec un peu d’humeur, en rentrant après une de ces promenades pendant laquelle elle croyait que sa cousine avait contrevenu à cette convention tacite, par laquelle la plupart des femmes des colonies se croyaient obligées de montrer à leurs oppresseurs tout le ressentiment féminin. Si un chef de notre armée se fût présenté à vous, vous n’auriez pu le recevoir avec un sourire plus obligeant que celui que vous venez d’accorder à ce sir Digby Dent !

— Je n’ai rien à dire en faveur de mon sourire, ma sérieuse cousine ; mais ce sir Digby Dent est un gentilhomme.

— Un gentilhomme ! tout Anglais qui porte un habit écarlate et des épaulettes ne prétend-il pas l’être, et ne se croit-il pas le droit de prendre de grands airs aux colonies ?

— Comme j’espère avoir quelques prétentions à porter moi-même le titre de lady, je ne sais pas pourquoi, dans le peu de relations que nous avons avec lui, je ne lui témoignerais pas de la politesse.

— Cécile Dynevor ! s’écria Agnès l’œil étincelant, et devinant avec l’instinct d’une femme a quoi sa cousine faisait allusion, tous les Anglais ne sont pas des Lionel Lincoln.

— Et le major Lincoln n’est pas Anglais, répondit Cécile en souriant et en rougissant ; mais j’ai quelque raison pour croire que le capitaine Polwarth a droit à ce titre.

— Fi donc, Cécile ! Fi donc ! Le pauvre homme a été bien puni de sa faute, et il doit inspirer la pitié.

— Prenez-y garde, cousine : la pitié est proche parente de sentiments plus tendres, et si vous la laissez une fois entrer dans votre cœur, vous pourrez bien en ouvrir la porte à toute la famille.

— C’est exactement le point en question, Cécile. Parce que vous estimez le major Lincoln, vous êtes disposée à admirer Howe et tous ses myrmidons ; moi, je puis avoir pitié et rester ferme dans mes principes.

— Le moment arrivera.

— Jamais ! s’écria Agnès avec une chaleur qui la faisait aller plus loin qu’elle ne le voulait, car elle ajouta sur-le-champ :

— Ou du moins, s’il arrive, ce ne sera jamais avec un habit écarlate.

Cécile sourit, et ayant achevé la toilette qu’elle faisait pour le dîner, elle se retira sans répondre.

Ces petites discussions, plus ou moins animées par la vivacité particulière d’Agnès, se renouvelaient assez fréquemment ; mais l’œil de sa cousine devenait tous les jours plus pensif, et l’indifférence avec laquelle elle écoutait se montrait plus à découvert dans chaque conversation qui succédait à une autre.

Cependant le siège, quoique conduit avec beaucoup de soin et de vigilance, n’était qu’un blocus.

Les Américains étaient cantonnés par milliers dans les villages voisins, et de forts détachements étaient campés près des batteries qui commandaient les approches de la place. Quoique leurs ressources se fussent considérablement augmentées par la prise de plusieurs bâtiments chargés d’armes et de munitions, et par la réduction de deux forteresses importantes sur les frontières du Canada, ils n’étaient pas assez riches en approvisionnements de guerre pour les prodiguer sans nécessité, comme on le fait souvent. La rareté des munitions était donc une raison pour les ménager ; mais ils avaient un motif personnel qui s’y joignait encore : c’était le désir de reprendre leur ville en y causant le moins de dommage possible. D’une autre part, l’impression qu’avait faite la bataille de Bunker-Hill était encore assez fraîche pour réprimer l’esprit entreprenant des chefs de l’armée royale, et ils souffraient que Washington tint en échec leurs forces nombreuses et bien organisées, tandis qu’il n’avait sous ses ordres qu’une multitude indisciplinée et mal armée, qui quelquefois même se trouvait dépourvue de tout moyen d’opposer aux ennemis qui l’auraient attaquée une résistance momentanée[1].

