Lionel Lincoln/Chapitre XVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 206-217).


CHAPITRE XVI.


La superbe Bretagne ne trouva sur le champ de bataille, trop bien disputé, aucun motif de joie et de triomphe ; mais elle vit avec douleur la vanité de ses rêves de conquêtes, et sentit cruellement les blessures ou la mort de ses vieux soldats.
Humphreys.
 



Dans le cours de cette matinée féconde en événements, les Américains avaient fait mine de répondre au feu de leurs ennemis en leur envoyant quelques volées de leurs petites pièces de campagne, comme pour se moquer de la canonnade terrible qu’ils essuyaient[1]. Mais lorsque le moment décisif approcha, ce même silence morne et imposant qui régnait dans les rues désertes de Charlestown se répandit autour de la redoute. À la gauche, sur les prairies, les corps d’Américains récemment arrivés réunirent à la hâte deux rangs de palissades en un seul, et recouvrant le tout de l’herbe nouvellement coupée qui se trouvait dans les champs, ils se postèrent derrière ce fragile rempart, dont le seul avantage était de cacher leur petit nombre à l’ennemi. C’était là que s’étaient rangés les hommes accourus des provinces voisines de New-Hampshire et du Connecticut, et, appuyés sur leurs armes, ils attendaient immobiles qu’on vînt les attaquer. Leur ligne s’étendait depuis le bord de l’eau jusqu’au pied de la colline, où elle se terminait, quelques centaines de pieds derrière les fortifications élevées par leurs compatriotes, laissant une large ouverture dans une direction oblique, entre les palissades et un parapet en terre qui, partant de l’angle nord-est de la redoute, descendait à peu près jusqu’au milieu de la côte.

À cinquante toises derrière ces ouvrages de défense s’élevait le sommet de Bunker-Hill, qui n’avait point été fortifié ; et les détroits de Charles et du Mystick, qui en baignaient la base, passaient si près l’un de l’autre, que le bruit de leurs eaux se confondait ensemble. C’était à travers cet isthme étroit que les frégates royales vomissaient sans interruption des torrents de feu, tandis que, sur les côtés, des bandes nombreuses d’Américains indisciplinés semblaient attendre un instant favorable pour traverser ce passage dangereux.

Gage était parvenu de cette manière à intercepter en grande partie les communications ; et les hommes intrépides qui étaient venus s’établir si hardiment sous la bouche même de ses batteries restaient, comme nous l’avons déjà dit, seuls et sans vivres, pour soutenir l’honneur de leur nation. En y comprenant les enfants et les vieillards, ils pouvaient être environ deux mille ; mais, vers le milieu du jour, de petits détachements de leurs compatriotes, ne prenant conseil que de leur enthousiasme, et entraînés par l’exemple du vieux partisan des bois, qui passait et repassait l’isthme à chaque instant pour les guider lui-même, bravèrent le feu nourri des vaisseaux, et suivant ce chef intrépide, malgré les boulets qui sifflaient sur leurs têtes, arrivèrent à temps pour prendre une part active à la lutte sanglante et décisive.

D’un autre côté, Howe conduisait un nombre plus qu’égal de troupes choisies, et comme les barques qui naviguaient entre les deux péninsules continuaient à lui amener des renforts, la disproportion resta toujours la même jusqu’à la fin du combat. Ce fut alors que, se croyant assez fort pour emporter d’assaut une redoute construite par des ennemis qu’il méprisait, il fit immédiatement les dispositions nécessaires, sous les yeux même des spectateurs groupés d’une manière pittoresque sur tous les points qui dominaient le lieu de l’action. Malgré la sécurité avec laquelle le général anglais rangeait sa petite armée, il sentait que l’engagernent qui allait avoir lieu n’était pas un combat ordinaire. Ces milliers de regards attachés sur tous ses mouvements lui donnaient un caractère particulier, et c’était l’occasion de déployer tout ce que la tactique militaire a de plus pompeux et de plus étonnant.

