Liola ou Légende Indienne/Le sacrifice

Imprimerie de l'Institution des Sourds-Muets (p. 71-92).


LE SACRIFICE.



Liola s’éveilla comme après un long rêve.
Les prés verts sous ses pas semaient encor des fleurs
Et la chute toujours chantait haut sur la grève.
Mais elle lut son sort dans tous les yeux en pleurs.
Pour elle et pour lui quel coup ! La mort les rassemble,
Comme lie une gerbe, au champ, le moissonneur.
« Comment vivre sans toi ? Non ! Non ! mourir ensemble, »
Dit-elle à Lionel, « c’est encor le bonheur ! »

Être uni dans la mort ainsi que dans la vie
C’est le rêve des cœurs que rapprochent l’amour :

L’union éternelle au bonheur les convie ;
Mais toute autre pour eux n’est qu’ivresse d’un jour.
La séparation vient, mortelle agonie !
Arracher du rameau ce nid d’oiseaux chantants,
Briser ces doux accords de la même harmonie
Partager d’une chair les membres palpitants.

Des mourants la prière allait être entendue.
À passer en ce monde, ils n’avaient plus qu’un jour.
Une île pleine d’ombre et comme suspendue
Sur les grondantes eaux fut leur dernier séjour.
Ils vont par ces sentiers où comme eux, à la veille
De leurs adieux sans fin, d’autres avaient passé.
Il leur semble entrevoir une ombre qui s’éveille :
Que sous les bois son front paraît pâle et glacé !
Que son regard est triste ! Ah ! sans doute c’est celle
Qui vint ici gémir à son dernier printemps.
Le rameau d’une pluie odorante ruisselle :
Ses pleurs ainsi des yeux jaillissaient tout le temps ;
Et, dans l’air, ces soupirs ne sont-ce pas ses plaintes ?

Liola s’écriait : « Ô funèbre séjour,
Conserve de nos pas les légères empreintes,
Dans la voix de tes flots nos doux serments d’amour !
À cette heure demain nos bouches seront closes,
Nos pieds ne fouleront plus ces riants gazons »…
Et le long des sentiers sa main cueillait des roses
Et ses yeux se tournaient vers les bleus horizons.
« Être pleine de vie et tout à l’heure morte !…
Le corps que tu soutiens sera donc ballotté,
Comme une épave qu’au large la vague emporte !
Et ces yeux enivrés de ta fière beauté
Oh ! seront pour toujours fermés à la lumière !
Mourir, ô Lionel, mourir ! y penses-tu ?
Esprits cruels, pourquoi voulez-vous ma poussière ? »
Et son corps s’affaissait frissonnant, abattu.

« S’il n’était au-delà d’ici-bas d’autre vie,
Liola, l’avenir serait désespérant, »
Répondait Lionel. « Ah ! mais tout nous convie
Au jour qui ne meurt point ! En toi, même en mourant,

Contre l’affreux néant ton âme se rebelle :
Elle veut le bonheur, aspire à l’infini !
La terre, que tu vois si rayonnante et belle,
De l’éternel séjour n’est qu’un reflet terni.
Il faut mourir ! Pour nous, quand l’heure est devancée,
S’il est d’amers regrets, c’est que la mort nous prend
Un de ces courts bonheurs dont l’âme s’est bercée ;
Mais l’éternité, crois-m’en, bientôt nous le rend.
La graine que ta main confiait à la terre
Devait-elle y rester sans vie et sans réveil ?
Non : à chaque printemps, — attendrissant mystère ! —
Elle sortait du sol pour fleurir au soleil.
Quand tout meurt pour renaître, il faut mourir pour vivre !
Comme l’insecte ailé qui, brisant sa prison,
Vers le ciel prend l’essor et de soleil s’enivre,
Quelque chose au tombeau soulève le gazon
Et l’esprit, déployant des ailes immortelles,
S’envole vers l’azur, vers la félicité !
Des divinités qui, pour nous, sont si cruelles —
Je te l’ai dit déjà — ne sont que fausseté.