Néanmoins, comme on maintenait toujours une apparence d’hostilités, le bruit du canon se faisait entendre assez souvent, et il y avait des jours où des escarmouches entre les postes avancés des deux armées occasionnaient un feu plus soutenu et des décharges d’artillerie plus multipliées. Mais les oreilles des dames s’étaient habituées depuis longtemps à ce bruit effrayant ; et comme les ouvrages extérieurs étaient toujours le théâtre de ces luttes passagères, elles ne causaient plus que peu ou point de terreur.

Une quinzaine de jours se passèrent ainsi, sans aucun incident qui mérite d’être rapporté. Au bout de ce temps, Polwarth arriva un beau matin dans la cour de la maison de Mrs Lechmere avec toute l’adresse dont il était capable, et qui en l’année 1775 caractérisait celui qui était familier avec l’art de conduire un tompung. Quelques instants après on entendit sa jambe de bois annoncer son passage dans le corridor où le reste de la compagnie attendait son arrivée. Les deux aimables cousines étaient enveloppées de fourrures qui ne laissaient qu’entrevoir une collerette formée de deux rangs de large dentelle, et le major Lincoln prenait son manteau des mains de Meriton quand la porte s’ouvrit pour annoncer le capitaine.

— Quoi ! déjà prêts ! s’écria Polwarth en les regardant successivement ; tant mieux ! la ponctualité est le vrai levain de la vie. Une bonne montre est aussi nécessaire au convive qu’à son hôte, et à l’hôte qu’à son cuisinier. Miss Agnès, vos yeux sont terriblement meurtriers aujourd’hui. Si Howe veut conserver ses soldats, il ne faut pas qu’il vous permette d’entrer librement dans son camp.

Les beaux yeux d’Agnès Danforth étincelaient pendant qu’il parlait ainsi ; mais, les ayant arrêtés un moment sur sa jambe de bois, leur expression s’adoucit sur-le-champ, et elle lui répondit en souriant :

— Que votre général prenne garde à lui ; je ne sors jamais d’ici sans reconnaître sa faiblesse.

Le capitaine fit un mouvement expressif avec les épaules, et se tournant vers son ami, lui dit à part à demi-voix :

— Vous l’entendez, major Lincoln ; depuis qu’on m’a relevé du champ de bataille, comme le dindon qui a été desservi hier après mon dîner, c’est-à-dire avec un membre de moins, je n’ai pu obtenir de cette jeune fille une réponse un peu piquante. Elle est devenue si douce qu’elle ressemble à un morceau de viande sans assaisonnement, et moi, je suis comme une fourchette à deux dents qui n’est propre qu’à découper. Eh bien ! peu m’importe qu’elle me plante là tout à fait à présent qu’elle a perdu ce qui la rendait appétissante. Mais allons-nous à l’église ?

Lionel parut un peu embarrassé. Il tenait un papier à la main, et il hésita un instant avant de le remettre à son ami, le priant de le lire.

— Qu’avons-nous là ? dit Polwarth. Et il lut ce qui suit : « Deux officiers, blessés dans la dernière bataille, désirent rendre grâces au ciel de leur guérison. »

— Deux ! s’écria-t-il ; hem ! Vous, sans doute ; et qui est l’autre ?

— J’avais espéré que ce serait mon ancien compagnon, mon camarade d’études.

— Ah ! moi ! s’écria Polwarth levant involontairement sa jambe de bois et y jetant un regard de regret ; croyez-vous, Lionel, qu’un homme ait un motif bien particulier pour rendre grâces au ciel d’avoir perdu une jambe ?

— Un plus grand malheur aurait pu arriver.

— Je n’en sais rien, dit Polwarth avec un peu d’obstination : si elles avaient été emportées toutes les deux, il y aurait eu plus de symétrie, et c’est ce qui flatte d’abord dans un dîner bien ordonné.

— Vous oubliez votre mère, continua Lionel, comme si son ami n’avait point parlé ; je suis sûr qu’elle rendra grâces au ciel que cette bataille ne vous ait pas coûté plus cher.

Polwarth toussa deux ou trois fois, porta la main sur son front et sur ses yeux, jeta à la dérobée un autre coup d’œil sur la jambe qui lui restait, et dit d’une voix un peu émue :

— Oui, oui, je crois que vous avez raison ; une mère aime son enfant quand même il serait haché aussi menu que chair à pâté. Le beau sexe acquiert ce sentiment généreux quand il a passé la quarantaine. C’est à vos jeunes filles qu’il faut des proportions et de la symétrie.

