Liola ou Légende Indienne/La pêche

Imprimerie de l'Institution des Sourds-Muets (p. 39-56).


LA PÊCHE.



Parmi tout astre d’or qui la nuit étincelle,
Il en est toujours un plus rayonnant aux cieux ;
Sur les gazons, il est une fleur qui recèle,
Plus que d’autres, du miel en ses replis soyeux :
Ainsi sur l’onde flotte une île verdoyante,
Corbeille parfumée, émeraude des flots,
Entre toutes ses sœurs, belle, fraîche et brillante.
Sur ses bords fortunés s’apaisent les sanglots
Qui s’échappent du cœur que l’infortune brise,
Comme expire l’orage en touchant ces doux lieux
Caressés par la vague et bercés par la brise.

Le pied ne foule ici que des gazons moelleux
Et les arbres partout versent de frais ombrages.
Des sources de cristal, et la nuit et le jour,
Jettent leurs sons perlés à l’écho des bocages
Et l’oiseau leur répond par des soupirs d’amour.
Quelle pure lumière enchante aussi la vue
Et semble revêtir tout d’un charme vainqueur !
Quelle tranquillité se répand de la nue
Sur les bois et les flots et pénètre le cœur !
Oh ! pour faire une halte en cette courte vie,
C’est l’asile rêvé, le reposoir charmant !
Ce silence divin, cette ombre, tout convie
À goûter du bonheur le pur enivrement.

C’est là que Lionel après sa délivrance,
L’âme pleine d’espoir, conduisit Liola.
Ses yeux allaient-ils voir la fin de sa souffrance ?
Le jour après le jour lentement s’envola,
Sans faire pourtant naître une nouvelle aurore.
De Liola le cœur était toujours en deuil.

Le soleil radieux, et sous qui tout se dore,
N’est que dérision s’il luit sur un cercueil.
Comme le drapeau qui sur lui-même retombe,
Quand ne l’anime plus le souffle frais des vents,
L’âme veuve s’affaisse et penche vers la tombe
Où gît tout son amour, et parmi les vivants,
Ah ! comment revenir et leur sourire encore !
Mais des regrets communs rapprochent plus d’un cœur
Et l’on a vu souvent la sympathie éclore
Dans l’œil qui des plaisirs fuit le rire moqueur.
Quand deux ruisseaux voisins descendent la colline,
Ils s’unissent bientôt entre leurs bords en fleurs :
De même le captif et la triste orpheline,
Frappés du même coup, mêlaient aussi leurs pleurs.
Elle sur un héros bien cher versait ses larmes
Et lui dans son exil pleurait sa liberté.
Ainsi que le plaisir la douleur a ses charmes :
Enivrante amertume ! et le cœur attristé,
Comme en des jours brûlants des lèvres altérées,
Veut boire jusqu’au fond ce calice de fiel.

Ah ! que de fois, tous deux — par de calmes soirées,
Leurs humides regards comme fixés au ciel,
Plongeant dans l’infini — cherchaient un autre monde
Qui pût leur rendre un jour ceux qu’ils avaient perdus !
Quels doux épanchements dans leur douleur profonde !
Ô soupirs de deux cœurs en un seul confondus !
Et, quand de l’aube aux cieux brillait la blanche flamme,
Des oiseaux Liola grondait le joyeux chœur :
« Pourquoi donc le jour, quand la nuit est dans mon âme ?
Pourquoi la vie ? ô mort, n’es-tu pas dans mon cœur ! »
Et sa voix exhalait ainsi ses tendres plaintes,
Et tout ce qui vivait lui parlait du tombeau :
Dans l’azur lumineux les étoiles éteintes,
Comme on souffle au matin un pâlissant flambeau ;
Et, sous les pleurs du soir, chaque fleur parfumée
Penchant sa frêle tête ainsi que pour dormir.

Souvent, près d’elle assis, sous l’épaisse ramée,
Lionel ne pouvait s’empêcher de frémir,

À ses accents brûlants, jusqu’au fond de son être :
Quelle force d’aimer dans cette enfant des bois !
Comment tant de grandeur avait-elle pu naître
Parmi ces Indiens si cruels et si froids ?
Ah ! n’était elle pas une perle cachée
Dans cette obscurité de parages lointains ?
Et lui, qui l’obtenait sans l’avoir recherchée,
En sentait tout le prix, bénissait ses destins.
Il trouvait dans son cœur de suaves paroles,
Un baume plus divin que celui de l’amour.
Elle lui répondait : « Toi seul, tu me consoles.
Il semble en t’écoutant que je pressens le jour.
Parle : tout autre accent que le tien m’importune.
De quel astre inconnu tombe cette lueur ?
Plus douce que, le soir, un rayon de la lune,
Elle éclaire ma nuit, adoucit ma douleur ! »

Cette pure clarté, pénétrant dans son âme,
Émanait du soleil d’une divine foi.

