Lionel Lincoln/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 218-228).


CHAPITRE XVII.


Elle parle et ne dit rien ; qu’est-ce donc ? Son regard parle plus clairement… je lui répondrai.
ShakspeareRoméo et Juliette.



Quoique la bataille de Bunker-Hill eût été livrée pendant que le foin était encore sur les prairies, les chaleurs de l’été avaient été suivies par les gelées piquantes de novembre, les feuilles étaient tombées à l’époque ordinaire, et l’on avait éprouvé les tempêtes et les gelées de février avant que le major Lincoln eût pu quitter la couche sur laquelle il avait été placé, lorsqu’on l’avait rapporté, privé de toute connaissance, des hauteurs fatales de la péninsule de Charlestown. Pendant ce long espace de temps, la balle cachée dans le corps de Lionel avait mis en défaut la science des plus habiles chirurgiens anglais, et toute leur expérience ne leur donnait pas le courage de s’exposer au risque de couper des artères et des tendons qui leur semblaient s’opposer à ce qu’ils arrivassent jusqu’au plomb fatal qu’ils regardaient tous comme l’unique obstacle à la guérison ; c’était une épreuve qu’ils ne se souciaient pas de faire sur l’unique héritier de la maison de Lincoln. Si c’eût été Meriton qui eût été blessé ainsi, au lieu de son maître, il est très-probable que son sort aurait été décidé beaucoup plus promptement.

Enfin, on vit arriver d’Europe un jeune chirurgien entreprenant, qui avait sa réputation à faire, et qui, possédant plus de science ou plus d’audace que ses confrères, ce qui produit quelquefois le même effet, n’hésita pas à prononcer qu’une opération était indispensable. L’état-major des médecins et chirurgiens de l’armée sourit avec dédain de l’assurance de cet audacieux novateur, et se contenta d’abord de lui prouver son mépris en ne répondant rien. Mais quand les amis du blessé, se livrant suivant l’usage aux conseils flatteurs de l’espérance, eurent consenti que le hardi praticien employât ses instruments, tous les docteurs de l’armée se récrièrent à haute voix, et les clameurs devinrent générales. Il se passa même deux jours pendant lesquels les officiers et sous-officiers de l’armée oubliaient les dangers et les fatigues du siège pour prêter l’oreille au jargon inintelligible des Esculapes du camp, et l’on vit pâlir, en les écoutant, des hommes qui n’avaient jamais montré le moindre symptôme de crainte devant leurs ennemis.

Mais, quand on apprit que l’extraction de la balle avait été faite, que le malade ne courait plus aucun danger, enfin qu’il entrait en convalescence, on vit succéder aux cris un calme de plus mauvais augure pour l’espèce humaine que la tempête qui l’avait précédé, et l’audacieux praticien fut universellement reconnu comme le fondateur d’une nouvelle théorie. La moitié des corps savants de la chrétienté accumulèrent leurs honneurs sur sa tête ; l’admiration qu’il inspirait fut portée jusqu’à l’enthousiasme ; il trouva des imitateurs sans nombre. Les anciens raisonnements furent obligés de céder aux faits modernes, et avant la fin de la guerre, on eut lieu de croire que quelques milliers de serviteurs de la couronne et quelques colons patriotes avaient péri scientifiquement par suite de cette importante découverte.

Nous aurions pu consacrer tout un chapitre à rapporter les détails de cette opération difficile ; mais la pratique plus moderne, qui semble en pareil cas renverser naturellement la théorie, a introduit de nouvelles méthodes, par suite de ces expériences hardies, qui nous apprennent de temps en temps quelque chose de nouveau dans l’anatomie de l’homme ; c’est ainsi que les pêcheurs de la Nouvelle-Angleterre ont découvert la Terre-Australe là où Cook n’avait vu que de l’eau ; et comme Parry trouve des veines et des artères dans cette partie du continent américain qu’on avait cru jusqu’à présent ne consister qu’en cartilages inutiles.