— Vous consentez donc que Meriton remette la requête comme vous venez de la lire ?

Polwarth hésita encore un instant, mais il se souvint de sa mère, de sa mère si éloignée de lui, et son cœur s’ouvrit à la sensibilité, car Lionel avait touché juste.

— Certainement, certainement, dit-il, il aurait pu m’en arriver autant qu’au pauvre Mac. Oui, demandez pour deux ; ce sera bien le diable si je ne trouve pas un genou à plier en cette occasion. D’ailleurs, Lionel, quand une certaine jeune personne verra que je puis faire chanter un Te Deum pour mon aventure, elle cessera peut-être de me regarder comme un objet de pitié.

Lionel lui fit un signe de tête en silence, et le capitaine se tournant vers miss Danforth, lui présenta la main pour la conduire à son tompung, avec un air de fierté qu’il affectait pour montrer combien son âme était supérieure aux accidents de la guerre. Cécile prit le bras du major Lincoln, et tous quatre furent bientôt placés dans le modeste équipage qui les attendait.

Jusqu’à ce jour, qui était le second dimanche depuis ce qu’on pourrait appeler sa résurrection, car le temps ne lui avait pas permis de sortir le dimanche auparavant, Lionel n’avait pas eu occasion de remarquer combien la population de la ville avait diminuée. Un grand nombre d’habitants l’avaient quittée peu à peu, les uns clandestinement, les autres à la faveur de passeports qu’ils avaient obtenus du général en chef, de sorte que ceux qui y restaient encore étaient moins nombreux que les troupes de la garnison et ce qui en formait la suite nécessaire.

Lorsqu’ils s’approchèrent de la chapelle du roi, ils trouvèrent la rue remplie de groupes de militaires qui riaient et causaient à haute voix sans s’inquiéter s’ils scandalisaient le peu de citoyens qu’on voyait s’acheminer gravement vers l’église avec cet air sérieux qui annonçait qu’ils étaient occupés de la solennité du saint jour et des devoirs qu’il imposait. La faiblesse de la garnison avait fait perdre si complètement à Boston le caractère de gravité qui distinguait cette ville, et dont elle était si fière, que le porche même du temple n’était pas à l’abri de cette gaieté inconsidérée et des plaisanteries enjouées d’une jeunesse dissipée et irréfléchie, à une heure où, en pareil jour, il régnait dans toute la province un silence si profond qu’on aurait pu croire que la nature interrompait le cours de ses fonctions pour s’unir aux hommages que l’homme rendait à la Divinité. Lionel fut affecté de ce changement, et il le fut encore plus en remarquant que ses deux compagnes se cachaient le visage avec leurs manchons, comme pour empêcher leurs yeux de voir un spectacle qui rappelait des souvenirs encore plus pénibles à des esprits élevés dans les habitudes de réflexion du pays.

Quand le splendide équipage s’arrêta devant l’église, plus de six officiers se présentèrent pour aider les jeunes dames à traverser le portique qui conduisait au temple, et que la gelée et la neige avaient rendu glissant. Agnès les remercia par une froide révérence, et dit avec un sourire fort équivoque à un jeune militaire qui était un de ceux qui montraient le plus d’empressement de lui être utile :

— Nous qui sommes habituées au climat, nous ne trouvons aucune difficulté à marcher sur la glace, quelque dangereuse qu’elle puisse paraître à des étrangers. À ces mots elle salua, et entra gravement dans l’église, sans daigner accorder un seul regard à ceux qui faisaient haie à droite et à gauche.