Les troupes se formèrent avec un ordre admirable ; les colonnes se déployèrent le long du rivage avec la plus grande précision, et prirent chacune la place qui leur avait été assignée. Howe avait divisé ses forces : la moitié devait tenter d’escalader la colline, tandis que le reste des troupes en suivrait la base pour couper toute communication aux rebelles avec les paysans restés sur les prairies. Ces divers mouvements s’opérèrent au même instant, et la seconde division disparut bientôt derrière un verger assez épais. L’autre corps commença à monter la colline d’un pas lent et mesuré, pour donner le temps aux pièces de campagne de joindre leurs décharges au bruit effroyable de la canonnade qui avait recommencé avec une nouvelle fureur au moment où les bataillons s’étaient mis en marche. Lorsque tous les pelotons furent arrivés au point convenu, ils s’arrêtèrent, et une ligne formidable de guerriers se développa lentement aux rayons du soleil.

— C’est un superbe spectacle, dit Burgoyne qui était resté à côté de Lionel, et qui sentait son imagination s’enflammer en voyant ces belles dispositions. Comme ces mouvements sont bien exécutés ! avec quel ordre cette ligne imposante, qui s’est formée majestueusement, s’avance maintenant vers l’ennemi !

Le major Lincoln était trop ému pour répondre, et le général oublia bientôt qu’il avait parlé, absorbé par le spectacle terrible qu’il avait devant les yeux. Les troupes anglaises gravissaient la colline d’un pas si mesuré et avec tant de précision, qu’elles semblaient plutôt défiler à une parade que monter à l’assaut. Leurs drapeaux flottaient fièrement au-dessus de leurs têtes, et par moment le son belliqueux des trompettes s’élevait au milieu de l’air et se mêlait au bruit de l’artillerie. Les jeunes présomptueux qui se trouvaient dans leurs rangs tournaient la tête du côté de la ville ; ils souriaient d’un air de triomphe en voyant les clochers, les toits, les collines, couverts de milliers de spectateurs dont les regards étaient fixés sur eux.

Lorsque les lignes anglaises furent arrivées presque au pied de la redoute, et qu’elles commencèrent à se former de nouveau en pelotons autour des différentes faces qu’elle présentait, les batteries se turent l’une après l’autre, et le canonnier, étendu sur sa pièce, contemplait ce spectacle dans un muet étonnement ; mais pendant quelques minutes encore le bruit de la canonnade se fit entendre parmi les échos des collines comme le roulement lointain du tonnerre.

— Ils ne se battront pas, Lincoln, dit le même général qui avait déjà parlé à Lionel ; l’attitude militaire de nos troupes les a glacés d’effroi, et notre victoire ne sera pas sanglante.

— Nous verrons, Monsieur, nous verrons.

À peine avait-il prononcé ces mots, que chaque peloton anglais fit feu l’un après l’autre, et des décharges de mousqueterie s’élevèrent en même temps du fond du verger. La colline en fut un instant éclairée ; mais les Américains n’en restaient pas moins immobiles sans brûler une seule amorce, et les troupes royales continuèrent à avancer, et disparurent bientôt dans les nuages de fumée blanchâtre dont leur feu seul avait couvert la colline.

— De par le ciel, ils sont matés ! ces terribles provinciaux sont matés, s’écria de nouveau le gai compagnon de Lionel, et Howe est à deux cents pas d’eux, sans avoir perdu un seul homme !

Dans cet instant une clarté subite apparut à travers la fumée, comme l’éclair qui sillonne la nue, et une détonation terrible, produite par plus de mille mousquets tirés à la fois, annonça que les Américains étaient enfin sortis de leur longue inaction. À cette explosion soudaine, à cette décharge affreuse, faite presque à bout portant, Lionel crut voir, et ce n’était pas tout à fait un jeu de son imagination, le nuage de fumée qui s’était élevé l’instant auparavant s’ébranler et revenir en arrière, comme si les soldats exercés qui l’entouraient étaient refoulés malgré eux, quoiqu’on ne pût distinguer leurs mouvements ; mais le moment d’après, le cri de guerre inspirateur, poussé par des milliers de voix, et apporté jusqu’à ses oreilles à travers le détroit, malgré l’affreux tumulte du combat, annonça qu’ils n’avaient pas perdu courage et qu’ils étaient retournés à la charge. Dix minutes d’anxiété et d’attente, et les spectateurs réunis sur Copp’s-Hill continuaient à dévorer des yeux le lieu de l’action, lorsque une voix cria tout à coup au milieu d’eux :

— Hurra ! hurra ! que ces chiens d’Habits-Rouges essaient encore d’escalader Breed’s-Hill ; le peuple leur apprendra la loi !