Non ! ce n’est pas ainsi qu’un Dieu conquit la terre :
Il ne vint pas verser notre sang, mais le sien.
Et mourut sur la croix, victime volontaire.
Juge donc, par sa mort et la tienne, combien,
Ô Liola chérie, il dut aimer les âmes !
Et c’est en l’écoutant que les miens sont venus
Sur vos bords éloignés planter leurs oriflammes.
Ah ! qu’aimer dans nos corps si fragiles et nus,
Un moment colorés des rayons de l’aurore,
Mais livides bientôt, à tous, objet d’horreur ?
Oui ! comme le nuage à l’occident se dore
Et du soleil revêt l’éclatante splendeur,
Tes yeux toujours si purs, ton céleste sourire
De ton âme un instant empruntent la beauté.
Mais que sera demain cette chair que j’admire ?
Ton âme, ce rayon de la Divinité,
Seule lui survivra, radieuse, immortelle !
Voilà ce qu’en toi j’aime et plus que tout mon sang :
Et m’en séparer, dis, la mort le pourra-t-elle ? »

« Non ! Lionel, jamais ! Mon cœur aussi le sent, »
S’écriait Liola, « comme ta foi l’assure.
Je n’hésiterai plus : ton Dieu sera mon Dieu !
De mon âme, ta main lavera la souillure.
Avant que de mourir — ah ! je t’en fais l’aveu
À cette heure suprême — il faut que je devienne
Par l’eau digne de toi, digne du Créateur.
C’en est fait, Lionel, tu me verras chrétienne,
Et nous ne ferons qu’un par l’esprit et le cœur ! »

De tant d’émotions leurs âmes étaient lasses.
Leur voix aussi se tait comme le bruit du jour.
La douce obscurité, descendant des espaces,
Enveloppe le ciel et l’île tour à tour.
Ô nuit, qui viens porter le silence à la terre
Et verser dans le cœur des malheureux l’oubli,
Entoure ce rivage et d’ombre et de mystère
Et sur eux de ton voile étends le sombre pli
Afin que leur paupière à ce monde soit close

Et que de songes d’or se bercent leurs esprits !
Et toi, bruit solennel de la chute, repose
Un instant ces deux cœurs par le malheur aigris.
Endors-les à ton chant, comme en ses bras la mère
Endort l’enfant rieur de ses tendres accents :
C’est le dernier sommeil de leur vie éphémère,
Leur dernière caresse aux rêves caressants.

Comme le ciel s’emplit de paix et de ténèbres,
Leurs sens sont pénétrés de calme et de repos.
De leurs esprits s’enfuient les images funèbres
Et Liola bientôt étouffe ses sanglots ;
De Lionel l’âme est triste, mais résignée,
Et le sourire effleure encor ses pâles traits.
De célestes lueurs sa paupière est baignée :
Ah ! c’est que sa pensée, oubliant ses regrets,
S’envole, comme au ciel l’hirondelle s’élance !
À l’heure des adieux, il veut encor revoir,
Par delà l’océan, son doux pays de France,
Baiser sa mère ainsi qu’il le faisait, le soir,

Et presser dans ses bras le dernier de ses frères.
Un ange rose et blond, riant dans son berceau !
Qu’il est doux d’embrasser des têtes aussi chères,
D’errer comme autrefois au bord du clair ruisseau
Qui vit nos premiers pas, refléta nos sourires,
D’éveiller les échos qui redirent nos cris
Aussi joyeux alors que la voix des zéphyres !
Oh ! comme vous chantez dans nos cœurs attendris,
Ô touchants souvenirs du lieu qui nous vit naître !
Charmantes visions de jours évanouis,
Quand vous revenez, qui ne peut vous reconnaître ?
L’âme se fond d’amour et les yeux réjouis
Comtemplent la fraîcheur de la première aurore
Et tout ce qu’ici-bas est comme notre ciel !

