Lettres sur l’Inde/Lettre 3

Alphonse Lemerre (p. 39-63).
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TROISIÈME LETTRE




LES AFGHANS DE L’ÉMIR ET L’ÉMIR


Les Afghans dans l’Inde. — Les Afghans dans l’Afghanistan. — Mir Véis et l’empire Ghilzai. — Les Afghans maîtres de la Perse. — Nadir Chah. — Ahmed Chah Dourani et l’empire Dourani. — La dynastie Sadouzaie. — La dynastie Baroukzaie. — L’Émir Abdoul Rahman.



L ’Afghanistan n’est pas le seul pays où il y ait des Afghans : il y en a dans l’Inde britannique, et il y en a aussi dans les régions indépendantes, situées au nord de l’un et l’autre pays, et que l’on appelle le Yâghistan, c’est-à-dire « le pays rebelle ou indépendant. » Il y a donc à présent trois groupes d’Afghans : les Afghans de l’Émir, les Afghans de la Reine et les Afghans du Yâghistan.

I

Parlons d’abord des Afghans de l’Émir. Aussi bien sont-ils en scène depuis dix ans et ils n’ont pas encore dit leur dernier mot. Pour comprendre leur rôle présent, il est nécessaire de remonter dans leur passé ; nous n’avons pas, d’ailleurs, à remonter jusqu’au déluge : leur mémoire historique ne va pas si loin.

Les Afghans ne paraissent dans l’histoire qu’au onzième siècle ; ils ne forment pas alors, pas plus qu’aujourd’hui, un corps de nation ; ils vivent dans l’émiettement de la tribu, dans le massif oriental du plateau iranien. Mahmoud le Ghaznévide, qui revient de piller l’Inde, est pillé par les Ghilzais ; c’est la première entrée en scène des Afghans. Mais Mahmoud leur a appris la route des Indes : ils la prennent au treizième siècle avec les princes de Ghor et ils accourent en masse sous le drapeau des aventuriers turcs, qui, du treizième au seizième siècle, dominent l’Indoustan et fondent l’empire de Delhi. Dans le continuel travail de décomposition et de recomposition de cet empire, des chefs de bandes afghanes vont se tailler des royaumes jusque dans le Bengale et l’Orissa. Au quinzième siècle, une dynastie afghane, celle des Lodis, monte sur le trône de Delhi même : c’est la dynastie renversée par le Grand Mogol[1], renversée non sans peine et avec des retours imprévus de fortune.

Pendant que les aventuriers vont chercher fortune dans l’Inde, le gros de la nation végète dans ses montagnes. De nation, à la vérité, il n’y en a pas. Le caractère national afghan est accentué aussi fortement que possible, sans qu’il y ait de nationalité afghane. Rien ne ressemble à un Afghan comme un Afghan, et nul orgueil de race n’égale son orgueil en face de l’étranger, de quelque pays qu’il vienne, de Candahar ou de Ghazni, du Yâghistan ou du Rohilkhand, de Bannou ou de Haiderabad. Les descendants mêmes des anciens conquérants de l’Inde, fondus depuis des siècles dans la race conquise, et qui ont, de temps immémorial, oublié la langue et perdu l’ascendant de leurs ancêtres, se redressent fiérement pour vous lancer leur mot : « Je suis Pathan[2] », avec l’accent d’un : Civis romanus sum. Mais, comme le fond du caractère afghan est l’indépendance personnelle et le droit absolu de l’individu, la communauté de mœurs, au lieu d’amener la formation d’un gouvernement et d’un ordre réglé, n’aboutit qu’à la lutte des égoïsmes et à la guerre continue de tous contre tous. Chaque tribu vit à part, ne s’occupant de la tribu voisine que pour lui enlever son bétail, se coalisant avec elle pour en piller une troisième, et partagée elle-même par les querelles intestines de ses Montaigus et de ses Capulets. Quand l’Afghan ne va pas dans l’Inde en quête d’une couronne, le coin de montagne et le village qu’il habite offrent un horizon assez large à son ambition, et la caravane qui passe lui tient lieu de Delhi et du Kohi-Nor. Les circonstances extérieures, qui font les nations sans qu’elles y songent, n’ont pas été plus favorables. Les territoires où sont répandues les tribus sont partagés entre des maîtres différents : la région de Hérat et de Candahar a de tout temps appartenu à la Perse ; Caboul et Ghazni sont englobés tour à tour dans les empires turcs qui, depuis l’ère chrétienne, se sont succédé dans l’Asie centrale, et plus tard, gravitent dans l’orbite de la cour de Delhi.