— Jetons cet infâme rebelle dans le détroit ! s’écrièrent dix soldats à la fois.

— Mettons-le à la bouche d’un canon et envoyons-le rejoindre ses dignes amis, s’écrièrent plusieurs autres.

— Arrêtez ! dit Lionel ; c’est un pauvre imbécile, un fou, un idiot !

Mais déjà ce mouvement de fureur s’était apaisé, et tous les yeux s’étaient reportés sur la colline, où l’uniforme éclatant des troupes royales commençait à briller derrière le nuage de fumée, comme si elles reculaient devant le feu bien nourri de leurs ennemis.

— Ah ! dit Burgoyne, c’est quelque feinte pour tirer les rebelles de leur position.

— C’est une honteuse retraite ! murmura le guerrier plus austère qui était près de lui, et dont l’œil exercé aperçut tout de suite la déroute des assaillants ; c’est une autre infâme retraite devant les rebelles !

— Hurra ! cria de nouveau l’idiot incorrigible ; voilà les Habits-Rouges qui sortent à leur tour du verger ! Comme ils se cachent derrière les arbres à fruit ! Qu’ils aillent à Breed’s-Hill, le peuple leur apprendra la loi !

Cette fois aucun cri de vengeance ne se fit entendre ; mais une vingtaine de soldats, comme par un élan soudain, se précipitèrent sur leur proie. Lionel n’avait pas eu le temps de prononcer un seul mot en sa faveur, lorsque Job parut en l’air, porté sur les bras étendus d’une douzaine de grenadiers, et l’instant d’après on le vit rouler le long du rocher avec une telle rapidité, que l’impulsion qui lui avait été donnée le porta jusqu’au bord de l’eau. Sautant alors sur ses pieds, l’idiot intrépide agita de nouveau son chapeau en triomphe, et répéta de toutes ses forces son cri provocateur. Ensuite il lança sur le détroit sa petite nacelle qui était restée sur le rivage, cachée au milieu de l’herbe touffue, s’y précipita, et s’éloigna avec rapidité au milieu d’une grêle de pierres que lui lançaient les soldats. Sa barque fut bientôt confondue au milieu du grand nombre de celles qui se croisaient dans tous les sens ; mais Lionel inquiet ne le perdit pas de vue, et il vit Job en sortir, et disparaître d’un pas précipité dans les rues désertes de Charlestown.

Tandis que cet épisode peu important se passait à Copp’s-Hill, la marche de l’action principale ne se ralentissait pas. Les nuages épais de fumée qui couvraient la hauteur avaient été soulevés par la brise, et se dirigeaient lentement vers le sud-ouest, laissant de nouveau à découvert le lieu de cette scène sanglante. Lionel remarqua les regards graves et expressifs que les deux lieutenants du roi échangèrent entre eux après avoir examiné le champ de bataille avec leurs lunettes d’approche, et prenant celle que lui offrait Burgoyne, il en vit l’explication dans le nombre de cadavres qui étaient amoncelés devant la redoute.

Dans cet instant un officier haletant arriva sur Copp’s-Hill, et eut un entretien animé avec les deux chefs auprès desquels il s’acquitta de son message, et il retourna aussitôt se jeter dans sa barque avec l’empressement d’un homme qui sait qu’il est employé dans des affaires où il y va de la vie.

— On s’y conformera, Monsieur, dit Clinton d’un air animé au moment où l’officier se retirait, les canonniers sont à leur poste, et l’ordre qui m’est transmis va recevoir son exécution.