Au surplus, quels qu’aient été les effets de cette opération sur la science chirurgicale, il est certain qu’elle fut très-salutaire pour celui qui l’avait subie. Pendant sept mois Lionel était resté dans un état qu’on aurait pu appeler une existence toute précaire, presque incapable de donner la moindre attention à ce qui l’entourait, et heureusement pour lui, dans une telle apathie, qu’il ne sentait ni la douleur ni l’inquiétude. Dans certains moments le flambeau de la vie semblait vouloir se ranimer en lui, comme la lampe prête à s’éteindre brille d’un éclat passager ; alors les espérances de ceux qui le soignaient se réveillaient ; mais la crainte reprenait le dessus quand on le voyait retomber dans cette torpeur qui était son état habituel. On lui avait ordonné quelques soporifiques, et Meriton, dans l’idée de soulager les douleurs qu’il croyait que son maître souffrait, et par un mouvement d’humanité mal dirigé, n’avait pas ménagé les doses de laudanum, ce qui avait contribué en partie à produire la stupeur léthargique dans laquelle il était presque constamment plongé. Après l’opération, le chirurgien avait eu recours aux mêmes moyens pour procurer quelque repos au malade ; et il en était résulté plusieurs jours d’apathie alarmante, avant que son système intérieur, se trouvant soulagé par l’extraction du corps étranger qui le gênait, eût pu reprendre ses fonctions ordinaires et rétablir l’accord entre tous ses organes. Par une bonne fortune singulière, son nouveau chirurgien était trop occupé de la gloire qu’il venait d’acquérir pour suivre son succès secundum artem, comme un grand général profite de sa victoire pour repousser plus loin l’ennemi, de sorte qu’il fut permis à la nature, le plus habile de tous les docteurs, de compléter la cure.

Lorsque l’effet des potions anodines eut cessé, Lionel se sentit délivré de toute espèce de souffrances, et il goûta un sommeil doux et rafraîchissant qui dura plusieurs heures sans interruption. Lorsqu’il s’éveilla il était un nouvel homme ; ses facultés physiques et morales étaient renouvelées, et ses souvenirs, quoique encore un peu confus, étaient certainement en beaucoup meilleur ordre qu’ils ne l’avaient été depuis qu’il était tombé dans la mêlée de Breeds-Hill[1].

Il était environ dix heures du matin quand l’usage des plus nobles facultés de l’homme lui fut ainsi rendu, et Lionel, en ouvrant des yeux dont l’expression annonçait l’intelligence, laissa tomber ses regards sur les objets qui l’entouraient et auxquels les rayons brillants du soleil, réfléchis sur des masses de neige, semblaient prêter une sorte de gaieté. Les rideaux de son lit étaient ouverts, et tous les meubles de sa chambre étaient rangés avec un ordre qui était une preuve du soin étudié qu’on avait pris de lui pendant sa maladie. Meriton s’était établi dans un coin, étendu sur un grand fauteuil, dans une attitude qui prouvait que, s’il avait songé au maître, il n’oubliait pas le valet ; car il se dédommageait de la fatigue d’une nuit passée à veiller, en s’accordant pendant la matinée quelques heures d’un repos qui lui paraissait d’autant plus délicieux qu’il le prenait à la dérobée.

Mille souvenirs se présentèrent en même temps à l’esprit de Lionel, et il se passa quelques instants avant qu’il pût séparer la vérité de ce qui n’était qu’imaginaire, et se rappeler à peu près ce qui lui était advenu pendant le siècle qu’avait duré pour lui sa maladie. Se soulevant sans difficulté sur un coude, il se passa la main une ou deux fois sur le visage et appela Meriton. Le valet s’éveilla sur-le-champ, reconnut la voix de son maître, et, se frottant les yeux comme un homme qui se réveille en sursaut, se hâta de lui répondre.

— Comment donc, Meriton ! dit le major Lincoln, vous dormez aussi profondément qu’un soldat de milice à son poste. Je suppose qu’on vous a mis au vôtre en vous donnant, plutôt deux fois qu’une, la consigne d’être vigilant.

