Lettres sur l’Inde/Lettre 2

Alphonse Lemerre (p. 19-38).
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DEUXIÈME LETTRE




PÉCHAWER


Le cantonnement. — La ville. — Le tchaukidar.

I

Péchawer est la ville frontière de l’extrême Nord-Ouest et la capitale de l’Afghanistan britannique. Elle est dans la plaine, à trois lieues de la passe de Khaiber ; c’est le point d’arrivée et le point de départ des armées ou des caravanes qui viennent de l’Asie centrale ou qui s’y rendent ; c’est la première étape de l’invasion et du commerce. Il y a cinq ans, l’ouverture de la ligne d’Attock à Péchawer a relié les deux point extrêmes de l’empire par une ligne de fer continue qui court le long du Gange et de l’Himalaya, et met Calcutta à trois jours de la frontière de l’Émir :

Il est une chose merveilleuse, dit la chanson afghane, qui va et court sur le sol ; elle n’a point de pieds ni de mains, et va en arrière aussi bien qu’en avant.

C’est une invention des Anglais, c’est un des signes précurseurs du jugement dernier. Quelque jour, aujourd’hui ou demain, elle s’en ira jusqu’à Khaiber. Elle n’a point de pieds ni de mains et va en avant ou en arrière aussi bien.

Péchawer, comme tous les grands centres dans l’Inde, se divise en deux villes distinctes : la ville indigène et, à deux milles de là, la ville anglaise, où sont établies l’armée et les administrations : la ville anglaise, étant surtout une ville militaire, s’apelle Péchawer-cantonnement, par opposition à Péchawer-ville. Dans Péchawer-ville il n’y a pas un seul Européen, sauf quelques missionnaires.

La ville anglaise prépare une agréable surprise au voyageur d’Europe, qui y débarque avec une certaine inquiétude, se croyant menacé de retrouver la bâtisse européenne et ses monotonies de façades. Pour qui aime l’air, la lumière et l’espace, la ville anglaise, bien qu’elle n’ait ni minarets, ni moucharabies, répond mieux que la ville indigène à notre idée du paysage indien : C’est une oasis de verdure, où les vastes bengalows[1] disparaissent dans les branches entrelacées des palmiers, des mûriers et des saules et dans les haies de jasmins et de roses. Nous sommes en avril, et Péchawer est en fête : entre un hiver polaire et un été torride, elle jouit d’un printemps qu’elle sait éphémère et qui n’en est que plus doux. Péchawer a ses saisons à elle, étant hors du cercle de la mousson : un été aux flammes sèches qui asphyxie, puis un hiver implacable ; pendant dix mois, c’est l’enfer ; mais il y a deux mois de paradis, et alors je ne sais point d’avenue plus adorable, ni à Paris ni même à Bombay, que ces larges voies, épanouies de soleil, de parfum et de fleurs, et qui montrent au lointain la montagne bleue, la montagne noire, la montagne brumeuse ou neigeuse. Il est tel de ses ronds-points plus beau que le rond-point de l’Élysée, car, au lieu de monter vers le vide, il monte par toutes ses ouvertures vers les bengalows de Dieu, vers les cimes où posent les nuées et l’azur.

La population du cantonnement est d’environ 20,000 âmes, dont environ 6,000 hommes de troupes, et quelques milliers d’indigènes, habitant le Sadder-Bazar, c’est-à-dire le grand bazar qui se forme autour de tous les camps, et où Tommy Atkins[2] est toujours sûr de trouver en abondance et à bon marché du whisky et des filles. Le reste forme l’administration, qui est assez nombreuse, Péchawer étant à la fois chef-lieu de district et de division, autrement dit de préfecture et de province[3]. Toute la population européenne est une population de fonctionnaires. Il n’y a pas un seul résident qui soit là par choix, pas un commerçant établi, pas un hôtel. Les touristes sont rares : Péchawer n’a pas bonne réputation, et d’ailleurs n’a pas grand’chose à montrer, rien qui vaille les dix-huit heures de chemin de fer qui la séparent de Lahore, le dernier point que tout touriste pur sang doit visiter. Aussi la vie de Péchawer est-elle assez maussade. De temps en temps un gros événement : la visite d’une troupe d’Australie qui vient jouer le Secrétaire intime par l’auteur de la Bataille de Dorking, ou la visite du général en chef, Sir Frederic Roberts, qui s’en va voir à Landikot si Les passes sont en bon état et si les Afridis sont à leur poste.