— Voilà, major Lincoln, dit Burgoyne avec sensibilité, voilà l’une des épreuves les plus cruelles pour un soldat. Se battre, verser son sang, mourir même pour son prince, voilà son heureux privilège ; mais aussi quelquefois il est condamné à devenir un instrument de vengeance.

Lionel n’attendit pas longtemps l’explication de ces mots : des boulets enflammés partirent en sifflant à côté de lui, et traversant rapidement l’air, allèrent porter la désolation sur les fragiles habitations du village qui s’élevait en face. En moins de quelques minutes une fumée noire et épaisse sortit du milieu des demeures abandonnées, et la flamme active se jouait en serpentant le long des poutres et des solives, comme si, par ses jets brillants et simultanés, elle voulait en un instant prendre possession du vaste domaine qui était devenu sa proie. Il contempla cette scène de destruction dans un morne silence, et tournant les yeux sur ses compagnons, il crut lire l’expression d’un profond regret dans les regards mêmes de celui qui avait donné sans hésiter l’ordre fatal d’incendier le village.

Dans des scènes telles que celles que nous essayons de décrire, les heures paraissent des minutes, et le temps vole avec la même rapidité que la vie court se perdre dans le torrent des âges. Les colonnes en désordre des troupes anglaises s’étaient arrêtées au pied de la colline, et se formaient sous les yeux de leurs chefs avec une discipline admirable. De nouveaux renforts arrivés de Boston étaient venus prendre rang au milieu de la ligne, et tout annonçait qu’on allait livrer un second assaut.

Après le premier moment de stupeur qui succéda à la retraite des troupes royales, la canonnade recommença avec dix fois plus de furie qu’auparavant, et des bombes noires et menaçantes paraissaient suspendues au-dessus des travaux comme des monstres prêts à fondre sur leur proie.

Cependant tout restait calme et immobile derrière la petite redoute, comme si personne n’eût été intéressé à l’issue de cette sanglante journée. Pendant quelques minutes seulement on vit un vieillard d’une haute statue se promener à pas lents sur le sommet du rempart, et observer d’un œil tranquille les dispositions du général anglais ; bientôt après il échangea quelques mots avec un autre Américain qui était venu le joindre dans ce lieu d’observation dangereux, et ils disparurent ensemble derrière le parapet de terre. Lionel entendit le nom de Prescott de Pepperel passer sourdement de bouche en bouche autour de lui, et sa lunette ne le trompa point lorsque dans son compagnon d’une taille moins élevée il crut reconnaître le chef inconnu des Caucus.

Tous les regards observaient alors la marche des bataillons, qui s’avançaient de nouveau vers l’endroit fatal. La tête des colonnes était déjà en vue de l’ennemi, lorsqu’un homme, sortant du milieu des décombres du village embrasé, monta légèrement la colline. Au milieu des périls qui l’entouraient, il s’arrêta sur le glacis naturel, et fit voler son chapeau en l’air avec enthousiasme. Lionel crut même entendre le cri provocateur un instant avant que Job Pray (car il avait reconnu l’idiot) disparut derrière la redoute.

L’aile droite de la petite armée des assiégeants s’enfonça de nouveau dans le verger, et les colonnes faisant face à la redoute s’avancèrent avec toute la précision imposante de la discipline. Leurs armes brillèrent bientôt sous le parapet de terre, et Lionel entendit le guerrier expérimenté qui était près de lui murmurer à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même.

— Qu’il retienne son feu, et il emportera la redoute à la pointe de la baïonnette !