Meriton resta la bouche ouverte, comme s’il eût voulu dévorer les paroles qui sortaient de celle de son maître au lieu de les écouter, — et lorsque Lionel eut fini de parler, le valet se frotta les yeux plusieurs fois, mais par un autre motif que la première ; car c’était pour essuyer les larmes qui en sortaient. Enfin il s’écria :

— Dieu merci ! Monsieur, Dieu soit loué ! vous voilà enfin rendu à vous-même, et tout va marcher comme autrefois. Oui, oui, Monsieur, vous irez bien à présent ; vous irez bien pour cette fois. C’est un vrai prodige que cet homme ! c’est le plus grand chirurgien de Londres. Nous retournerons dans Soho-Square à présent, et nous y vivrons en citoyens paisibles. Grâce à Dieu, Monsieur, grâce à Dieu, je vous vois sourire, et j’espère que, si quelque chose n’allait pas à votre gré, vous serez bientôt en état de me jeter un de ces regards de travers que je connais si bien, et qui me font venir le cœur à la bouche, quand je sais que j’ai oublié mon devoir.

Meriton, malgré sa fatuité, avait un attachement véritable pour son maître, qu’il servait depuis longtemps ; cet attachement s’était encore accru par les soins qu’il lui avait donnés pendant sa maladie, et les larmes de joie qu’il ne pouvait retenir le forcèrent à interrompre les expressions sans suite que ce sentiment lui inspirait. Lionel fut trop touché de cette preuve d’affection pour continuer la conversation, et il passa quelques minutes à mettre ses vêtements du matin, à l’aide de son valet émerveillé de lui voir tant de force. Enfin, s’appuyant sur le bras de Meriton, et enveloppé dans sa robe de chambre, il alla s’asseoir sur le fauteuil que celui-ci venait de quitter.

— Bien, bien, Meriton, dit Lionel ; cela suffit. Oui, j’espère que je vivrai encore pour vous distribuer tour à tour quelques réprimandes et quelques guinées. Mais il me paraît qu’après avoir reçu ce coup de feu…

— Ce coup de feu, Monsieur ! vous avez été positivement et illégalement assassiné ; car, indépendamment du coup de mousquet, vous avez reçu des coups de baïonnette, et ensuite une compagnie de cavalerie vous a passé sur le corps. Je le tiens d’un soldat de Royal-Irlandais qui était couché à côté de vous sur le champ de bataille, et qui vit encore pour le raconter. C’est un brave et honnête garçon que Térence, et s’il était possible que Votre Honneur fût assez pauvre pour avoir besoin de pension, il ferait serment de vos blessures partout où besoin serait, à la cour du banc du roi ou aux bureaux de la guerre, à l’hôpital de Bridewell ou au palais de Saint-James.

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas, dit Lionel en souriant et en passant machinalement la main sur son corps, tandis que Meriton lui parlait des coups de baïonnette ; mais il faut que le pauvre diable ait mis sur mon compte quelques-unes de ses blessures ; car je ne puis avouer ni les coups de baïonnette ni le passage d’une compagnie de cavalerie sur mon corps, quoique je reconnaisse la balle.

— Vous la reconnaissez, Monsieur ? vous ne l’avez pas encore vue. Mais je puis vous la montrer, car je la conserve soigneusement, et on la trouvera dans mon nécessaire de toilette pour l’enterrer avec moi.

À ces mots, il tira de sa poche la balle aplatie, et ajouta en la montrant à son maître avec un air de triomphe :

— Il y a aujourd’hui treize jours qu’elle est dans ma poche, après être restée plus de six mois dans le corps de Votre Honneur, cachée derrière… derrière… ma foi, je ne me souviens pas derrière quelle artère ; mais, quelque bien cachée qu’elle fût, nous l’avons trouvée. Oh ! c’est un homme qui fait des miracles, le plus grand chirurgien de l’Angleterre.

Lionel étendit le bras pour trouver sa bourse que Meriton plaçait régulièrement sur la table tous les matins et qu’il en retirait chaque soir, et, prenant quelques guinées, il les lui donna.

— Il faut un peu d’or pour faire le contre-poids de ce plomb, lui dit-il ; mettez cette malheureuse balle de côté, et que je ne la revoie plus.