Par bonheur, l’Anglais n’a pas beaucoup besoin de variété. Que faut-il pour passer la vie ? Le polo, deux fois la semaine ; de temps en temps, un gymkhana, et, tous les jours, une partie de cricket : ubi cricket, ibi patria. Soyez bien sûr que, dans tout cantonnement nouveau, le premier emplacement choisi n’est point celui de l’église, mais le cricket ground ; et le chapelain lui-même, s’il descend au fond de sa conscience, reconnaîtra bien que l’on peut se passer à la rigueur, lui le premier, et d’église et de sermon et de chapelain, mais de cricket, jamais. À partir de cinq heures, les kacchéris[4] fermés, tout Péchawer arrive au Club : les officiers en mufti ; le Député Commissaire qui vient de recevoir la djirga des Bounervals et de poser son ultimatum[5] ; le Commissaire qui vient d’achever sa dépêche au Lieutenant Gouverneur, —  « hors le blocus, point de salut ; »  — le magistrat assistant qui vient de requérir la corde contre le prince Afzal Khan[6], le juge d’assises qui se demande s’il l’accordera, et l’aimable docteur Fairland, l’âme et l’esprit du club. Les robes roses et les robes blanches colorent le jardin, avec des essaims de bébés sortis tout vivants de l’album de Kate Greenaway ; les équipages s’enfilent à la porte du club ; les saïs en turban rouge retiennent les poneys qui piaffent. Le cricket achevé ou le lawn tennis, vous danserez, si le cœur vous en dit, en jaquette et en veston, jusqu’aux approches de huit heures, l’heure solennelle où il faut revêtir l’habit de cérémonie, pour aller dîner dans l’attitude noble que commande le repas du soir.

Le club est sur le Mall, le « Rotten Row » de Péchawer. Une des avenues transversales s’appelle Saint-John-Wood ; vous cherchez involontairement autour de vous les voies familières de Maida-Vale ou de Regent’s-Park, et ne rencontrez que les cimes de Bouner où fermente la conspiration wahabite[7]. À la bibliothèque du club, vous trouverez le dernier roman de Marion Crawford, la dernière invention du journal nommé Truth et la dernière grimace de Punch. À cinq milles de là est une maison que l’on appelle « la dernière maison d’Asie », parce qu’au delà c’est la fin du monde, c’est la barbarie, l’inconnu, un chaos où apparaissent confusément des figures fauves d’Afghans, de Tartares et de Russes.

II

Péchawer-cantonnement n’a que quarante ans ; il pourra disparaître, mais ne changera guère ; Péchawer-ville a deux mille ans. C’est une vieille personne qui a vu beaucoup de choses, mais qui, par malheur, a peu de mémoire.