Mais l’épreuve était trop forte, même pour le courage exercé des troupes royales. Les décharges se succédèrent, et au bout de quelques moments elles furent de nouveau cachées sous le nuage épais formé par leur propre feu. Alors se fit entendre la terrible détonation des Américains ; et les nuages de fumée partis de tous les points à la fois se réunirent autour des assaillants, de manière à dérober aux spectateurs les ravages qu’elle avait causés. Vingt fois dans le court espace d’autant de minutes Lionel crut que le feu des milices se ralentissait devant les décharges régulières des troupes anglaises ; puis l’instant d’après c’étaient ces décharges au contraire que lui semblaient plus faibles et moins fréquentes. Au surplus, toutes les incertitudes cessèrent bientôt. Les vapeurs épaisses suspendues sur le champ de bataille s’éclaircirent en plus de cinquante endroits, et les colonnes rompues des Anglais reculèrent pour la seconde fois devant leurs ennemis intrépides, dans la plus grande confusion. En vain les officiers, l’épée à la main, les menaces et les exhortations à la bouche, faisaient-ils tous leurs efforts pour arrêter le torrent ; la plupart des régiments ne cessèrent de fuir que lorsqu’ils se virent en sûreté dans les chaloupes. Dans ce moment un bruit sourd se fit entendre dans Boston, et chacun se regardait avec un étonnement mêlé d’une joie qu’il ne cherchait pas à cacher. Un murmure de satisfaction à peine étouffé circulait de place en place, et dans presque tous les yeux respirait l’ivresse du triomphe. Jusque alors Lionel avait été partagé entre son orgueil national et son esprit militaire ; ces deux sentiments se combattaient dans son cœur ; mais enfin le dernier l’emporta, et il regarda fièrement autour de lui, comme pour voir si quelqu’un osait se féliciter de l’échec essuyé par ses camarades. Burgoyne était encore à ses côtés, se mordant les lèvres de dépit, mais Clinton avait disparu tout à coup. L’œil rapide de Lionel se promena partout jusqu’à ce qu’il l’eùt aperçu près d’entrer dans une barque au pied de la colline. Plus prompt que la pensée, Lionel en un instant fut sur le rivage, et courant au bord de l’eau, il s’écria :

— Arrêtez ! pour l’amour de Dieu, arrêtez ! Rappelez-vous que le 47e est sur le champ de bataille et que j’en suis le major.

— Recevez-le, dit Clinton avec cette satisfaction profonde qu’inspire le dévouement d’un ami dans un moment critique, et maintenant faites force de rames si vous tenez à la vie, ou, ce qui est bien plus encore, à l’honneur du nom anglais.

Lionel éprouva dans le premier moment une sorte de vertige lorsque la barque commença à s’éloigner du bord ; mais il ne tarda pas à se remettre, et put considérer la scène déplorable qui s’offrait à sa vue. Le feu s’était communiqué de maison en maison, et le village de Charlestown n’offrait plus de toutes parts que l’image d’un vaste incendie. L’air semblait rempli de boulets qui sifflaient à ses oreilles, et les flancs noirs des vaisseaux de guerre vomissaient la mort et la destruction avec une effrayante activité.

Ce fut au milieu de ce tumulte que Clinton et Lionel s’élancèrent à terre. Le premier courut dans les rangs en désordre, et par sa présence, par ses paroles, il parvint à rappeler les soldats d’un régiment au sentiment de leur devoir. Mais il fallut faire de longs et fréquents appels à leur courage et à leur ancienne renommée pour rendre une partie de leur première confiance à des hommes qui s’étaient vus si rudement repoussés, et qui cherchaient en vain dans leurs rangs éclaircis plus de la moitié de leurs camarades.

Au milieu du découragement universel, le général en chef avait conservé son sang-froid et son intrépidité ; mais de toute cette brillante jeunesse qui s’était précipitée à sa suite, au moment où il était parti le matin de la maison du gouverneur, il n’en était pas un seul qui ne fût resté étendu sur le champ de bataille. Calme et tranquille au sein de la confusion, il continuait à donner ses ordres avec la même énergie. Enfin cette terreur panique parut se dissiper en partie, et les officiers, jaloux de réparer leur honneur, parvinrent à reprendre quelque empire sur les soldats.