Meriton regarda les deux métaux avec beaucoup de sang-froid, et jeta sur les guinées un coup d’œil qui sembla en calculer la valeur en un instant ; après quoi il mit négligemment l’or dans une poche, et enveloppa soigneusement le plomb dans du papier avant de le placer dans une autre ; alors il ne songea plus qu’à s’occuper de ses devoirs ordinaires.

— Je me souviens fort bien d’avoir assisté à un combat sur les hauteurs de Charlestown, continua son maître, et même d’y avoir été blessé. Je me rappelle aussi différentes choses arrivées depuis ce temps, pendant une période qui m’a semblé aussi longue que tout le reste de ma vie, et cependant, Meriton, je crois que je n’avais pas toujours des idées parfaitement claires.

— Mon Dieu ! Monsieur, vous m’avez donné des éloges et vous m’avez grondé cent et cent fois ; mais, en me grondant, vous n’aviez pas le ton aussi vif que de coutume, et jamais vous n’avez parlé comme ce matin, jamais vous n’avez eu si bon visage.

— Comme je voulais le dire tout à l’heure, continua Lionel, il me paraît qu’après avoir reçu ce coup de feu, j’ai été transporté dans la maison de Mrs Lechmere. Je reconnais trop bien cet appartement et ces portes pour pouvoir me tromper.

— Bien certainement, Monsieur, Mrs Lechmere vous a fait transporter du champ de bataille chez elle, et c’est, ma foi, une des meilleures maisons de Boston. Il paraît pourtant qu’elle perdrait le droit qu’elle y a s’il vous arrivait quelque chose de sérieux.

— Grâce à une baïonnette ou à une troupe de cavalerie ; mais d’où peut venir une pareille idée ?

— C’est que quand mistress venait ici dans l’après-midi, ce qu’elle faisait tous les jours avant qu’elle fût malade, je l’entendais souvent se dire à elle-même, que, si vous aviez le malheur de mourir, c’en était fait de toutes les espérances de sa maison.

— Ainsi donc, c’est Mrs Lechmere qui vient me voir chaque jour, dit Lionel d’un air pensif. Je croyais effectivement me souvenir d’avoir vu plusieurs fois une femme près de mon lit, mais il me semblait qu’elle était plus jeune et plus active que ma tante.

— Et vous ne vous trompez pas, Monsieur ; vous avez eu pendant ce temps une garde telle qu’on en rencontre rarement. Je garantis qu’on chercherait en vain dans l’hôpital de Guy à Londres une vieille femme aussi habile qu’elle pour faire un chaudeau ou un posset[2], et à mon avis le meilleur cabaretier de toute l’Angleterre n’est qu’un âne auprès d’elle pour préparer le negus[3].

— Ce sont de grands talents ; et qui est celle qui les possède à un si haut degré ?

— Miss Agnès, Monsieur. C’est une garde comme en trouverait difficilement, que miss Agnès Danforth ! quoique je ne puisse dire qu’elle se distingue beaucoup par son affection pour les troupes royales.

— Miss Danforth ! répéta Lionel en baissant les yeux avec un air de désappointement ; j’espère qu’elle n’a pas été seule à se donner tant d’embarras pour moi. Il ne manque pas de femmes dans cette maison. Il semble que de tels soins auraient pu se confier à quelque domestique. Quoi ! Meriton, n’avait-elle personne pour l’aider dans les services qu’elle me rendait ?

— Pardonnez-moi, Monsieur ; vous devez bien croire que je l’aidais autant que je le pouvais ; mais le négus que je faisais n’était pas comparable à celui de miss Agnès.

— On croirait, à vous entendre, que je n’ai fait qu’avaler du vin depuis six mois, dit Lionel avec un peu d’impatience.

— Mon Dieu, Monsieur, vous ne vouliez quelquefois pas boire plein un dé d’un verre qu’on vous présentait, ce que je regardais comme un symptôme fâcheux ; car, comme je le finissais toujours, j’étais sûr que ce n’était pas la faute de la liqueur si vous ne la buviez pas.

— En voilà bien assez, Meriton ; ne me parlez plus de votre breuvage favori ; ce sujet m’ennuie. Mais, dites-moi, nul autre de mes amis n’est-il venu demander de mes nouvelles ?

