Liola ou Légende Indienne/Niagara

Imprimerie de l'Institution des Sourds-Muets (p. 57-70).


NIAGARA.



Salut, Niagara, cataracte sublime !
Comme la terre tremble au seul bruit de tes pas !
Est-ce un Dieu qui des monts touche encore la cime ?
Ou bien entends-je au loin la rumeur des combats ?
Tes roulements, aussi forts que ceux du tonnerre,
Ces brillants arcs-en-ciel qui couronnent ton front,
Cette nappe d’eau qui, vêtement de lumière,
Tombe jusqu’à tes pieds en ton furieux bond
T’entourent nuit et jour d’une splendeur divine !
Et ta blanche vapeur, en nuages d’encens,
S’élevant dans les airs du fond de la ravine,

T’apporte le tribut d’hommages incessants,
Ainsi qu’à quelque dieu dans un immense temple :
Ah ! dignement tu sers de voile à l’infini !
Et sous ton ombre, l’œil l’entrevoit, le contemple,
Toujours inépuisable, éternel et béni !
Aussi l’enfant des bois, soumis à ton empire,
Dans tes flots entendait la voix du dieu des eaux.
Et, quand venaient les jours où la brise soupire
À l’oreille des fleurs les plaintes des roseaux,
Il t’offrait sur tes bords la victime annuelle :[1]
Une vierge dans tout l’éclat de sa beauté.

Aujourd’hui c’est le tour d’une race cruelle.
L’Iroquois, accouru vers la divinité,
Plein d’aveugle foi, vient offrir son sacrifice.
Des wigwams il avait quitté le doux séjour
Pour conjurer du dieu l’horrible maléfice.
Pas un seul à l’appel ne manquait en ce jour :
Liola ne s’était pas non plus séparée

Du héros, son sauveur, comme font les ingrats.
Que de jours envolés depuis cette soirée
Où Lionel l’avait emportée en ses bras,
Sans briser les liens de leurs âmes fidèles.
À l’automne les bois richement nuancés,
En gémissant avaient vu fuir les hirondelles ;
Puis au souffle du vent, en tous sens balancés,
Comme des papillons blancs, les flocons de neige
Avaient de Lionel enchanté le regard.
De ce premier hiver le virginal cortège
Lui révélait dans sa splendeur un monde à part.
Quand, ô chastes essaims, en étoiles ailées,
Vous descendiez des cieux, il plaignait votre sort :
Il voulait que par vous les cimes soient voilées
Et non la terre d’où la fange infecte sort.
Pourtant, rêveur, parfois sur l’argile glacée,
Il abaissait ses yeux, disant à Liola :
« Qu’elle soit comme toi, pure, ô ma fiancée ! »
Et lorsque de blancheur la plaine se voila,
Avec tous les guerriers, il partit pour la chasse,

Vers les pays lointains de l’ours et du castor.
Que de pièges tendus sur la neige et la glace !
Quel bonheur de saisir l’ours caché dans son fort !
D’envahir la cité de l’habile amphibie !
Mais de tels exploits sont mêlés à des dangers :
Et Liola, songeant à la peine subie
Par les chasseurs, cherchait au loin les messagers.
Comme ils lui paraissaient longs les jours de l’absence !
Que l’amour fait jouir ! mais encor plus souffrir !


Enfin vint le retour, vint la réjouissance !
Vers son île, elle vit Lionel accourir.
C’était à la saison qui chasse les tempêtes
Et qui fait entr’ouvrir les roses et les cœurs.
Le couple allait, heureux, s’unir pendant les fêtes
Qu’aux chutes célébraient les Indiens vainqueurs.
Ah ! que pour eux la vie est pleine de promesses !
Que tous les chants sont doux ! Que l’air est parfumé !
Quel renouvellement ! Quelles pures ivresses
Apporte ton sourire, ô printemps bien-aimé !

Mais pourquoi les beaux jours ont-ils leurs nuits d’épreuve ?
Pourquoi sous le flot clair faut-il frapper l’écueil ?
À la source des pleurs, hélas ! l’âme s’abreuve
Et nos bonheurs toujours s’obscurcissent de deuil !
Pourtant les jeunes cœurs épanouis de joie
Au printemps de l’amour ne savent pas douter :
L’orage menaçant, que l’aquilon envoie,
Dans leur ciel toujours pur pourrait-il éclater ?
Ainsi pensent ceux à qui sourit l’espérance,
Et même à cet instant où leur vie est en jeu.
Mais leurs compagnons n’ont pas tous cette assurance :
Car le conseil sacré doit s’assembler sous peu.
Déjà le peuple accourt sur les bords de l’abîme,
Suivant silencieux, les sentiers escarpés
Et demandant parfois : qui sera la victime ?
Le soleil disparaît. Les cieux sont estompés
De nuages flottant comme des crêpes sombres.
Les bords de l’horizon semblent ensanglantés.
La lune a la pâleur de la face des ombres
Et, seule, éclaire encor ces endroits attristés.