Au commencement du dernier siècle, Hérat et Candahar étaient persans ; Caboul et Ghazna étaient mogols. Les deux tribus les plus considérables étaient les Abdalis et les Ghilzais ; les Abdalis, groupés dans la région de Hérat, les Ghilzais dans celle de Candahar, mais avec des ramifications éparses sur toute la route, de Candahar à Ghazni et jusqu’a Caboul. À partir de cette époque, l’histoire des Afghans est l’histoire de la domination successive des Ghilzais et des Abdalis.

II

La Perse était alors sous la dynastie des Séfévis ou du grand Sofi. Les Séfévis avaient décidément installé en Perse le chiisme ou religion d’Ali : les Afghans sont sunnites fanatiques. Le dernier Séfévi, Sultan Houssein, livré aux bigots, traita les Ghilzais en hérétiques et en rebelles. Leur chef reconnu, le kalantar ou notable de Candahar, Mir-Véis, envoya à Ispahan une protestation, à laquelle le Chah répondit en nommant gouverneur un homme à poigne, le prince Géorgien, Georges Bagration, dit Gourguin Khan, ancien vassal rebelle, qui s’était fait pardonner en embrassant l’Islam. Mais le Géorgien avait affaire à forte partie : Mir Véis était un politique profond, et il vaut la peine de suivre l’histoire de ce Bismarck des tribus afghanes.

Mir Véis jouait à la légalité : Georges, pour se débarrasser de lui, l’envoie comme suspect à la cour d’Ispahan. Véis, arrivé là, reconnaît bien vite que tout est à vendre qui trouverait acheteur ; il achète, se justifie sans peine auprès du Chah, se confie à lui, donne son avis, avec la rude franchise de l’Afghan, sur toute chose et sur tout homme. Gourguin Khan est, sans doute, un fidèle sujet, quoique ancien rebelle ; cependant, il a trahi le Christ pour l’Islam, pourquoi ne trahirait-il pas l’Islam pour le Christ ? Quand il a jeté le trouble dans l’Othello d’Ispahan, il demande un congé pour aller faire le pélerinage de la Mecque et de Médine. Il en revient avec le prestige d’un saint et armé de deux fetvas secrets, rendus par les Cheikhs des deux cités saintes en réponse à deux questions qu’il leur avait posées :

1o Est-il permis à des Musulmans, violentés dans l’exercice de la religion, de prendre les armes ? — Oui.

2o Les chefs des tribus qui ont été forcés de prêter serment à un prince hérétique, sont-ils relevés de leur serment, si le prince ne tient pas lui-même ses engagements ? — Oui.

Quand Mir Véis revint à Ispahan, la cour était en émoi. Venait d’entrer en Perse une caravane dirigée par un Arménien, Israël Orii, au service de Pierre le Grand, qui lui avait donné le droit de commercer en Perse sans payer de droits de douane au retour. Le bruit se répand qu’Israël descend des anciens rois d’Arménie et que la caravane n’est qu’une avant-garde d’invasion. Mir Véis, consulté par le Chah, fait observer que le chrétien géorgien, Gourguin Khan, a un cousin à la cour de Saint-Pétersbourg ; il n’y a plus de doute : l’Arménien vient lui tendre la main. Le Chah, désillé, comprend que, si Gourguin a envoyé à Ispahan le fidèle Véis, c’est pour écarter un surveillant trop gênant. Trop faible pourtant pour oser révoquer le traître, il renvoie Véis à Candahar, avec mission de surveiller Gourguin et au besoin de saisir le commandement.