Ainsi qu’un papillon, dont l’aile vient d’éclore,
Va des fleurs à l’azur, l’âme de Lionel
Du frais berceau s’envole à la croix de la tombe.
Longtemps elle erre, heureuse, en ce doux paradis,

Lorsque son vol s’abat semblable à la colombe
Qu’un chasseur a blessé au sein des bois verdis,
Ah ! c’est que ce bonheur n’est qu’un riant mensonge,
Que son aile se heurte à la réalité !
C’est bien la voix des flots qui là-bas se prolonge
Et qui dans son oreille a, comme un glas, tinté…
Non ! ce n’est pas le ciel de sa chère Provence,
Son clair ruisseau qui court sous l’amandier fleuri,
Ce ne sont pas les lieux aimés de son enfance !…

Pourtant quelle nature à ses yeux a souri !
Le rivage escarpé de pins verts se parfume,
La chute devant lui dénoue au chaud soleil
Sa robe d’émeraude et de flottante écume,
Car de l’orient a jailli le jour vermeil :
Tout s’éveille et l’air frais frémit de chants et d’ailes.

Quelle est celle qui dort sous ces berceaux en fleurs ?
Ce n’est pas un enfant voilé de ses dentelles

Ni sa mère dont ses baisers ont bu les pleurs,
Oh ! non ! c’est Liola, l’innocente victime,
Qu’il a laissée, hier, dans les bras de la nuit.
Quelle sérénité son front candide exprime !
Qu’une pure lumière autour d’elle aussi luit !

Mais au lever du jour, d’une aurore divine,
Le sacrifice doit pour eux se consommer.
Toute à cette pensée, hélas ! elle devine,
À la main qui la touche, en s’entendant nommer,
Que tout est bien fini, que c’est l’heure fatale !…
Et comme la nature au baiser du soleil
S’éveille, éblouissante, allègre, virginale,
Aux yeux de Lionel, elle sort du sommeil
Plus que jamais aimable, et fraîche et reposée.
« Ami, c’est ta voix qui m’appelle pour mourir !
Ah ! lorsque chaque fleur s’entr’ouvre à la rosée,
Mon âme à son matin ne pourra pas fleurir !
Et plus qu’elle pourtant tu dis que je suis belle
Et plus doux que son miel est pour toi mon amour.

Vois donc comme l’azur de pourpre et d’or ruisselle !
Faut-il qu’un jour si beau soit notre dernier jour ? »

« Le dernier ici-bas ; le premier dans un monde
Où la clarté, » lui dit-il, « jamais ne s’éteint.
Que sont toutes les fleurs de la terre féconde,
Les gouttes de rosée où le ciel bleu se peint,
Les notes que l’oiseau dans l’air limpide égrène,
Auprès de la beauté de cet autre séjour
Où l’âme s’embellit de lumière sereine
Et soupire les chants de l’éternel amour ?
Oui ! sans doute qu’il est dûr de quitter la vie,
Surtout lorsqu’en tes yeux elle vient m’éblouir !
Mais volontiers je l’offre et je la sacrifie
Pour le salut des tiens ; puissent-ils en jouir !
Ah ! qu’avec notre mort une autre ère commence
Pour tout ce continent par l’erreur habité !
Que notre jeune sang soit comme une semence
Qui fasse épanouir l’amour, la vérité !

Quelque chose me dit que, semblables aux astres,
Les lumières du Christ iront du monde ancien
Jusqu’à ce nouveau monde à l’heure des désastres,
Et qu’en elles, trouvant un céleste soutien,
Les peuples formeront des familles de frères,
Fonderont sur ce sol des empires puissants ! »

Cependant la tribu, malgré des vents contraires,
Entoure déjà l’île en ses canots glissants :
Car le jongleur a craint de voir s’enfuir sa proie.
Le premier de la troupe, il entre dans le port
Et vers les condamnés, à la hâte, il envoie,
Ceux-là dont la main doit les parer pour la mort.

Ô funèbre parure ! Ô perfides guirlandes !
On couvrait la victime ainsi jadis de fleurs :
Sous les lis du vallon et les roses des landes,
À l’œil des dieux jaloux, elle cachait ses pleurs.

Pour leurs fronts purs qu’est-il besoin d’une couronne ?
De colliers pour leurs cous par l’amour enchaînés ?
Lentement la tribu pourtant les environne
Et s’avance vers eux, les regards détournés.
Voyez cette tunique et ces plumes si blanches,
Ces habits ravissants comme la pureté :
Ne semblent-ils pas pris à la neige qu’aux branches
L’hiver suspend et faits pour orner la beauté ?