Il y a vingt siècles, Péchawer prononçait son nom à la sanscrite, Pourouchapoura, la ville de l’Homme-Dieu, c’est-à-dire du Bouddha. C’est aujourd’hui une des forteresses de l’Islam, c’était alors une des places saintes du Bouddhisme. Parmi les rois tartares que l’on appelle les Indo-Scythes et qui, dans la dissolution de l’empire d’Alexandre, se taillèrent un empire des deux côtés de l’Indus, il y en avait un, nommé Kanichka, qui tenait en profond mépris la religion nouvelle. Mais un jour qu’il poursuivait un lièvre dans le marais, le lièvre disparut et il aperçut un petit berger qui fabriquait un petit stoupa de bois. « Que fais-tu là ? » lui dit le roi. L’enfant répondit : « Il y a quatre cents ans, le Bouddha a prédit qu’il viendrait un grand roi qui érigerait ici un grand stoupa[8] sur ses reliques. L’heure est venue, et vous êtes le roi prédit. » L’enfant, à ces mots, disparut, et le mécréant, tout fier d’avoir été prédit par un Dieu, ouvrit son cœur à la foi et bâtit sur la place un stoupa colossal à cinq étages, qui couvrait dix boisseaux de reliques. Il ne reste pas une pierre du stoupa, pas une dent ébréchée du Dieu ; mais la place où il se dressait est encore sainte parmi les Hindous, si oublié que soit le Bouddha : c’est le Gor Kharri, ou « marché du Gourou », ainsi nommé d’un Gourou[9] qui, dit-on, ayant plongé dans une fontaine voisine, reparut l’instant d’après à trois milles de là, dans l’étang qui est sur la route de Michni, et que l’on appelle le Gourouk Digghi ou étang du Gourou. Chaque année, aux foires du mois de Baisakh, des milliers d’Hindous viennent là se baigner et gagner la vie éternelle. Il y a des gens, toujours prompts à exagérer, qui disent que le Gourou, après son plongeon, reparut, non pas à trois milles de là, mais à quinze cents milles, dans le Gange ; mais la chose est peu vraisemblable, et les esprits modérés et de sens rassis s’en tiennent au Gourouk Digghi.

Le Bouddhisme à Péchawer mourut de sa mort naturelle, comme il fit dans tout le reste de l’Inde, et rentra dans le sein de l’Hindouisme. Puis, vers l’an 1000, vint l’Islam, et Péchawer vit passer tour à tour sous ses murs les Ghaznévides de Mahmoud, les Pathans des rois Gourides, les Mogols de Baber. Au siècle dernier, elle se trouva au centre de l’immense empire afghan fondé par le génie d’Ahmed Chah le Dourani ; dans la première partie de ce siècle, ce fut l’os que se disputaient la meute afghane et la meute sikhe ; elle resta enfin à Rundjet Singh, le fantastique ami de Jacquemont, et des officiers français et italiens la fortifièrent à la Vauban. Dans le grand coup de filet de 1849, elle suivit le sort du Penjab et passa aux mains anglaises avec tout l’empire de Dhoulip Singh.

Toute cette histoire a laissé peu de trace dans la pierre. Péchawer n’a point de monuments : quelques mosquées récentes ; une seule un peu ancienne, de trois siècles à peine. Mais il en est une où le garivala[10] vous conduit immédiatement, sans que vous le demandiez, ce qui ne laisse pas, d’abord, de vous étonner un peu, car l’indigène de Péchawer n’aime pas conduire un Firanghi à la mosquée. Mais quand vous y regardez de plus près, vous voyez que les minarets ne sont pas faits pour le muezzin, et que les inscriptions en lettres arabes qui courent sur le fronton vous parlent du Christ. La mosquée est une église, c’est l’église de « Tous les Saints » de la mission anglicane. J’en sais qui aiment peu cette façon oblique d’attirer au Christ sous les couleurs d’Allah et de gagner les âmes en contrefaçon ; il y a là comme une insulte à deux religions. À l’intérieur de l’église, la nef est pour les Européens, le transept de droite est pour les chrétiens indigènes ; de cette façon, les deux castes de fidèles voient l’autel et le prêtre sans s’apercevoir les uns les autres ; leurs regards et leurs prières ne courent point le risque de se heurter, et leurs âmes se rencontrent en Dieu, sans promiscuité sur la terre : car le Christ des temps passés a annoncé l’égalité de l’homme devant Dieu, mais non pas devant l’homme. Pourtant, dans cette église étrange, il y a une pierre qui répare tout, sanctifie tout : c’est une pierre sépulcrale à la mémoire de Miss Norman :