Gourguin réinstalle Véis en frémissant dans sa charge de kalantar, mais n’attarde pas sa vengeance. Mir Véis avait une fille célèbre pour sa beauté. Gourguin lui écrit qu’il ait à lui envoyer sa fille. Véis réunit les chefs de tribus, il leur lit la lettre du Géorgien, et ils jurent de prendre les armes au premier appel. Véis répond honnêtement à Gourguin et lui envoie une de ses esclaves magnifiquement parée. Quelques jours après, une révolte du clan des Tarins éclate sur un mot d’ordre parti de Candahar. Véis invite le Géorgien à un grand banquet pour recevoir la soumission de deux chefs rebelles. Gourguin vient, boit, tombe ivre mort, est massacré avec sa suite. Les Ghilzais dépouillent les morts et, déguisés en Géorgiens, se font ouvrir les portes de la citadelle par la garnison qu’ils égorgent. C’était en l’an 1710.

Pendant quatre ans, les efforts de la Perse viennent se briser contre les Ghilzais : six armées sont exterminées ou mises en déroute. Véis meurt en 1715, laissant organisé l’État de Candahar.

Son frère, Abdoullah, proclamé roi à sa place, veut transiger et reconnaître la suzeraineté de la Perse ; le fils de Mir Véis, Mahmoud, âgé de dix-huit ans, poignarde son oncle de sa propre main, est acclamé roi et marche à la conquête de la Perse.

À ce moment, les Abdalis de Hérat, vassaux de la Perse comme les Ghilzais, se soulèvent de leur côté, chassent la garnison persane et se déclarent indépendants sous les ordres de leur chef Asadoullah. Mahmoud, le Ghilzai, a peur d’un rival qui pourrait lui disputer les dépouilles de l’Iran, court sur Asadoullah, le bat, le tue et envahit la Perse. Les armées persanes sont mises en déroute, malgré le bouillon magique sur lequel une vierge a prononcé douze cent fois la formule : la ilaho illallahi (il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah…) et qui doit rendre les soldats invisibles. Le dernier roi des Séfévis vient dans le camp afghan déposer sa couronne sur la tête du chef Ghilzai.

Mahmoud meurt, fou furieux, en 1725, après avoir fait massacrer la famille royale. Son successeur, Achraf, devenu voisin des Turcs, tient tête à la Porte qui est forcée de le reconnaître. Mais un chef de brigands, celui qui fut plus tard Nadir Chah, devient le libérateur de la Perse ; Achraf est tué dans la fuite par un Béloutchi. C’en était fait de l’empire des Ghilzais ; il avait duré sept années. Le jour des Abdalis allait venir.

III

Le bandit, une fois empereur, se rappela son ancien métier et se dirigea vers l’Inde où il y avait de bons coups à faire. Il rencontra sur sa route Candahar qui tint bon. Nadir Chah, qui se connaissait en compagnons, rendait justice aux Afghans ; il leur offrit la paix à condition de grossir son armée : il avait déjà repris Hérat aux Abdalis à la même condition. Les Ghilzais acceptérent avec enthousiasme : l’armée d’invasion comprenait 16,000 Afghans, dont 4,000 Ghilzais et 12,000 Abdalis. Le bandit rapporta de Delhi et de l’Inde un milliard de butin, — ce qui était beaucoup pour l’époque,  — avec les joyaux du Grand Mogol, le trône du Paon et le Kohi-Nor. Ses Afghans avaient fair merveille : il les prit en affection particulière, en fit sa vieille garde, leur donna tous les postes de confiance, au mépris de ses compatriotes, qu’il avait pris en méfiance et en haine, et qui le lui rendaient. Il avait raison : ses soldats persans l’assassinèrent dans son camp, en juin 1747.