Les manières de Cécile furent plus douces. De même que sa cousine, elle entra sur-le-champ dans l’église, repoussant les tentatives de ceux qui auraient désiré lui adresser quelques compliments ; son air de dignité imposait à tous ceux qui étaient près d’elle. Par suite de la marche rapide de leurs compagnes, Lionel et Polwarth furent laissés parmi la foule d’officiers qui assiégeaient la porte de l’église. Le major s’avança sous la colonnade qui en ornait l’extérieur, et passa de groupe en groupe, répondant aux questions et en faisant lui-même avec la politesse ordinaire des militaires. Ici trois ou quatre vétérans étaient appuyés sur une des formidables colonnes qui s’élevaient lourdement de trois côtés de l’édifice, et discutaient gravement sur les signes politiques du temps et sur la position de leurs corps respectifs. La quelques jeunes gens imberbes, décorés de tous les vains emblèmes de leur profession, obstruaient le passage du peu de femmes qui arrivaient, sous prétexte de montrer leur admiration pour le beau sexe, mais dans le fait par espoir d’en inspirer eux-mêmes. On voyait çà et là d’autres petits groupes ; ceux-ci écoutant les fades plaisanteries d’un bouffon de profession, ceux-là maudissant le pays dans lequel le destin les obligeait à servir, d’autres racontant les merveilles qu’ils avaient vues dans d’autres pays, et faisant une pompeuse description des dangers qu’ils y avaient courus.

Au milieu d’un tel rassemblement, il n’était pourtant pas difficile de trouver quelques hommes dont les vues étaient plus élevées, et dont la conduite annonçait une meilleure éducation et des principes plus religieux. Lionel resta quelques instants à converser avec un officier de cette classe, sous la partie du portique la plus éloignée de la porte. Enfin le son de l’orgue se fit entendre, et tous les groupes commencèrent à se séparer, comme si l’on se fût rappelé tout à coup pourquoi on se trouvait réuni en cet endroit. Le compagnon du major Lincoln l’avait quitté, et Lionel se rendait vers le portail, quand son oreille fut frappée par une voix qui psalmodiait d’un ton nasal à côté de lui :

— Malheur à vous ! pharisiens, car vous aimez les premières places dans les synagogues !

Quoique Lionel n’eût pas entendu cette voix depuis le cri qui était parti de la fatale redoute, il la reconnut à l’instant. Se retournant à cette menace singulière, il vit Job Pray, debout et immobile comme une statue dans une des niches pratiquées dans le mur de l’édifice, d’où sa voix sortait comme celle d’un prophète prononçant des oracles.

— Drôle, s’écria Lionel, aucun danger ne vous apprendra-t-il à être prudent ? Comment osez-vous braver ainsi notre ressentiment ?

Ces questions ne purent attirer l’attention de l’idiot Job, dont le visage était pâle et maigre, comme s’il relevait d’une grande maladie, et dont les vêtements étaient plus malpropres et plus misérables que de coutume ; il semblait complètement étranger à tout ce qui se passait autour de lui, et sans même fixer un instant ses regards égarés sur celui qui parlait, il continua :

— Malheur à vous ! car vous n’y allez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui y vont !

— Es-tu sourd, fou ? s’écria Lionel.

Au même instant l’œil de Job se fixa sur celui qui l’interrogeait, et le major Lincoln tressaillit involontairement en voyant un regard d’intelligence sauvage briller sur les traits de l’idiot, qui continua sur le même ton :

— Quiconque dira à son frère raca sera en danger du conseil, et quiconque lui dira tu es un fou, est en danger du feu de l’enfer.

Lionel resta un moment comme sous l’influence d’un talisman en voyant de quel air Job prononçait cet anathème. Mais le charme ne tarda pas à se rompre, et le touchant légèrement du bout de sa canne, il lui ordonna de descendre de sa niche.

— Job est un prophète, répondit le jeune homme ; mais au même instant il déshonora son caractère prophétique en prenant l’air d’idiotisme qui lui était naturel, la lueur de raison qui avait éclairé ses traits ayant passé comme un éclair. Il est mal de frapper un prophète, ajouta-t-il ; les Juifs battaient les prophètes et les lapidaient.

— Faites donc ce que je vous ordonne. Voulez-vous rester là pour que les soldats vous battent ? Allez-vous-en. Venez me trouver après le service, et je vous ferai donner de meilleurs vêtements que les guenilles que vous portez.