C’était la vérité dont la céleste flamme
La faisait tressaillir d’un indicible émoi :
Car de même que l’œil est fait pour la lumière
Et qu’il s’illumine en revoyant le soleil,
L’intelligence humaine, à la lueur première
Qui vient du ciel, comprend qu’enfin c’est le réveil !
L’ordre en son harmonie aussitôt se révèle,
La certitude fait place au doute accablant,
À tout désir répond l’espérance immortelle !

Bien que des jours de deuil le cours paraisse lent —
Une nuit sans aurore à tout âme qui pleure —
Il ne saurait, hélas ! s’arrêter plus que l’eau
Qui court à l’océan, sa dernière demeure.
Ainsi chaque saison présentait son tableau :
Aux roses du printemps les fruits mûrs de l’automne
Succédaient en gardant un éclat éternel.
À ces mille couleurs, l’œil enchanté s’étonne
Et croit que sur la terre est tombé l’arc-en-ciel,

Oh ! qu’ils sont beaux les bois tout teints d’or et de pourpre,
Ondulant sous le vent, tel qu’un flottant drapeau,
Sous le feu, dans le sang se brunit et s’empourpre !
Quand un hymne d’adieu part de chaque rameau
Et que tout luit soudain dans le ciel et sur l’onde,
Qui ne voit pas encor du printemps les doux traits :
C’est bien sa joue en fleur, sa chevelure blonde !

Plus brillant que le mois de mai, sur les forêts,
Que l’eau du fleuve ceint d’une ondoyante frange,
Octobre avait jeté, comme un manteau royal,
Ses diverses rougeurs et ses teintes d’orange.
C’était pour l’Indien aux manitous loyal
Le signal d’une fête aussi belle qu’étrange,
La pêche du poisson entre tous vénéré,[1]
Du superbe esturgeon, roi des lacs et du fleuve.
Ainsi pour ce grand jour le monde s’est paré :
Les arbres sont couverts d’une parure neuve
Et sous les chauds baisers de chaque rayon d’or,
Comme un prisme agité, l’eau tressaille, étincelle.

Une foule nombreuse anime ce décor.
Les chants montent aux cieux et les yeux cherchent celle
Qui doit — insigne honneur ! — épouser le filet.
Voilà que six guerriers et six jeunes matrones,
De peinture portant l’éblouissant reflet
Et leurs candides fronts ceints de fraîches couronnes,
S’avancent pour choisir un époux à leur fils,
Le perfide filet, l’effroi de la rivière,
Qui déjà lance à tous d’invincibles défis.
Des vierges devant eux passe la troupe entière :
Il n’en est sûrement pas de plus belle là
Que celle qui se tait, mais sourit sous ses larmes :
C’est toi, douce orpheline, aimable Liola !
À ta beauté les pleurs donnent de nouveaux charmes,
Ainsi que la rosée embellit chaque fleur.
Lionel aussitôt cède celle qu’il aime,
Et la noce commence au signal du jongleur,
Qui pare Liola d’un brillant diadème.
La tribu dans sa joie ébranle la forêt
Et croise sur le sol ses légères cadences

Ainsi que les plaisirs accourent à souhait
Danser autour du cœur leurs éternelles danses.

Le cortège se rend à l’endroit du départ.
L’épouse, enveloppée en son filet de toile,
Précède les pêcheurs portant chacun un dard
Et des flambeaux de pin pour luire avec l’étoile.
L’esquif qui la reçoit, tout paré de couleurs,
Suivi de vingt canots, passe au milieu des îles
Qui, rochers menaçants ou frais bouquets de fleurs,
Semblent des manitous les féériques asiles.
Mais le fleuve apparaît bientôt dans sa grandeur
Et l’œil salue au loin sa nappe immaculée
Dont les replis d’argent avec tant de splendeur
Se déroulent à travers les monts et la vallée.
Comme un mur, sur ses bords, croissent des bois mouvants
Qui baignent dans les flots leur rameau séculaire ;
Au fond de quelque baie, à l’abri des grands vents,
S’entr’ouvre des oiseaux l’aile triangulaire.