Parmi les favoris afghans de Nadir Chabh, le plus aimé était un jeune Abdali, nommé Ahmed Khan, chef héréditaire du clan des Sadouzais. Ahmed appelle les Afghans à venger leur maître ; mais toute l’armée persane était dans le complot, et Ahmed ne peut que se retirer en bon ordre sur Candahar, après avoir dérobé le Kohi-Nor et enlevé au passage un convoi qui apportait à Nadir le tribut de l’Inde, cinquante millions. Quelques jours après, les chefs des tribus se réunissent pour élire un roi : les prétendants étaient en nombre, Ahmed se taisait. Huit séances s’étaient passées sans aboutir : à la neuvième, un derviche fend la foule, et, tressant une couronne avec de la paille d’orge qu’il vient de ramasser, il la pose sur le front d’Ahmed et s’écrie : « À quoi bon discuter ? Dieu a créé en Ahmed Khan un homme plus grand que vous tous. » La voix de Dieu devient la voix du peuple et Ahmed Khan est acclamé Ahmed Chah. Vers le même temps, le derviche eut un rêve : pour que la tribu des Abdalis entrât dans ses destinées nouvelles, il lui fallait un nom nouveau ; Ahmed Chah, qui avait pris le titre de Douri douran, la « perles des perles », changea le nom des Abdalis en celui de Douranis. C’est le nom sous lequel sa tribu règne encore.

Ahmed Chah fut l’idéal du roi afghan. Il comprit son peuple et le prouva de deux façons : il respecta l’indépendance des tribus et les mena au pillage de l’Inde. Tout en investissant le clan royal d’un prestige semi-divin, — il déclarait tout Sadouzai inviolable et sacré, même au roi,  — il ne gouverna que d’accord avec les chefs de tribus, dont le Conseil fut consulté pour toutes les grandes mesures de gouvernement. Les mesures proposées étaient toujours des mesures de conquête. Il mena quatre fois les tribus au delà de l’Indus ; il prit Delhi, qui fut saignée et pillée de nouveau ; il épousa, et fit épouser à son fils, des princesses du sang impérial, et annexa le Penjab, le Sind et Cachemire ; à sa mort, l’empire dourani s’étendait de Hérat au Soutledj et de Bactres à la mer des Indes[3].

Ahmed Chah Dourani, dont le nom est inconnu en Europe, méritait de prendre place dans l’imagination des peuples à côté des grands exterminateurs. Bien que son empire ne lui ait pas survécu, son œuvre pourtant, et dans un sens qu’il ne soupçonnait guère, a été plus durable et plus profonde que celle de Nadir Chah ; car c’est par sa main que le destin a fait signe que l’Inde serait anglaise. À la date de 1761, l’empire mogol se décomposait ; une puissance nouvelle, les Mahrattes, sortie des repaires des Ghattes, montait au Nord, relevait la tradition de la nationalité indoue en face des envahisseurs musulmans, faisait le Grand Mogol prisonnier à Delhi. L’Inde redevenait indoue, et les Mahrattes disaient : « l’Inde aux Indous, de l’Himalaya au cap Comorin. » C’est en ce moment que parut le roi Dourani, avec ses bandes afghanes, renforcées des troupes mogoles ; le 7 janvier toute l’Inde indoue et toute l’Inde musulmane se rencontrèrent à Panipat, 250, 000 Hindous et 200, 000 Musulmans. Ce fut le choc le plus effrayant que l’Asie eût encore vu depuis Bajazet et Tamerlan : l’armée mahratte fut anéantie et l’empire mahratte étouffé. L’Inde érair aux pieds d’Ahmed Chah, la couronne du Grand Mogol était dans sa main : il dédaigna l’une et l’autre. Il sentit que le génie de sa race était tout puissant pour détruire, impuissant pour organiser ; il eut le courage d’être modéré, et il rentra à Candahar, chargé de dépouilles, laissant derrière lui la ruine de deux empires et l’Inde à qui daignerait la prendre ; les marchands de Madras mirent quarante ans à deviner ce secret d’État.