ARRIVÉE À PÉCHAWER, EN MARS 1884,
MORTE LE JOUR DE L’ASCENSION, AVRIL 1885,
À L’ÂGE DE 26 ANS

Fille du gouverneur de la Jamaïque, le général Sir Henry Norman, jeune, belle et riche, elle s’était arrachée à sa famille, à ses amis, à ses admirateurs, pour aller, dans les fièvres de Péchawer, diriger le Zenana mission, instruire et soigner les femmes indigènes et tendre à ces malheureuses une main de sœur, vivant de leur vie, dans un logement de trente francs par mois, répandant sa fortune en aumônes et en remèdes. Faible de santé, dévorée de la fièvre et de la charité, telle était pourtant l’énergie intérieure qu’il lui fallut près d’un an pour consommer le martyre. Quand elle consentit à se laisser transporter à Murree, dans la colline, il était trop tard, et elle expira sur la route.

III

Le vrai monument de Péchawer, c’est son bazar, entrepôt de l’Asie centrale. Tous les quatre jours débouche de la passe de Khaiber la grande caravane de Caboul, avec les tapis du Turkestan, les ghamas à deux tranchants de Boukhara, les pachminas d’hiver des montagnards, les ropis coniques brodés d’or, les toiles des Afridis aux dessins de cire, les poteries de Caboul et de Moscou. Vous y trouverez aussi tous les produits de l’Inde en marche vers l’Asie centrale : les boucliers de Jaipor, les cuivres repoussés de Bénarès, les bronze incrustés d’argent et d’or de Mouradabad, les vertes faïences de Moultan, les phulkaris de Delhi brochées de fleurs.

Péchawer est célèbre dans tout le Penjab pour trois choses : kebab, nân et din, c’est-à-dire ses rôtis, son pain et sa religion. Je n’ai pu me faire ni à son rôti, ni à son pain, mais je ne voudrais pas pour cela les condamner sans appel, ni décourager les amateurs. Sa religion, au contraire, se fait apprécier du premier coup ; il n’est de saints tels qu’à Péchawer, et vous ne passerez pas une rue le soir que vous n’entendiez des voix nasillardes ronflant de derrière la fenêtres les sourates du « Coran illustre ». Au temps de l’empire afghan, Péchawer était la grande Université de l’Asie centrale ; Boukhara la Sainte, elle-même, lui rendait hommage et lui envoyait des élèves, et les docteurs de Péchawer disaient : « Le religion n’est ni à Roum (Stamboul), ni à la Mecque ; elle est à Péchawer. »

La conquête sikhe, puis la conquête anglaise portèrent un grand coup à son prestige religieux. Elle en garda rancune, et pendant longtemps, quand un Firanghi passait dans le bazar, surtout si c’était un officier, il avait grand’chance de tomber tout à coup, sans savoir pourquoi, un poignard au cœur. L’assassin se laissait généralement prendre, car le plaisir de tuer n’est rien sans la gloire : quelquefois il disparaissait dans la foule et filait en deux heures au delà de la frontière, ayant pris son billet pour le paradis sans avoir à y monter par l’escalier peu confortable de la potence. Depuis une dizaine d’années, les cas de ce genre se font rares et l’on n’assassine plus à Péchawer pour l’amour de Dieu, mais seulement pour les intérêts mondains.

Tout le monde, d’ailleurs, n’assassine pas à Péchawer. Il y a deux sortes de population, l’une fixe et l’autre flottante. La première est constituée par le Péchawéri proprement dit, qui est un produit spécial : mêlez l’écume de toutes les races voisines, amenées par le reflux de dix siècles de conquêtes et de pillage, Penjabis, Kachemiriens, Afghans, Parsivans, en y joignant les Pourvias[11] et les Bengalis qu’y amènent depuis quarante ans les besoins de la domesticité militaire et de l’administration anglaise, et vous aurez le Péchawéri. C’est l’être mixte qui prend naissance dans toute place troublée où il y a de grands mouvements à exploiter, une armée en marche à piller, des vainqueurs ou des vaincus à saigner à blanc. Le vrai Péchawéri n’est pas un homme de sang : il n’est qu’escroc, faussaire, espion ; bon enfant d’ailleurs, et dont vous ferez tout ce que vous voudrez avec de l’argent ; prêt à vendre, bien entendu, et à offrir au besoin sa femme, sa sœur ou sa fille, ce qui fait que Péchawer, avec toutes ses mosquées, est Pall Mall Gazette au possible, un peu plus que le reste de l’Inde ; mais la kalima[12], récitée avec ferveur cinq fois par jour, purifie l’âme et efface tout ; autrement, je vous demande un peu à quoi pourrait bien servir la religion.