Les chefs se consultèrent entre eux, et un nouvel assaut fut résolu à l’instant. Il ne fut plus question d’affecter une pompe militaire ; les soldats déposèrent même tout ce qui pouvait gêner leur marche, et plusieurs allèrent jusqu’à se dépouiller d’une partie de leurs vêtements, tant était vive et insupportable l’ardeur d’un soleil brûlant, et à laquelle venait se joindre encore la chaleur de l’incendie, qui commençait à s’étendre jusqu’à l’extrémité de la péninsule. Des troupes fraîches furent placées en tête des colonnes ; la division envoyée dans les prairies en fut retirée presque tout entière ; il n’y resta que quelques tirailleurs pour amuser l’ennemi retranché derrière les palissades. Lorsque toutes les dispositions furent achevées, l’ordre de partir fut donné en même temps sur toute la ligne.

Lionel avait repris son poste dans son régiment, mais comme il marchait en dehors du bataillon, il dominait sur la plus grande partie du champ de bataille. Le corps d’armée avait été divisé en trois colonnes, pour attaquer trois côtés de la redoute en même temps. En tête de celle du milieu s’avançait un bataillon réduit à une poignée d’hommes par les assauts précédents. Venait ensuite un détachement de soldats de marine conduit par leur vieux major, et enfin se montrait Nesbitt, l’abattement peint dans tous ses traits, à la tête de son régiment, dans lequel Lionel cherchait en vain son ami Polwarth.

Quelques minutes suffirent pour les amener en vue de cette redoute grossière et à peine terminée, dont la base avait été arrosée de tant de sang sans que ceux qui l’attaquaient en fussent plus avancés. Le même silence y régnait, comme si personne ne s’y trouvait pour la défendre, quoiqu’un rang terrible de tubes menaçants se montrait dans toute la longueur du rempart, suivant les mouvements de l’ennemi, comme les enchanteurs imaginaires de nos forêts épient, dit-on, leurs victimes. À mesure que le bruit de l’artillerie devenait plus faible, celui de l’incendie se faisait entendre avec une nouvelle violence. Le village sur leur gauche n’offrait plus que des ruines, et du milieu de ces débris embrasés sortaient d’immenses colonnes d’une fumée noire et épaisse, qui, se condensant en un nuage hideux, venait jeter son ombre lugubre sur le champ de carnage.

Un bataillon intrépide, paraissant sortir du village en cendres, commença à s’avancer dans cette direction, et les autres divisions suivirent son exemple avec un enthousiasme électrique ; l’ordre circula dans tous les rangs de ne point faire feu, et le cri : À la baïonnette ! à la baïonnette ! fut répété sur toute la ligne.

— Hurra pour Royal-Irlandais ! s’écria Mac-Fuse de sa voix de tonnerre, à la tête de la colonne qui montait du côté de Charlestown.

— Hurra ! répéta une voix bien connue derrière la redoute ; qu’ils viennent à Breed’s-Hill ! le peuple leur apprendra la loi !

Dans de pareils moments les pensées se succèdent avec la rapidité de l’éclair, et Lionel s’imaginait déjà que ses camarades étaient maîtres des travaux, lorsque la décharge terrible des Américains, succédant au profond silence qu’ils avaient gardé jusque alors, parut glacer le courage des plus intrépides.

— En avant donc ! s’écria le vétéran de marine au petit peloton de soldats qui était en tête de la colonne du centre ; en avant ! ou le 18e aura tout l’honneur de cette journée.

— Impossible ! murmurèrent les soldats ; leur feu est trop bien nourri !

— Alors ouvrez vos rangs, et laissez passer les soldats de marine[2].

Le bataillon affaibli se dissipa, et les enfants de l’océan, habitués aux combats corps à corps, s’élancèrent en avant en poussant de grands cris. Les Américains, dont les munitions étaient épuisées, se retirèrent quelques pas en arrière, quelques-uns d’entre eux lançant des pierres à leurs ennemis dans l’indignation du désespoir.

— Hurra pour Royal-Irlandais ! s’écria de nouveau Mac-Fuse se précipitant sur le parapet, qui n’était guère plus élevé que lui.

— Hurra ! répéta Pitcairn en agitant son épée en l’air à un autre angle du rempart, la victoire est à nous !