Est-ce que la nature est aussi dans l’attente ?
Veut-elle compatir au cruel coup du sort ?

Cependant le jongleur est entré dans sa tente.
Elle paraît en feu : de la fumée en sort,
Comme monte des toits de bleuâtres spirales ;
Puis bientôt elle tourne ainsi qu’un tourbillon
Et laisse dans la nuit entendre d’affreux râles.
Tout à coup le jongleur, rougi de vermillon,
Le cou ceint de serpents, un hibou sur la tête,
S’avance, brandissant une torche en sa main.
Que va-t-il déclarer ? Comme la foule prête
L’oreille à chaque mot du jongleur inhumain !
« Je l’ai vu, » leur dit-il, « le manitou terrible !
Mes regards, pénétrant les ombres de la nuit,
Ont rencontré son œil étincelant, horrible.
Trônant sur son rocher il jouissait du bruit
Dont la vague en hurlant l’acclamait au passage.
Son front avec la brume allait se perdre aux cieux
Et pour exciter des flots l’écumante rage

Son pied semblait sonder l’abîme furieux.
Sa barbe et ses cheveux, comme une blanche neige,
Se mêlaient sur son corps à la mousse des ans.
Je n’osais remuer quand du haut de son siège
Il m’appela vers lui sur les flots mugissants,
Tout mon corps frémissait au souffle de sa bouche.
L’éclair de sa prunelle a brûlé mes cheveux.
Voici ce qu’il a dit : « Pour que ta voix me touche
Apprends à ma tribu qu’en ce moment je veux
Non des fleurs et des fruits, mais une offrande entière :
Alors sur les Hurons un éternel oubli
Planera comme l’ombre au triste cimetière.
Un autre souvenir doit être enseveli
Si, comme leurs aïeux, les fils veulent me plaire :
C’en est un que je hais, celui du Grand Esprit !
Prononcez son nom seul excite ma colère.
Tremblez, ingrats ! hier un parmi vous le prit
Pour son dieu ! »…
Pour son dieu ! »… Puis soudain un voile impénétrable
Entre sa face fière et la mienne est tombé,

Et je n’ai pu savoir son dessein adorable.
Oh ! chantez, priez donc et tous, le front courbé,
Demandez qu’il désigne à mes yeux une offrande
Qui puisse nous sauver des plus affreux malheurs ?
Oui ! qu’à notre prière, à cette heure, il se rende !
Ô Dieu des flots, entends nos soupirs, vois nos pleurs ! »

Une voix.

Qu’attendre ? puisque tu voiles
Ta face à ton serviteur.
Pourtant les claires étoiles
Obéissent sous leurs voiles
À son regard enchanteur !

Une voix.

Qu’il est puissant sur la brèche,
Quand, près de son front blêmi,
Le guerrier de frayeur sèche !
Que sa main guide la flèche
Vers le cœur de l’ennemi !


Une voix.

Son bras arrête la foudre
Quand elle tombe des cieux !
Et son souffle fait dissoudre
Les monts superbes en poudre,
Comme la neige, à nos yeux !

Une voix.

Mais, frêle fleur qui se fane,
Est le jongleur loin de toi.
Que ta forme diaphane,
Évitant notre œil profane,
Vienne au gardien de ta loi !

Une voix.

Ô Lonlouka, fais entendre,
Sur les flots tes cris vainqueurs
Et, comme un plante tendre,
Tu verras vers toi se tendre
Nos mains te portant nos cœurs !


Une voix.

Nous t’offrirons nos coquilles,
Ce qui nous est le plus cher ;
Et, s’il le faut, prends nos filles,
Cet espoir de nos familles,
Cette chair de notre chair !