— N’avez-vous jamais lu le bon livre ? Ne dit-il pas que vous ne devez vous inquiéter ni de la nourriture ni du vêtement ? La vieille Nab dit que lorsque Job mourra il ira au ciel, car il a de quoi manger à peine, et encore moins de quoi se vêtir. Les rois portent des couronnes d’or et de diamants ; mais les rois vont toujours dans l’abîme.

L’idiot se fut tout à coup, et s’accroupissant au fond de sa niche, il se mit à jouer avec ses doigts, comme un enfant qui cherche à s’amuser en exerçant ses membres. Au même instant Lionel se détourna de lui, entendant un bruit de sabres qui traînaient sur la terre, et plusieurs personnes qui marchaient derrière lui. C’était l’état-major de l’armée qui arrivait pour entrer dans l’église, et Lionel en reconnut sur-le-champ les deux chefs, qui, un peu en avant des autres, s’étaient arrêtés pour écouter ce qui se passait, et regardaient avec attention l’être singulier placé dans la niche. Malgré sa surprise, le major Lincoln salua le commandant en chef avec la déférence due à son rang, et reconnut qu’il avait les sourcils encore plus froncés que de coutume.

— Quel est, demanda Howe, ce drôle qui ose condamner à la perdition éternelle les puissants de la terre sans même en excepter son souverain

— C’est un être infortuné, privé de raison, que le hasard m’a fait connaître, répondit le major Lincoln. Il ne sait ce qu’il dit, et encore moins en présence de qui il se permet de parler.

— Ce sont de pareilles opinions, conçues par les intrigants et répandues par les ignorants, qui ont fait chanceler la fidélité des colonies, dit le général en chef. J’espère, major Lincoln, que vous pouvez répondre de la loyauté de votre singulière connaissance ?

Lionel allait lui répondre avec un peu de chaleur, mais l’officier général qui accompagnait Howe ne lui en donna pas le temps.

— Par les ailes que Mercure porte aux talons, s’écria-t-il en riant, c’est le même paillasse qui a fait le saut périlleux du haut de Copp’s-Hill, et dont je vous ai déjà parlé ! Suis-je dans l’erreur, Lincoln ? N’est-ce pas ce philosophe braillard dont les sentiments étaient si élevés le jour de la bataille de Breeds, qui voulut prendre son vol comme Icare, mais qui, moins heureux que son modèle, tomba sur la terre ferme ?

— Je crois que votre mémoire est fidèle, Monsieur, répondit Lionel en souriant : son idiotisme le jette souvent dans l’embarras.

Burgoyne tira légèrement le bras du général, sous lequel le sien était passé, comme s’il eût cru que l’être misérable qu’ils avaient devant les yeux ne méritait pas de les occuper plus longtemps, quoique, dans le fait, ce fût dans l’intention d’empêcher son officier supérieur de donner publiquement le spectacle impolitique du penchant bien connu qu’il avait à pousser à l’extrême ses idées d’autorité militaire. S’apercevant pourtant, à l’air sombre de Howe, qu’il hésitait encore sur ce qu’il avait à faire, il ajouta :

— Le pauvre diable a été doublement puni par une chute d’une cinquantaine de pieds, et par la mortification qu’il a eue de voir le glorieux triomphe des troupes de Sa Majesté. Je crois que c’en est bien assez pour lui obtenir son pardon.

Howe céda insensiblement à la pression du bras de Burgoyne, et ses traits durs se relâchèrent au point de laisser paraître un sourire à demi ironique, quand, se détournant, il dit à Lionel :

— Faites attention à votre connaissance, major Lincoln, car, quelque fâcheuse que paraisse sa situation, elle pourrait devenir pire. De pareils propos ne peuvent se tolérer dans une place assiégée. Assiégée est le mot, je crois. Les rebelles n’appellent-ils pas cet attroupement de canaille une armée assiégeante ?

— Ils se sont rassemblés autour de notre quartier d’hiver, dit Lincoln, et je crois qu’ils prétendent…

— Il faut convenir qu’ils se sont bien conduits sur la hauteur de Breeds. Les misérables coquins se sont battus comme des hommes.