Un nouveau déluge de feu sortit tout à coup du sein des fortifications, et tous les braves qui avaient suivi l’exemple de leurs officiers disparurent avec eux, comme si un tourbillon soudain les eût balayés. Le grenadier poussa encore une fois son cri de guerre avant de tomber la tête la première au milieu de ses ennemis, tandis que Pitcairn retomba en arrière entre les bras de son propre fils. Le cri de — en avant le 47e ! — retentit dans les rangs, et ce bataillon, composé en grande partie de vétérans, monta à son tour à l’assaut. En franchissant le fossé, Lionel aperçut le cadavre du major de marine, dont les yeux entrouverts semblaient respirer encore la vengeance et le désespoir, et l’instant d’après il se trouva en présence de l’ennemi. À mesure que les pelotons entraient dans la redoute alors sans défense, les Américains reculaient pas à pas, tenant les baïonnettes en respect avec leurs armes lourdes et grossières. Lorsque toute la ligne se fut reformée de l’autre côté du rempart, les milices essuyèrent un feu de file foudroyant de la part des bataillons qui s’avançaient sur eux de toutes parts. Dès lors il n’y eut plus aucun ordre dans le combat ; la confusion se répandit partout, plus d’une lutte s’engagea corps à corps, et pendant quelques minutes l’usage des armes à feu devint à peu près impossible.

Lionel continua d’avancer, harcelant l’ennemi qui se retirait, et souvent arrêté dans sa marche par des monceaux de cadavres. Malgré le trouble de ses esprits dans un pareil moment, il crut distinguer au milieu des morts le chef des Caucus, étendu sur l’herbe qui s’était abreuvée de son sang. Au milieu des cris féroces et des passions exaspérées du moment, le jeune officier s’arrêta et tourna les yeux avec une expression qui semblait dire que l’œuvre du carnage allait enfin cesser. Dans ce moment l’éclat de son uniforme attira l’attention d’un paysan qui se mourait, et l’Américain rassembla un reste de force pour immoler encore une victime aux mânes de ses compatriotes ; le coup partit, et Lionel tomba sans connaissance sous les pieds des combattants.

La chute d’un simple officier dans un pareil moment était une circonstance à peu près indifférente, et plusieurs détachements passèrent sur lui sans qu’un seul homme se baissât pour voir s’il respirait encore. Lorsque les Américains furent parvenus à se dégager, ils descendirent légèrement dans la petite vallée qui s’étendait entre les deux collines, emportant la plupart de leurs blessés, et ne laissant que peu de prisonniers entre les mains de leurs ennemis. La disposition du terrain protégea leur retraite ; les boulets passaient au-dessus de leurs têtes, et lorsqu’ils furent arrivés sur Bunker-Hill, l’éloignement fut alors pour eux un nouveau motif de salut. Voyant qu’il n’y avait plus d’espoir de se défendre, les paysans retranchés derrière les palissades abandonnèrent aussi leur position, et se retirèrent derrière le sommet de la colline adjacente. Les soldats les suivirent de loin en poussant de grands cris ; mais lorsqu’ils eurent enfin gravi Bunker-Hill, les Anglais fatigués furent obligés de faire halte, et ils virent les Américains intrépides, bravant le feu continuel de la canonnade, traverser de nouveau l’étroit passage sans avoir perdu presque aucun des leurs, comme si un charme était attaché à leur vie.

Le jour tirait à sa fin, on ne voyait plus d’ennemis. Les vaisseaux et les batteries cessèrent leur feu, et bientôt cette plaine si longtemps ébranlée par tant de commotions terribles rentra dans le plus profond silence. Les troupes commencèrent à fortifier la hauteur sur laquelle elles s’étaient arrêtées, afin de s’assurer la possession de leur stérile conquête, et il ne resta plus rien à faire aux lieutenants du roi que d’aller gémir de leur victoire.


  1. Les Américains ne firent pas usage d’artillerie dans cette journée, par suite d’une erreur dans le placement des munitions.
  2. On croit que cette circonstance, comme toutes les autres, est exactement vraie.