C’est vers un de ces lieux que voguent les pêcheurs.
Du fleuve on a choisi la plus profonde courbe ;
L’écume sur l’eau n’y jette pas ses blancheurs :
C’est comme un clair miroir, et celui qui se courbe,
Dans l’onde voit nager le poisson frétillant.
Chacun se met à l’œuvre et l’on guette au passage
L’esturgeon qui montre à fleur d’eau son dos brillant.
Le dard, que le canot retient selon l’usage,
Paraît dans chaque main et, prompt comme l’éclair,
S’enfonce dans les flancs d’une proie en sa fuite.
L’esquif entraîné fend, pendant quelque temps, l’air ;
Mais il se ralentit bientôt en sa poursuite,
Car le poisson blessé flotte déjà sur l’eau.
Quel mouvement partout et pourtant quel silence !
Les bois encadrent d’or ce mobile tableau
Où, comme un cygne blanc, le filet se balança
Et les dards font jaillir des perles au soleil.

Pas de repos : pendant le jour dure la pêche ;
Pendant toute la nuit, l’on chasse le sommeil ;

Et, quand l’ombre survient avec la brise fraîche,
Les canots à leur poupe allument des flambeaux.
De leurs groupes pressés tombent des masses d’ombres
Sur la vague rougie : on croit voir des tombeaux
Sortir les manitous tant les figures sombres
Des pécheurs indiens ressemblent aux esprits.
Les habitants de l’eau, que la lumière attire,
S’offrant de toute part, fuient sous les coups, meurtris.
Les embarcations semblent parfois décrire,
Se croisant en tous sens, des signes infernaux.
On dirait que sur l’onde une chaîne enflammée
Déroule à l’infini ses éclatants anneaux.
Est-ce Loulouka qui jette flamme et fumée
Pour protéger les siens contre les ennemis,
Lui, le dieu des poissons, aux nageoires puissantes !

Mais qui réveille au loin les échos endormis ?
J’entends un cri d’appel et des plaintes perçantes :
Oh ! c’est un de tes coups, ô manitou des eaux.
L’Indien t’a cru voir entraîner la nacelle

Où s’endort Liola sous les légers réseaux
Que le filet sans tache étend au-dessus d’elle.
La barque s’est heurtée à deux canots remplis
Et chavire soudain : la douce fiancée
Disparaît sous la vague aux humides replis.
De ce terrible coup, ah ! toute âme est blessée !
Quel deuil sur cette fête ! Ô ciel, tends-toi de noir !
Ou plutôt prêtez vos yeux, ô claires étoiles,
Pour qu’en ce gouffre sombre on puisse l’entrevoir.
Tous les bras de douleur tombent comme les voiles,
Quand la brise se meurt sous les feux de l’été :
Si belle tout à l’heure et peut-être un cadavre
À cet instant aussi long qu’une éternité !…
Anxiété terrible ! Ô désespoir qui navre !
L’œil ne l’aperçoit plus : sur sa tête un peu d’eau
Et déjà tout un monde entre elle et cette terre !
De la mort sur la vie est tombé le rideau
Que les esprits ont fait tout d’ombre et de mystère…

Oh ! vite à son secours ! Accourez, ô plongeurs !
Ils reviennent, hélas ! sans elle à la surface.

Avancez ! Des flambeaux les sanglantes lueurs
Vous guideront au fond des eaux où tout s’efface.
Disputez cette proie aux esprits qui sont là
Pour l’attirer au gouffre où le trépas l’appelle.
Lionel, que fais-tu ? C’est elle, Liola !…
Il s’élance et soudain il revient avec elle !
L’astre levant n’a pas un front plus radieux
Que Lionel sortant des flots avec la vierge
Sur son cœur inclinée : ô fardeau précieux !
Pourtant quelle pâleur, quand des flots elle émerge,
Sur ses traits encadrés de ses longs cheveux noirs !
Ses beaux yeux sont fermés ; mais sa bouche entr’ouverte
Cherche l’air qui lui manque : ô quels ardents espoirs
Remplissent tous les cœurs et sur sa tête inerte
Croient voir ces chauds rayons qui présagent le jour !
Elle est là, sur les bords que le grand fleuve arrose,
Et chacun à la vie appelle son retour :
On soulève sa tête et sur l’herbe on la pose :
Tous les soins inventés par l’instinct maternel
Sont à la fois rendus à la chère victime.

Mais elle est insensible et sourde à cet appel.
Fait-on de vains efforts pour qu’elle se ranime ?
Non ! l’œil vient de saisir un léger mouvement :
Elle va s’éveiller celle qui là repose.
Voyez dans tout son corps comme un tressaillement :
Sa poitrine se gonfle, une teinte de rose
A coloré sa joue et ses yeux sont ouverts ! …
Et dans son âme aussi quelle aube s’est levée !
Si sa vue interroge, un instant, l’univers,
Son cœur dit : Lionel, c’est toi qui m’as sauvée !
Ô doux cri de l’amour ! ineffable transport !
Que tu sais murmurer de pures harmonies !
L’âme vibre, un instant, comme une lyre d’or :
Est-ce un écho lointain des sphères infinies ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Maintenant tout renaît à l’espoir, à l’amour :
La fleur après l’orage ainsi lève sa tête.
Inoubliable nuit, plus belle que le jour,
Tu prêtas ton éclat à l’immortelle fête !