La population flottante se recrute principalement parmi les Afghans d’au-delà la frontière, surtout les fameux Afridis. Ceux-là sont de race noble : ils mentiront bien en justice et ailleurs autant de fois que l’on voudra et vendront leur clan pour dix sous par jour, mais leur spécialité est le vol et le meurtre. « Voyez-vous ces Afridis, me dit un jour le Révérend Corbyn en me montrant trois grands hommes barbus et pressés qui nous croisaient rapidement sur la route d’Abbottabad. — À quoi les reconnaissez-vous pour Afridis ? — Ils vont jetant les yeux à droite et à gauche et la main à demi fermée ; c’est l’habitude de happer au passage tout ce qui est bon à prendre qui leur a donné cette attitude. » L’Afridi tue pour voler, il tue pour se venger, et il tue aussi pour la gloire de tuer. Entre le Péchawéri et l’Afghan, il y a haine à mort et du mépris à revendre : je suppose qu’un dialogue entre la hyène et le tigre exprimerait assez bien leurs sentiments réciproques. Nous reparlerons des Afghans plus à loisir : ce ne sont pas gens à expédier en dix lignes.

IV

Ce voisinage inquiétant a amené à Péchawer la création d’un fonctionnaire sui generis, le tchaukidar. Le tchaukidar est un fonctionnaire privé, payé par le particulier, mais patenté par la police. Sa fonction officielle consiste à veiller pendant la nuit, à raison de six roupies par mois, sur votre vie et votre propriété ; sa fonction réelle consiste à vous réveiller trois fois la nuit par un hem retentissant, pour vous avertir qu’on ne vous a pas encore coupé la gorge et que vous pouvez dormir en paix. Le tchaukidar est toujours afghan et appartient généralement à une des tribus voisines, Afridi, Koukê Kheil, Khalil, etc. Il connaît tous les bandits du voisinage, est en fort bons termes avec eux et, le cas échéant, leur indiquera les bons coups : mais le tchaukidar est, par devoir, un honnête homme, et, pour rien au monde, il ne conduirait les bandits à votre bengalow ; inversement, si ces messieurs entendent le hem de votre tchaukidar, ils comprendront : Prière de ne pas entrer, et s’abstiendront délicatement de toute visite intempestive. Ils gardent naturellement le droit de piller le bengalow voisin, et votre tchaukidar n’a rien à dire ; il pourra assister à l’opération, si la chose l’intéresse : le bengalow voisin n’est pas son affaire ; il est fonctionnaire privé, et assermenté pour celui-là seul qui le paye.

Ayez bien soin de prendre un tchaukidar fidèle, mais pas trop zélé. Il pourrait vous arriver ce qui advint au pauvre Lœvwenthal ; quand vous parlez tchaukidar à Péchawer, on vous répond aussitôt : Pauvre Lœwenthal ! Le Révérend Isidore Lœvwenthal était un membre de la mission presbytérienne américaine, d’une grande noblesse dans l’intelligence et le caractère, et qui était fort supérieur, par l’un et l’autre, à la moyenne des missionnaires de l’Inde. Mais une nuit qu’il rentrait dans son bengalow sans avoir allumé sa lanterne, son tchaukidar, qui l’aimait beaucoup, le prenant pour un voleur, fit feu et l’étendit raide mort.