— Avec courage, et non sans quelque prudence, dit Burgoyne, mais ils ont rencontré des gens qui se battaient encore mieux, et qui avaient plus de science militaire. Entrons-nous dans l’église ?

Les traits du général anglais reprirent l’expression que la nature leur avait donnée, et il dit avec un ton de complaisance :

— Allons, Messieurs, nous sommes en retard. Si nous ne nous pressons pas davantage, nous n’arriverons pas à temps pour prier pour le roi, et encore moins pour nous-mêmes.

Il avait à peine fait deux pas, accompagné de sa suite, quand un nouveau bruit qu’on entendit en arrière annonça l’arrivée d’un autre officier-général. C’était le commandant en second, également accompagné d’un cortège assez nombreux. L’air de satisfaction qu’exprimaient les traits de Howe s’évanouit dès qu’il le vit paraître. Il rendit à Clinton son salut avec une politesse froide, et entra sur-le-champ dans l’église.

Dès que Burgoyne l’eut vu passer, il s’approcha de Clinton, et, avec la présence d’esprit qu’il conservait toujours, lui fit à l’oreille quelque allusion adroite aux événements de cette même journée qui avait donné naissance à la jalousie du général en chef, et qui l’avait indisposé contre un homme au secours duquel il devait tant.

Clinton céda à l’influence presque irrésistible de la flatterie, et entra dans l’église avec un contentement intérieur qu’il prit sans doute pour un sentiment plus convenable au lieu et à l’occasion. Tous les groupes d’aides de camp, de secrétaires et d’officiers suivirent l’exemple des deux généraux, et Lionel se trouva encore une fois seul avec l’idiot.

Depuis le moment de l’arrivée du général en chef jusqu’à celui de son départ, Job était resté dans un état d’immobilité parfaite. Ses yeux étaient fixes, sans être arrêtés sur rien ; sa mâchoire inférieure était abaissée de manière à donner à sa physionomie un air d’aliénation mentale complète. En un mot, on voyait en lui les traits dégradés d’un homme totalement dépourvu du plus faible rayon d’intelligence. Mais quand les derniers pas de ceux qui entraient dans l’église eurent cessé de se faire entendre, la crainte qui lui avait troublé l’esprit, s’il est permis d’employer ce terme en parlant d’un idiot, se dissipa peu à peu ; il quitta sa posture accroupie, et dit d’une voix basse mais emphatique :

— Qu’il aille à Prospect, et on lui apprendra quelle est la loi.

— Fou pervers et obstiné ! s’écria Lionel en le tirant sans cérémonie hors de sa niche, voulez-vous continuer à crier ainsi jusqu’à ce que vous ayez été étrillé par tous les régiments ?

— Vous avez promis à Job que les grenadiers ne le battraient plus, et Job vous a promis de faire vos commissions.

— Oui, mais si vous n’apprenez à garder le silence, j’oublierai ma promesse, et je vous abandonnerais la colère de tous les grenadiers qui sont dans la ville.

— Oui, dit Job avec l’air de satisfaction d’un idiot, mais il n’en reste plus que la moitié ; les autres sont morts. Job a entendu le plus grand d’entre eux crier comme un lion enragé le jour de la bataille : — Hurra pour Royal-Irlandais ! Mais il n’en a pas dit davantage, quoique Job n’ait pas trouvé de meilleur appui pour son fusil que l’épaule d’un mort.

— Misérable ! s’écria Lionel en reculant avec horreur, vos mains sont-elles donc teintes du sang de Mac-Fuse ?

— Mes mains ? répéta l’idiot sans se déconcerter ; Job ne l’a pas touché avec ses mains ; il est mort comme un chien, à l’endroit où il est tombé.

Toutes les idées de Lionel furent un moment en confusion ; mais un bruit auquel il ne pouvait se méprendre lui annonçant l’arrivée de Polwarth, il dit à la hâte d’une voix tremblante d’émotion :

— Partez, drôle ; allez chez Mrs Lechmere comme je vous l’ordonne, et dites… dites à Meriton d’avoir soin de mon feu.