L’empire dourani se disloqua après la mort d’Ahmed Chah : l’histoire de ses trois successeurs, Timour (1773), Zeman Chah (1793), Mahmoud Chah (1800), n’est que l’histoire du démembrement continu : les provinces conquises retournent une à une à leurs destinées indépendantes. Les rois afghans, renonçant à la politique d’Ahmed Chah, ont voulu régner à la façons des rois de Perse et porter la main sur l’indépendance des tribus : c’est le signal des conspirations et des guerres civiles. Mahmoud Chah passe son règne à se défendre contre un prétendant toujours malheureux et toujours menaçant, son oncle Chah Choudja : il triomphe enfin par l’énergie de son premier ministre, Fatteh Khan, chef du clan Baroukzai : c’était le clan le plus puissant et le plus illustre des Douranis après le clan royal, et le vizirat y était héréditaire, comme la royauté l’était dans le clan Sadouzai. Mahmoud récompense Fatteh Khan en le faisant aveugler, puis couper en morceaux : c’est le signal de la chute de la dynastie sadouzaie.

Les onze frères de Fatteh Khan se lèvent pour le venger ; puis ils se partagent l’Afghanistan sous le simple titre de Sardars (chefs), sans qu’aucun des frères Baroukzais ose usurper le trône vide des Sadouzais, protégé par le prestige de la tradition, ni le restaurer. Après une trentaine d’années de guerres intestines, d’intrigues et de meurtres, où tous ces frères s’allient tour à tour avec les Anglais, les Persans ou les Sikhs, les uns contre les autres, le plus énergique et le plus habile des Sardars Baroukzais, Dost Mohammed, réunit sous sa main toutes les provinces qui restaient de l’ancien empire et il règne sous le titre d’Émir, dont la modestie répond mieux que l’ancien titre de Chah aux proportions de l’Afghanistan amoindri. En 1839, l’Angleterre, ouvrant la série de ses fautes afghanes, crée le danger russe, repousse l’amitié du Baroukzai, qu’elle force à se tourner vers la Russie, le renverse pour rétablir à sa place le Sadouzai impopulaire, Chah Choudja, et, après des désastres sans nom et des victoires stériles, est forcée de rétablir de ses propres mains l’Émir prisonnier à Calcutta. C’est un petit-fils de Dost Mohammed qui règne à présent, l’Émir Abdoul Rahman.

IV

Chez un peuple tel que les Afghans, le gouvernement n’est fort qu’autant que le chef est un homme fort : comme il n’y a ni lois, ni institutions, ni tradition nationale, il n’y a d’ordre de quelque sorte que par la volonté du maître et autant qu’elle se soutient. L’histoire est là plus qu’ailleurs une biographie. De la l’intérêt que présente la figure énigmatique de l’Émir, de ce petit potentat à la fois si faible et si puissant entre les deux colosses que seul il sépare, et dont la fantaisie pourra demain rompre l’équilibre du monde, s’il est encore demain sur le trône. Voici ce qu’on sait de lui et aussi ce qu’on en raconte dans le bazar :

Abdoul Rahman est le fils aîné d’Afzal Khan, fils aîné de Dost Mohammed. Quand le Dost mourut, en 1863, il légua le trône à Chir Ali, qu’il considérait comme le plus digne de ses sept fils. Afzal Khan, l’aîné, revendiqua le trône ; mais il n’était vaillant qu’à table et le verre en main : son fils Abdoul Rahman lève pour lui des troupes dans le Turkestan, bat les lieutenants de Chir Ali ou les achète, bat l’Émir même, qui s’enfuit à Hérat, entre à Caboul et proclame son père. Une invasion des Uzbegs le rappelle dans le Nord et Chir Ali profire de son absence pour reconquérir Caboul. Abdoul Rahman, abandonné des siens, se réfugie à Boukhara, puis à Tachkend, où le général Kauffmann lui offre l’hospitalité russe, mais sans vouloir lui donner les moyens de reconquérir son héritage. C’était en mars 1870. Abdoul Rahman attendit là en silence, sachant que son jour viendrait. L’histoire de son grand-père lui avait appris que, dans un pays d’anarchie comme celui qu’il venait de quitter, l’heure de l’homme fort vient toujours. Il passa dix ans à Tachkend, économisant pour l’heure de la lutte sur les 25,000 roubles de pension que lui payait la Russie.