De la retraite alors retentit le signal :
Chaque léger canot en deux lignes se range
Et plus de cent flambeaux au retour triomphal
Ajoutent la splendeur de leur lumière étrange,
Comme pour célébrer le double événement :
Liola, ton salut, et, Nahma, ta défaite !
Des gais chanteurs la voix éclate en son charmant
Que l’écho des forêts aux alentours répète ;
Et le cortège, heureux, sur les flots calmes fuit :
Pour le voir les esprits, que soudain l’hymne éveille,
Paraissent soulever le voile de la nuit ;
Le silence t’écoute, ô chant, douce merveille !



Chantons ! le filet est vainqueur !
Ah ! quelle complète déroute !
Tel l’impitoyable traqueur
Frappe et saisit tout sur sa route.
Il te poursuit, ô roi des flots.

Un instant la belle épousée
À tes coups était exposée,
Mais la nuit entend tes sanglots :
Ta couronne d’or est brisée !

Le filet t’amène captif.
Tu n’as plus qu’un souffle de vie.
En vain ton troupeau fugitif
À sa victoire porte envie :
Contre toi son triomphe est sûr.
Comme de son bras intrépide
Il t’a frappé sous l’eau limpide !
Il pèlera ton dos d’azur
Malgré ta nageoire rapide !

En vain apprennent à nager,
Noble Nahma, tes jeunes veuves :
Elles n’auront que l’étranger
Pour folâtrer au sein des fleuves !
Jamais leurs membres assouplis

Ne guideront ta troupe errante
Parmi le corail amarante !
Adieu ! la mousse de tes lits
Sous une voûte transparente !

Ô filet glorieux et doux,
Vole au wigwam à tire d’aile,
Heureux comme un nouvel époux,
Aussi léger que l’hirondelle !
L’épouse t’entr’ouvre ses bras
Et déjà ton âme est bercée
Par les rêves de sa pensée !
Vole : tu te reposeras
Sur le cœur de ta fiancée !

Et les chants sur les flots allaient se prolongeant,
Comme un long roulement de vagues d’harmonie ;
Et la lune étendait une gaze d’argent
Au loin sur la forêt, flottante, indéfinie ;
Tandis que de l’azur les mille diamants

Dans l’onde reflétaient leurs vives étincelles :
La barque ainsi passait entre deux firmaments,
Comme le messager de célestes nouvelles ;
Et Lionel avec Liola ressentait
Plus qu’aucun autre tout le charme de cette heure.
Et pendant que leur voix pour un moment se tait,
Que chaque rame légère ainsi qu’une aile effleure
L’étincelant cristal des eaux sans le ternir,
Ce que l’un fit pour l’autre en un danger suprême
Revient à leur pensée : à ce cher souvenir
Qui l’a fait tressaillir, Liola sent-qu’elle aime
Et ne peut de son cœur taire le doux émoi ;
Et Lionel l’entend en son âme ravie,
Disant avec amour : « Que ferai-je pour toi ?
Oh ! c’est maintenant vie, ô Lionel, pour vie ! »

  1. La plus célèbre de toutes les pêches était celle de l’esturgeon. Elle s’ouvrait par le mariage du filet. Six guerriers et six matrones portant ce filet s’avançaient au milieu des spectateurs sur la place publique, et demandaient en mariage pour leurs fils, le filet, une jeune fille qu’ils désignaient.

    Les parents de la jeune fille donnaient leur consentement et le couple était marié par le jongleur avec les cérémonies d’usage : le doge de Venise épousait la mer !

    Des danses de caractère suivaient le mariage. Après la noce du filet on se rendait au fleuve au bord duquel étaient rassemblés les canots. La nouvelle épouse, enveloppée dans le filet, était portée à la tête du cortège ; on s’embarquait après s’être menu de flambeaux de pin.

    À l’entrée de la nuit, on allumait dans les pirogues des flambeaux dont la lueur se répétait à la surface des eaux.

    À minuit le jongleur donnait le signal de la retraite.

    On chantait alors l’épithalame du filet : le filet dans toute la gloire d’un nouvel époux était déclaré vainqueur de l’esturgeon. (Châteaubriant. Voyage en Amérique).