L’idiot fit un mouvement pour obéir, mais s’arrêtant tout à coup, il leva les yeux sur le major, et lui dit d’un air souffrant et avec un ton suppliant :

— Job est engourdi de froid. La vieille Nab et Job ne peuvent avoir de bois à présent ; le roi paie des soldats qui se battent pour le prendre. Permettez à Job de se réchauffer un peu, ses membres sont froids comme la mort.

Touché de cette demande et de l’air de misère de l’idiot, Lionel lui fit un signe de consentement, et se détourna pour joindre son ami. Il ne fut pas nécessaire que Polwarth parlât pour apprendre au major que le capitaine avait entendu une partie de la conversation qui venait d’avoir lieu entre Job et lui ; il vit clairement, à son attitude et à l’expression de sa physionomie, qu’il était instruit de ce qu’il aurait voulu lui cacher, et que ce qu’il avait appris avait fait sur lui une forte impression.

— Ne vous ai-je pas entendu prononcer le nom de Mac-Fuse ? demanda Polwarth en suivant des yeux l’idiot, qui s’avançait dans la rue couverte de neige et de glace.

— C’était quelque nouvelle sottise de cet imbécile, répondit Lionel. Mais par quel hasard n’êtes-vous pas dans l’église ?

— J’en sors, répondit Polwarth d’un ton grave. Ce drôle est votre protégé, major Lincoln ; mais vous portez peut-être l’indulgence trop loin. Je viens vous chercher à la requête de deux beaux yeux bleus, qui, depuis une demi-heure, demandent à tous ceux qui entrent dans l’église pourquoi le major Lincoln n’y est pas encore.

Lionel lui fit ses remerciements, feignit de sourire du ton grave qu’avait pris son ami, et, sans plus de délai, ils entrèrent tous deux dans l’église et se placèrent dans le banc de Mrs Lechmere. Les idées religieuses qui occupèrent alors Lionel bannirent insensiblement de son esprit les réflexions pénibles qu’avait fait naître son entrevue avec Job. Il entendit la respiration pénible et entrecoupée de l’être aimable qui était agenouillé à son côté, pendant que le ministre lisait les actions de grâces qui le concernaient personnellement, et quelque reconnaissance terrestre se mêlait au sentiment de gratitude qu’il élevait vers le ciel. Sous le voile transparent qui couvrait le visage de Cécile, il vit ses yeux pleins de douceur prendre la même direction, et il se rassit aussi heureux que peut l’être un amant bien épris quand il se sent assuré de posséder l’affection d’une jeune personne aussi pure qu’aimable.

Le service divin n’offrit peut-être pas autant de consolation à Polwarth. Lorsqu’il fut question de se lever, il se remit d’abord avec un peu de difficulté sur sa jambe solitaire, et jetant un regard fort équivoque sur ce qui remplaçait l’autre, il toussa, et fit un tel bruit en traînant sa jambe de bois sur le plancher du banc, qu’il attira sur lui tous les yeux, comme s’il avait voulu que toute la congrégation pût rendre témoignage que c’était pour lui qu’on venait d’offrir au ciel des actions de grâces.

Le ministre qui officiait était trop discret pour fatiguer l’attention des officiers de l’état-major en leur donnant un échantillon de son éloquence sacrée. Il fut une minute à prononcer son texte de manière à faire impression. Il en mit trois à l’exorde. Dix lui suffirent pour les deux points de son discours, et il termina sa péroraison en quatre minutes et demie, ayant ainsi le plaisir de voir, par cinquante montres qui furent tirées en même temps, et par le nombre de visages satisfaits qu’il apercevait de toutes parts, qu’on trouvait universellement qu’il venait de débiter un discours très-orthodoxe.

Ce mérite trouva sans doute sa récompense. Entre autres témoignages qui furent rendus en sa faveur, quand Polwarth lui serra la main pour le remercier des actions de grâces qu’il avait rendues pour lui, il trouva le moyen de placer un compliment flatteur pour le prédicateur, en lui disant qu’indépendamment de toutes ses autres beautés, son sermon avait le mérite d’être admirablement court.



  1. Par les changements fréquents de ces corps irréguliers, l’armée américaine fut plus d’une fois inférieure en nombre à celle qu’elle attaquait.