— Oh ! pardonnez-moi, Monsieur. Le commandant en chef a envoyé tous les jours un de ses aides de camp, et lord Percy est venu lui-même plus de…

— Ce sont des visites de politesse ; mais j’ai des parents à Boston. Miss Dynevor a-t-elle quitté la ville ?

— Non, Monsieur, répondit Meriton en arrangeant avec beaucoup de sang-froid différentes fioles sur la table ; cette miss Cécile est d’un caractère fort rassis.

— J’espère qu’elle se porte bien ?

— Quel plaisir de vous entendre parler ainsi, et avec cette vivacité ! Oui, Monsieur, elle se porte bien ; du moins je ne la crois pas sérieusement malade ; mais elle n’a pas l’activité et les connaissances de sa cousine miss Agnès.

— Et pourquoi la jugez-vous ainsi, drôle ?

— Parce qu’elle est une lendore, et qu’elle ne met jamais la main à aucun de ces petits ouvrages dont les femmes peuvent s’occuper. Je l’ai vue rester ici des heures entières, Monsieur, sur le fauteuil où vous êtes assis en ce moment, sans faire un seul mouvement, à moins que ce ne fût pour tressaillir quand elle vous entendait soupirer ou vous plaindre. J’ai dans l’idée aussi qu’elle fait des vers ; dans tous les cas, elle aime ce que j’appelle la tranquillité.

— En vérité ! dit Lionel poursuivant la conversation avec un intérêt qui aurait paru remarquable à un meilleur observateur que Meriton ; et quelle raison avez-vous pour soupçonner miss Dynevor de faire des vers ?

— C’est parce qu’elle a souvent un morceau de papier à la main, toujours le même, et que je l’ai vue le lire et le relire si souvent que je suis sûr qu’elle doit le savoir par cœur ; or, j’ai remarqué que c’est ce que font tous les poëtes.

— Peut-être était-ce une lettre ? s’écria Lionel avec une vivacité qui fit tomber des mains de Meriton une fiole qu’il essuyait, et qui se brisa sur le plancher.

— Juste ciel, Monsieur ! avec quel feu vous parlez ! c’est précisément comme autrefois !

— C’est que je suis surpris de vous voir si bien au courant des mystères de la poésie, Meriton.

— Il faut de la pratique pour se perfectionner, comme vous le savez, Monsieur, répondit Meriton avec un ton de suffisance, et je ne puis dire que j’en aie beaucoup en ce genre. Cependant j’ai fait une épitaphe pour un petit cochon mort à Ravenscliffe, la dernière fois que nous y étions, et l’on a trouvé assez bons quelques vers que j’ai composés sur un vase qu’avait cassé la femme de chambre de lady Bab, qui donna pour excuse que j’avais voulu l’embrasser ; comme si tous ceux qui me connaissent ne savaient pas que je n’avais pas besoin de casser un vase pour embrasser cette sotte créature.

— Fort bien, dit Lionel, quelque jour, quand j’aurai plus de force, je vous demanderai peut-être la faveur de me lire ces deux chefs-d’œuvre ; mais en attendant descendez à l’office et examinez ce qui s’y trouve, car je sens des symptômes qui annoncent le retour de la santé.

Le valet très-satisfait partit à l’instant et abandonna son maître à ses réflexions. Quelques minutes se passèrent avant que le jeune militaire soulevât sa tête, qui était appuyée sur sa main, et il ne changea d’attitude que parce qu’il crut entendre près de lui le bruit d’un pas léger. Son oreille ne l’avait pas trompé. Cécile Dynevor n’était qu’à quelques pieds de son fauteuil, qui était placé de manière qu’elle ne pouvait l’apercevoir en entrant. On voyait, à la précaution avec laquelle elle marchait, qu’elle s’attendait à trouver le malade où elle l’avait laissé la dernière fois qu’elle l’avait vu, sur le lit de douleur où il était resté étendu pendant si longtemps.