C’est toujours une chose maussade que d’être tué par erreur, si bonne que soit l’intention ; mais il y a quelque chose de plus grave, c’est d’être là-dessus livré au ridicule par des amis trop bien pensants. Le chapelain de Saint-John’s Church, voulant rendre hommage à la carrière de Lœwenthal, mais hanté mal à propos de formules trop bibliques, prit le registre et écrivit, avec un soupir, dans la simplicité de son cœur :

« 1864, April 27. — Isidore Lœwenthal, Missionary of the American Presbyterian Mission… Shot by his own chaukidar. Well done, thou good and Faithful servant. »

1864, le 27 avril. — Isidore Læwenthal, de la mission presbytérienne américaine, tué par son tchaukidar.

Honneur à toi, brave et fidèle serviteur !

Pour ma part, je n’avais pas d’inquiétudes de ce genre avec mon tchaukidar. C’était un petit vieux à figure de vieille, qui était bien l’Afghan le moins formidable qu’il fût possible d’imaginer, du pays des Ghilzais au pays des Rohillas, et des Statues de Bamian au Trône de Salomon. Il avait débuté dans la vie comme jardinier, ce qui cadrait mieux avec sa mine ; mais « son maître ayant été injuste, » il avait quitté les fleurs et était passé au métier des armes. Il portait à la ceinture un long coutelas et à la main le « long pistolet gorgé de balles » d’Ali Pacha Tébelini. J’ai gardé un bon souvenir du vieux Piro, de la tribu des Khalil, car c’est lui qui m’a ouvert le monde de la chanson afghane. Une nuit, comme je l’entendais chevroter d’une voix édentée un lambeau de chanson, je sortis et lui demandai de me la répéter : il se fit longtemps prier comme une cantatrice coquette ; mais m’étant fermement installé en chaise, au clair de lune, mon khidmatgar[13] accroupi à mes pieds à la façon hindoue, il fallut bien s’exécuter :

Mon ami est parti pour le Dekhan et m’a laissée seule. J’étais allée vers lui en suppliante :

— « Qu’ai-je besoin que tu deviennes Radja dans « Azrabad (Haiderabad) ? » — et je l’avais pris par le pan en lui disant : « Regarde ! »

Ici Piro s’arrêta, et ni prière, ni promesse, ni menace ne purent lui arracher un vers de plus : son répertoire poétique était épuisé. À quoi es-tu bon sur terre, vieux tchaukidar ? — Mais trois jours plus tard, il m’amenait Mohammed Khan, le mélancolique tisserand de Sifid Dhéri, qui me chanta sur le rebâb la chanson du Railway, et celle des amours de Mahbouba, et tant d’autres chansons jolies. Désabusé des manuscrits pouchtous qui n’avaient point tenu tout ce que j’ espérais, je me réfugiai dans la chanson, la seule chose au monde qui vaille, que ce soit la chanson qui passe ou la chanson qui dure, celle du paysan dans les champs ou celle des planètes dans l’éther.

  1. Villa indienne.
  2. Dumanet.
  3. La frontière afghane est divisée en six districts : Hazara, Péchawer, Kohat, Bannou, Déra Ismaïl Khan, Déra Ghazi Khan : les trois premiers districts forment la division de Péchawer ; les trois autres, celle des Déras (Derajat). Le district est administré par un Député-commissaire ; la division par un Commissaire.
  4. Bureaux.
  5. Voir la cinquième lettre.
  6. Voir la treizième lettre.
  7. Voir la sixième lettre.
  8. Construction bouddhique en forme de dôme destinée à abriter des reliques.
  9. Gourou, docteur, maître spirituel.
  10. Le cocher indigène.
  11. Pourvias ou Orientaux : désigne les gens venus des provinces de l’Est, le pays de Lucknow et ce que les gens de Calcutta appellent les North Western Provinces.
  12. Profession de foi musulmane : « Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah, et Mahomet est son prophète. »
  13. Domestique.