Que les temps sont changés ! Cette fraîche parure,
Destinée au grand jour, servira de linceuls,
Et ceux, que des amis, un tendre amour conjure
De rester en ces lieux, bientôt partiront seuls…
Oh ! mille voix avec des soupirs et des larmes
Pont entendre déjà leurs lamentations.
Que l’hymne des adieux apaise leurs alarmes,
Comme la mer s’endort au chant des alcyons !


À LIOLA.

Chœur des Vierges.

Que nous avons cueilli de roses
Pour toi, Liola, notre sœur !
Vois : leurs lèvres fraîches écloses
Avaient des tiennes la douceur.
Seule ta pure haleine égale
Les doux parfums que leur pétale
Laisse à la brise s’envoler.
Oh ! sur ta couche nuptiale
Aux lis nous voulions les mêler !

Et, semblable à ces fleurs chéries,
Tu ne verras pas d’autre été…
Mais, comme leurs couleurs flétries,
Bientôt pâlirait ta beauté.
Console-toi : car ta jeunesse
Fuit avant que la douleur naisse.
Tu vas mourir en ta fraîcheur
Et sans qu’une tache paraisse
Sur ta virginale blancheur !


Chœur des Mères.

Tu ne verras pas te sourire
La bouche rose d’un enfant !
Comme, au lac, l’étoile se mire,
Jamais ton regard triomphant
Ne luira dans son œil humide !
À ton beau cou son bras timide
Ne pourra pas, chaîne de fleurs,
Suspendre sa forme candide
En ses doux gestes cajoleurs !

Ah ! ignore le nom de mère :
Un fils ne te doit pas le jour.
Mais, en cette douleur amère,
Console-toi : si son amour
A des heures pleines de charmes :
Au cœur qu’il apporte d’alarmes !
Tes yeux rougis auraient pleuré
Peut-être, un jour, toutes leurs larmes
Sur son corps froid, défiguré !


À LIONEL.
Chœur des Vieillards.

Tu n’atteindras pas la vieillesse !
Non ! jamais comme les soleils
Ne viendra briller ta sagesse
Au milieu de nos grands conseils !
Et, de l’esprit sublime siège,
Ton front ne ceindra pas la neige
Des couronnes de cheveux blancs :
Tu passeras sans un cortège
Pour soutenir tes pas tremblants !

Mais que l’expérience est chère !
Et qu’elle coûte de soucis !
Console-toi : car sur la terre
Il est tant de cœurs endurcis !
Bientôt dans ce désert aride
Le malheur marque au front sa ride,
Prend nos doux espoirs en lambeau
Et les ans de leur main livide
Courbent le corps vers le tombeau.


Chœur des Guerriers.

Que nous voulions à la victoire
Conduire avant longtemps tes pas !
Et des ivresses de la gloire,
Avec la hache des combats,
Enivrer ton âme indomptable !
Sous ton tomahack redoutable
Seraient tombés les ennemis,
Tels qu’un puissant jongleur accable
Les dieux, par son souffle endormis !

Et couvert de leurs chevelures
Tu guiderais les prisonniers !
Et quel plaisir, sous les brûlures,
De les tuer jusqu’aux derniers !
Mais console-toi : la défaite
Souvent à l’ennemi nous jette.
Que ta mort apaise les dieux !
De la tribu qui vous regrette,
Tous deux, recevez les adieux !


À ces tristes accents succède le silence
Qui vient parfois glacer la nature d’effroi.
Le canot de la mort est là qui se balance
Et des esprits s’empare un indicible émoi.
À travers les guerriers, marchant vers les abîmes,
Recouvertes de fleurs et de leurs habits blancs,
S’avancent maintenant les augustes victimes ;
Et toutes deux ainsi se meuvent à pas lents,
Comme une vision qui vient de l’autre monde.