Cependant l’Émir Chir Ali, effrayé de voir les Russes devenus ses voisins, se jetait dans les bras de l’Angleterre. Le vice-roi tory, lord Lytton, jaloux des lauriers libéraux de lord Auckland, recommença 1839, et rejeta les Afghans dans les bras de la Russie. Chir Ali périt dans la lutte ; son fils, Yakoub Khan, installé à sa place, prit bientôt en prisonnier le chemin de l’Hindoustin et Caboul était sans Émir. À la première nouvelle de la chute de Chir Ali, Abdoul Rahman avait quitté sa retraite russe et avait passé l’Oxus avec 3,000 Turcomans. Allait-il continuer la guerre sainte contre les Anglais ou s’entendre avec eux ? L’Angleterre, ayant reculé devant la tâche d’occuper l’Afghanistan, avait besoin d’un Émir ; le Sardar attendit. Les Afghans, cependant, rapprenaient son nom, se rappelaient le vaillant soldat de 1869, l’image vivante de Dost Mohammed : chef de la croisade ou non, il était le chef né des Afghans ; les partisans mêmes de Yakoub Khan et de son fils venaient à lui. Le gouvernement anglais lui offrit de le reconnaître comme Émir de l’Afghanistan : il consentit à accepter, les Anglais évacuèrent, et ce Bourbon, qui recevait le trône des mains de l’envahisseur, sembla être un héritier de Bonaparte qui chassait l’étranger.

Il ne soutint pas ce beau début. Les Anglais partis, il ne s’occupa que de faire l’ordre, ce qui le perd à présent. Les membres de la famille royale, ses oncles et ses cousins, prirent la route de l’Inde pour sauver leur tête ; ils peuplent Péchawer et Haripour. Le héros de la résistance nationale, Mohammed Djan, le vainqueur d’Asmai, qui pourtant l’avait reconnu, faisait ombrage ; il fut livré par trahison et assassiné. Les partisans, même ralliés, de Yakoub, périrent en masse, ou allèrent en Perse grossir la cour du futur prétendant, le petit Mousa Dijan, le fils de Yakoub, espoir des Ghazis[4]. Un poète populaire, « le poète de Jellalabad », osa lever la voix contre le bourreau des patriotes :

Depuis que le Sardar Abdoul Rahman est installé à Caboul, la foi de l’homme dans l’homme à disparu ; il massacre en masse les Ghazis par trahison.

Le guerrier de Dieu, Mohammed Djan, martyr, a passé de ce monde. L’Émir l’a fait périr, il a été pris par trahison.

La poésie populaire est la presse de l’Afghanistan. On dit que l’Émir, entendant chanter ces vers dans le bazar de Jellalabad, descendit de son éléphant, fit appeler le poète, lui demanda pourquoi il l’accusait de trahison et ne dédaigna pas de se disculper devant lui, je ne sais s’il l’a convaincu : les vers sont restés. C’est en vain que l’Émir a défendu à ses sujets de parler de lui, même en bien, sous peine d’avoir la langue coupée.

Abdoul Rahman, dans la première partie de sa carrière, était un soldat ; depuis qu’il est Émir, c’est un bureaucrate, chose nouvelle pour un souverain afghan et peu populaire. Chaque jour a son emploi réglé. Deux jours de la semaine sont consacrés à la correspondance, le lundi avec le haut pays (Hérat, Candahar, etc.), le jeudi avec le bas pays (Caboul, Péchawer et l’Inde). Le mardi, il tient le durbar militaire, et reçoit les officiers de la garnison qui dînent tous au palais : c’est aussi le jour des réceptions privées, du Divani hass. Le mercredi et le samedi il rend la justice et reçoit le peuple ; le dernier mendiant est admis, c’est le Divan public ou Divani am. Le vendredi est un dimanche de Londres ; bazar, boutiques, palais, tout est fermé : les mosquées seules fonctionnent. Le dimanche est consacré aux affaires privées de l’Émir.