Lionel suivit des yeux ses mouvements pleins de grâce, et vit avec peine la pâleur extraordinaire de ses traits. Mais quand elle eut tiré les rideaux du lit, et qu’elle n’y vit personne, la pensée n’a rien de plus rapide que n’en eut le mouvement qu’elle fit pour se tourner vers le fauteuil. Elle rencontra les yeux de Lionel fixés sur elle avec délices, et brillants d’un feu d’intelligence et de vivacité dont ils avaient été privés depuis tant de mois. Cédant à la surprise et au plaisir qu’elle éprouvait, Cécile courut à lui, et s’écria en saisissant une main qu’il étendait vers elle :

— Lionel, mon cher Lionel ! vous êtes donc mieux ? Que d’actions de grâces j’ai à rendre au ciel en vous voyant ainsi !

Tandis qu’une main de Lionel était ainsi pressée entre celles de Cécile, il y sentit un papier, et il s’en empara sans qu’elle y opposât aucune résistance.

— Ma chère Cécile, lui dit-il après y avoir jeté les yeux, c’est la lettre que je vous ai écrite au moment où je savais que ma vie allait courir des dangers, la lettre où je vous faisais connaître les plus secrètes pensées de mon cœur ! Dites-moi si je dois tirer un augure favorable du soin que vous avez pris de la conserver.

Cécile baissa la tête, cacha dans ses mains son visage couvert de la plus vive rougeur, et cédant à une émotion véritablement féminine, elle versa un torrent de larmes. Nous pensons qu’il est inutile de rapporter ici les discours pleins d’une douce affection par lesquels le jeune major réussit à sécher ses pleurs, à bannir la confusion qu’elle éprouvait, et enfin à faire lever sur lui des yeux qui exprimaient toute la confiance qu’il pouvait désirer.

La lettre de Lionel était trop claire pour que Cécile eût quelque chose de nouveau à apprendre, et elle l’avait relue trop souvent pour en avoir oublié un seul mot. D’ailleurs Cécile l’avait vu trop souvent et avec trop d’inquiétude, pendant sa longue maladie, pour avoir recours à aucune de ces petites coquetteries qui s’emploient si souvent dans de pareilles scènes. Elle lui dit tout ce que pouvait dire en semblable occasion une jeune fille pleine de modestie, d’affection et de générosité, et il est certain que, quoique Lionel se trouvât déjà bien quand il avait quitté son lit, le peu qu’elle lui dit fit qu’il se trouva encore bien mieux après cette courte conversation.

— Et vous reçûtes ma lettre le lendemain de la bataille ? dit Lionel en la regardant tendrement, tandis qu’elle s’asseyait sur une chaise près de lui.

— Oui ; vous aviez donné ordre qu’on ne me la remit que si vous n’existiez plus ; mais pendant plus d’un mois nous vous avons tous compté au nombre des morts. Ah ! quel mois cruel nous avons eu à passer !

— Qu’il n’en soit plus question, ma chère Cécile ; grâce à Dieu, je puis maintenant espérer des années de bonheur et de santé.

— Oui, grâce à Dieu ! répéta Cécile, les larmes lui venant encore aux yeux ; je ne voudrais pas avoir à passer encore un pareil mois, pour tout ce que ce monde peut offrir.

— Ma chère Cécile, s’écria Lionel, je ne puis payer l’intérêt que vous avez pris à moi et les souffrances que je vous ai occasionnées, qu’en protégeant le reste de votre vie comme le ferait votre père s’il existait encore.

Cécile lui répondit avec l’air de la plus vive confiance :

— Vous le ferez, Lincoln, je sais que vous le ferez ; vous me l’avez promis, et je serais indigne de vous si je doutais de votre promesse.

Lionel l’attira doucement à lui sans qu’elle opposât de résistance, et la serra dans ses bras. En cet instant on entendit un bruit qui annonçait que quelqu’un montait l’escalier. Cécile se leva sur-le-champ, et sans donner à Lionel le temps de remarquer la rougeur de ses joues, elle disparut avec la vitesse et la légèreté d’une antilope.



  1. On doit se rappeler que la bataille de Bunker’s-Hill eut réellement lieu sur le Breed’s-Hill ; cette erreur de nom provient de ce que les Américains avaient le projet de prendre possession de la première position ; mais ils manquèrent leur but.
  2. Mélange de sucre et de vin, aromatisé avec de la muscade.
  3. Espèce de limonade de vin.