Que vois-je ? À peine aux bords leurs pieds ont-ils touché
Qu’aussitôt Lionel plonge sa main dans l’onde
Et, verse, radieux, sur le doux front penché
De celle qui l’attend, l’eau régénératrice !
Ô spectacle sacré des rives du Jourdain,
Tu reparûs alors aux bords du précipice.
Et l’œil crut voir planer encor l’oiseau divin !
L’astre du jour lançait ses lumineuses gerbes
Et, comme si les cieux se fussent entr’ouverts,
Tout rayonna soudain : depuis les monts superbes

Jusqu’au profond abîme en ces lointains déserts ;
Et dans l’espace, où la vapeur va se dissoudre
En nuage argenté, qu’ai-je donc entendu ?
Est-ce ta voix, Dieu, qui, comme un éclat de foudre,
A de l’éternité de nouveau répondu ?
Que cet acte sembla solennel et sublime !
De l’immense merveille empruntant la grandeur
Lionel apparut tel que, sur une cime,
L’élu vers qui le ciel abaissait sa splendeur.
Ministre de la grâce, il confère une vie
Plus précieuse encor que celle qu’ici perd
Sa chaste Liola. Que son âme est ravie !
Pour elle bien des fois son cœur avait offert
Son riant avenir, tout ce que l’homme envie :
Et voilà qu’en ce jour ses vœux sont accomplis,
Que de l’onde elle sort comme l’or de la flamme.
De quel nouvel éclat ses traits sont embellis !
C’est qu’un rayon divin se reflète dans l’âme
Ainsi que le soleil dans le cristal des flots.
Et maintenant il n’est plus rien qui les sépare :

C’est l’union de l’âme ! Et leurs désirs éclos
Vont chercher l’infini tels qu’une voile, un phare.
Comme instinctivement leurs mains se sont tendues.
Leurs voix, obéissant à ce brûlant transport,
Dans un même soupir sont aussi confondues :
« À toi seul pour toujours ! À la vie ! à la mort ! »
Se jurent-ils l’un à l’autre en quittant la rive.

Le jongleur s’est tourné vers le Père des eaux
Et prie, en regardant le couple à la dérive.
De ses mains tout à coup partent deux blancs oiseaux.
« Ô manitou ! » dit-il, « reçois ce sacrifice.
Puisse-t-il monter, mieux que ces ailes, vers toi !
Ô Niagara, sois-nous pour toujours propice !
Nous sommes tes enfants et, toi, sois notre roi ! »

Et là-bas le canot s’éloigne des rivages
Déjà loin sur les eaux, plus rapide qu’un trait,
Et comme deux lis qui, battus par les orages,

Se penchent l’un vers l’autre, aux spectateurs paraît
La forme des époux dont les tremblantes têtes
Cherchent à s’appuyer sur leurs cœurs frémissants.
Et l’écume à leur côté jaillit des blanches crêtes,
Comme en signe d’adieu — baisers retentissants !
Tandis que devant eux un nuage de brume
S’ouvre au souffle des airs en un flottant linceul :
C’est pour les recevoir ! Ici la chute inhume
Les corps qu’elle engloutit sous son terrible écueil.
Ils ont atteint la courbe et, sur le gouffre immense,
Se penchent un instant, puis regardent le ciel…
Et tout est fini !…
Et tout est fini ! Non ! maintenant tout commence !  !
Ô terre, ne prends pas pour eux ton deuil cruel.
Exhale, voix des flots, ton hymne triomphante !
Vapeur, laisse flotter ton voile virginal !
Car aujourd’hui la mort au bonheur les enfante.
Ces colombes, là-haut, fendant l’air matinal,
Pour se trouver un nid aux îles de lumière,

Ne sont pas les oiseaux tout à l’heure échappés :
Ce sont leurs âmes qui changent notre poussière
Pour ces mondes d’azur longtemps anticipés.
La terre disparaît : tout ce qui naît et change,
Et meurt avec le jour. Pour eux le temps n’est plus
Et, s’envolant aux lieux des plaisirs sans mélange,
Ils laissent de la chair les langes superflus :
C’est la fin des soupirs ! c’est la noce éternelle !
Comme l’insecte d’or par la brise emporté,
L’amour en ses élans les soutient sur son aile :
C’est la vie et la joie et pour l’éternité !
Pourraient-ils regretter ce qu’ici-bas s’altère ?
Le bonheur, c’est la fleur, au parfum immortel,
Dont le tendre bouton s’entr’ouvre sur la terre,
Mais ne s’épanouit qu’au souffle pur du ciel !