Les deux grands jours sont les jours de Divani am, car l’Émir est avant tout un justicier. Il rend la justice, la main au pommeau de l’épée, On lui amène les voleurs de grand chemin et il informe ; il dit : bekouchid, et on leur coupe la gorge, ou bien : gargara kounid, et on les mène pendre. Il entend la justice à la Salomon et y met une humour féroce. Au temps des affaires de Penjdeh, on lui amène un homme qui a annoncé que les Russes approchent. « Les Russes approchent, dit l’Émir ; eh bien, on va te faire monter au sommet de cette tour et on ne te donnera à manger que quand tu verras les Russes arriver. » Il refait ou veut refaire à son profit la légende de Rollon : si vous perdez un objet sur la route, défense au passant de le ramasser, même pour vous le rapporter, sous peine d’avoir la main coupée ; il n’avait que faire d’y porter la main, c’est à vous à venir reprendre votre bien où vous l’avez laissé. Les caravanes qui viennent de l’Inde par la passe de Khaiber, protégées par l’escorte anglaise jusqu’aux états du Nawab indépendant de Lalpur, et reçues là par une escorte du Nawab, sont abandonnées à elles-mêmes dès qu’elles entrent dans le territoire de l’Émir : elles n’ont plus rien à redouter. Elles n’ont plus, hélas ! à redouter que l’Émir.

En avril 1886, je faisais la connaissance du gafila bachi de Péchawer : le gafila bachi est l’organisateur responsable de la caravane, procure les chameaux, reçoit les marchandises et en donne reçu, pour être remises à qui de droit par le gafila bachi de Caboul ; il touche un tant pour cent des droits de caravane. Mon gafila bachi était un grand jeune homme, admirablement beau, à la figure franche et douce et qui avait l’air fort satisfait de la vie et du monde. Quelques mois plus tard, m’enquérant de lui auprès d’un ami commun, j’appris que le pauvre Khair Mohammed était en prison avec son père, le gafila bachi de Caboul, que toute leur fortune avait été confisquée et que leur tête branlait sur l’épaule. On les avait dénoncés pour malversation : un homme dénoncé est toujours coupable quand il est riche, et je crains pour la tête du pauvre Mohammed.

La mode à la cour de Caboul est tout à l’anglaise. À l’entrevue de Rawul-Pindi, on avait éclairé la ville à l’électricité pour faire honneur à l’Émir : il fut ébloui et engagea aussitôt un ingénieur pour installer l’éclairage électrique dans son palais. Il y a à Péchawer une sorte de « Bon Marché » ou de « Whiteley », où vous trouvez toutes les élégances de Regent Street : c’est un magasin fondé en 1848, avant l’occupation anglaise, par un de ces Parsis entreprenants qui vont aussi loin et parfois plus loin et plus vite que les colonnes anglaises ; la maison a poussé des succursales à Rawul-Pindi, Cherat, Murree et jusqu’à Cachemire. L’Émir, de passage à Péchawer, visita le Whiteley parsi, fut charmé et demanda au propriétaire, Darabji, de fonder une succursale à Caboul. Darabji hésitait : les Parsis seront-ils en sûreté au milieu de Musulmans aussi… convaincus que ceux de Caboul ? Leurs ennemis ne trouveront-ils pas le moyen de les rendre suspects auprès de l’Émir ? — « Comment, s’écrie l’Émir indigné, en montrant le Commissaire anglais qui assistait à l’entretien, est-ce l’habitude en Angleterre de condamner les gens sans les entendre, et ne fait-on pas une enquête auparavant ? » La raison était si bonne que le Parsi sentit toutes ses inquiétudes s’évanouir. Une succursale fut ouverte à Caboul : tous les quinze jours, la caravane emporte un envoi, qui est d’abord porté au palais où l’Émir et ses femmes font leur choix ; puis les nobles vont, par ordre, se fournir de ce qui reste. Un des premiers envois contenait quatre glaces colossales venues d’Oxford Street : c’est la fin du chich mahal et des murs aux mille miroirs qui faisaient jadis la gloire des Radjas et des Nawabs. Le suivant contenait quelques cadeaux personnels du Parsi à l’Émir : c’étaient un vélocipède et trois perroquets, l’un de l’espèce que l’on appelle hiramala ou perroquet à guirlande de diamants, l’autre un nouri ou couleur de feu, et le troisième un de ces merveilleux perroquets du Zanguebar qui aboient comme des chiens.