Un silence de mort succède à la prière.
Les eaux baissent la voix et le peuple en suspens
Suit de l’œil le jongleur qui court à la rivière
Et, dans la nuit lugubre, agite ses serpents.
Soudain, tout frémissant, il s’arrête et s’écrie :
« Quel est ce manitou qui s’empare de moi ?
Je le vois, Loulouka ! mais quelle est sa furie !
Dans mes veines mon sang va se glacer d’effroi :
Son doigt me montre aux cieux un signe qu’on adore.
Comme il grandit, enlace en ses bras nos forêts !
C’est le signe odieux des peuples de l’aurore.
Arrêtez ! Qu’ai-je vu ? Déjà nos dieux sont prêts,

Suppliants, à courber le front en sa présence.
Debout ! pour les défendre, ô guerriers Iroquois !
Avec nos dieux vaincus tombe votre puissance !
Mais vos efforts sont vains, impuissantes nos voix :
Pour les fléchir il faut un double sacrifice :
La mort de Liola ! La mort de Lionel ! »
Et chaque mot cruel que dicte sa malice
Retentit dans la nuit, terrible, solennel !
Et la tribu répète, ivre, mais consternée :
« Liola ! Liola ! Lionel ! Lionel ! »
Ce cri couvre la voix de la chute étonnée
Ainsi qu’un écho qui va vibrant, éternel !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Hélas ! cet oracle est un perfide mensonge
Et par la jalousie au jongleur inspiré.
Hier, il a surpris Liola dans un songe :
Il sait qu’un autre esprit par elle est adoré.
La prière passait sur sa lèvre mi-close
Avec son léger souffle et, sans cesse, ses doigts

Portaient avec amour jusqu’à sa bouche rose
Comme un homme divin, mort sur un bois en croix.
Parfois sur sa figure, il voyait une lutte
Et, comme, le matin, l’ombre s’unit au jour,
Le nom des dieux se mêle à celui qui dispute
Dans son cœur indécis le droit à son amour.
De son éloignement voilà donc le mystère !
Voilà pourquoi toujours maintenant, loin des siens,
Elle murmure un nom qu’elle cherche à lui taire,
Et soupire, hésitante, après d’autres soutiens !

Quel autre spectre aussi devant ses yeux se dresse ?
C’est un visage pâle au long vêtement noir,
Avec un front sévère, un œil plein de tendresse.
On dit que sur ce sol il accourt pour asseoir
D’un dieu crucifié l’impérissable empire.
Son symbole déjà luit des glaciers du nord
Aux bords où le printemps sans cesse vient sourire.
Ce signe entre aujourd’hui, défiant, dans le fort

Qu’au fidèle jongleur le manitou confie.
Il ne peut hésiter à détourner le coup,
Et, sans plus de retard, il faut qu’il sacrifie
Ce terrible ennemi qui pénètre partout :
Ainsi des fiancés la mort fut décidée.

Le peuple ne peut plus sortir de sa stupeur
Et les pleurs de ses yeux tombent comme une ondée.
Pour lui comment douter de l’oracle trompeur ?
Il croit entendre encor la voix de ses ancêtres
Dans le bruit de la vague et le souffle du soir :
Ses dieux parlent toujours par la bouche des prêtres.
Pourtant dans bien des cœurs pénètre un vague espoir
Au milieu des sanglots, on entend : « Grâce ! grâce !
Du chef sauvez la fille, ô jongleur tout puissant !
C’est la fleur des tribus, c’est l’espoir de sa race ! »
« Pour elle, s’il le faut, esprit, prends tout mon sang ! »
Dit une vierge qui n’a pas vu quinze neiges.
« Jamais ! » répond sa voix roulant dans le lointain.

« Insensés ! voulez-vous donc me tendre des pièges ?
Jamais mon pouvoir n’a pu changer le destin ! »

Jusqu’alors Liola parut pétrifiée :
Les yeux hagards, le front pâle comme la mort.
Mais, quand toute pitié fut ainsi déniée
Par les sombres esprits et le jongleur d’accord,
Elle ferma ses yeux et, la tête penchée
Vers son cœur presque froid, s’affaissa sur le sol,
Comme une tendre fleur que le fer a tranchée
Et son âme, un instant, parut prendre son vol !

  1. Les Indiens avaient une religieuse vénération pour la chute Niagara, qu’ils regardaient comme une vraie divinité. Ils lui témoignaient leurs adorations en jetant leurs calumets, des colliers et d’autres objets dans les rapides et l’on dit qu’ils se croyaient obligés d’offrir tous les ans à l’esprit de la cataracte le sacrifice de deux victimes.