La maison Darabji avait envoyé, il y a un an, à Caboul, pour diriger la succursale, un jeune Parsi, d’une intelligence peu commune, nommé Péchotanji. L’Émir le prit en amitié et en a fait le précepteur d’anglais de ses enfants. Péchotanji descend d’une famille illustre chez les Parsis, la famille des Mihirdjirana, dont l’ancêtre fit des miracles, qu’il serait trop long de conter ici, à la cour de l’empereur Akbar : le petit-fils, comme on voit, n’a pas dégénéré.

L’Émir n’a qu’une femme, la Bibi malika ou Reine ; mais il a cent et une concubines (kaniz). Il n’a point d’enfants de la malika : il a cinq enfants, de quatre kaniz ; l’aîné, Habiboullah, a seize ans et est l’héritier du trône, faute d’héritier légitime. Fils d’une femme de seconde qualité, il a un sérieux désavantage en regard du petit Mousa Djan, le prétendant de Téhéran[5]. Il a épousé récemment la fille du Brigade major de Caboul, Mohammed Amin. Vous me demanderez ce que c’est que le Brigade major. C’est beaucoup et c’est peu de chose. L’Émir, voulant avoir un état-major bien en règle, à créé un Sipâh sâlâr ou commandant en chef, un Nâyib sâlâr ou commandant en second, un Brigadier général et un Brigade major. Ces quatre grands officiers ne sont que des ombres : le commandant en chef ne peut donner un congé de deux jours à un sipaie sans demander la permission à l’Émir.

L’Émir est debout de huit heures du matin à deux heures du matin du jour suivant. Les journaux anglo-indiens annoncent périodiquement qu’il a la goutte et que la goutte monte : il ne s’en porte pas plus mal. Il a quarante-deux ans et écrit ses Mémoires, qui contiendront l’histoire de sa vie depuis l’âge de neuf ans. S’il dit simplement tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a vu, le livre sera intéressant. Mais ses sujets lui laisseront-ils le temps de l’achever ? Est-il sûr que l’Émir ira dormir le dernier sommeil dans le grand sépulcre qu’il se fait construire à Caboul, aux jardins de Baber, au pied de la tombe du Grand Mogol ?

  1. Baber, fondateur de la dynastie mogole (1526), qui dure de fait jusqu’à la conquête anglaise, et nominalement jusqu’à la grande rébellion de 1857.
  2. Le nom national des Afghans n’est pas Afghan, nom qui leur est donné par les Persans, mais Poukhtoun, au Nord, et Pouchtoun, au Sud ; Pathan est la prononciation indienne de Poukhtoun et désigne les anciens conquérants afghans, établis dans l’Indoustan.

    La langue des Poukhtouns s’appelle le poukhtou, et celle des Pouchtouns s’appelle le pouchtou.
  3. Mountstuart Elphinstone, The Kingdom of Caubool.
  4. Ghazi, soldat de la guerre sainte.
  5. Voir la quatrième lettre. — Au commencement de cette année (Janvier 1888), l’Émir, quittant Caboul pour visiter Jellalabad, à chargé Habiboullah de le représenter à Caboul et lui a remis l’épée royale. C’est une façon de le désigner pour héritier.