Lettres sur l’Inde/Lettre 1

Alphonse Lemerre (p. 1-18).
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Lettres sur l’Inde




PREMIÈRE LETTRE




LE PONT D’ATTOCK


Mer des Indes. — Ahmedabad. — Mont Abou. — Ajmir. — Jaipor et Amber. — Delhi. — Amritsar. — Le pont d’Attock.

De Brindisi à Bombay en trois coups de vent, sur la vieille Méditerranée grondeuse, la mer Rouge somnolente, la mer des Indes radieuse.

La blanche Alexandrie sort de ses ruines dans une nuée aveuglante de poussière et de soleil. C’est jeudi, jour de ziârat[1], et le long du canal Mahmoudiéh remontent des charretées de femmes voilées qui s’en reviennent du cimetière, où elles sont allées, selon la coutume d’Islam, pleurer sur leurs morts ou rencontrer leurs amants.

Au soleil levant, la chaîne rougeâtre du Sinaï se fond dans le rose pâle de l’horizon qui s’éveille. Trois jours, trois nuits d’une mer de velours, sans vague et sans écume, avec des ondulations de soie sous le glissement du navire. À l’îlot de Djebel Zoukour, le soleil et la vague caressent les épaves de deux vaisseaux. Aden, dans la solitude des côtes, des mers et du ciel, dresse, comme un fantôme noir, ses effrayants entassements de rochers, qui doivent être, dans la mitraille ou dans les éclairs, splendides comme l’enfer.

À la mer des Indes, la nuit, en verve de poésie, nous donne le spectacle rare des phosphorescences vertes. Le soleil s’était dissous en feu de Bengale ; une immense lune rouge nage à l’horizon, puis, d’un bond soudain, monte au ciel et se fait d’argent ; elle inonde l’Orient, dont elle éteint tous les astres. Seul, à l’Occident, un coin tremble, et fourmille d’étoiles qui dardent des lances de magnésium incandescent. Le reste du ciel est vide, et noyé dans une lumière brumeuse où la mer va se fondre au lointain dans un seul et même rêve. Peu à peu, les vagues s’allument ; le jet de vapeur aux flancs du navire projette d’immenses éventails de nacre : et voici que la nacre devient émeraude, une tremblée d’émeraudes sur la crête des vagues, et, à l’arrière, au sillage, un ruisseau de perles vertes, une traînée de robe de reine, où tout Golconde s’est épanché ; par instant, sur une ondulation plus lointaine et obscure, éclate une longue fusée verte. Et la croix du Sud monte à l’horizon vers l’heure de minuit, et c’est au ciel et sur les eaux une orgie de diamants et de joyaux, à parer toutes les reines du monde, de la reine de Saba à Cléopâtre et de Cléopâtre à Nour Mahal. Oh ! qui serait assez abandonné de Dieu pour regretter, fût-ce un instant, dans cette ombre et cette lumière, dans ce silence et ce murmure, la chandelle fumeuse des salons et le son vulgaire des voix humaines ? — Le soleil se lève : tout s’est évanoui, éteint, apaisé, et, sous une atmosphère étouffée, le navire coule dans une mer sans remous, immobile et douce comme un Nirvâna.

I

La route de Bombay à Péchawer tourne d’abord au Nord-Est jusqu’a Delhi, à travers le Guzerate et le Radjpoutana ; de Delhi, elle tourne droit à l’Ouest jusqu’a la frontière afghane, à travers le Penjab et les Cinq-Rivières.

Vous vous arrachez, à regret, à la belle, la douce, l’hospitalière Bombay. Vous traversez trop rapidement la cité des Sultans de Guzerare, Ahmedabad, qui a encore assez de ruines pour se rappeler qu’elle fut la capitale d’un empire : ses grands temples hindous, envahis par Allah ; ses fenêtres efflorescentes, sœurs de la rosace de Notre-Dame, arbustes épanouis à jour dans la pierre ; son beau lac, creusé de main d’artiste, avec son île parfumée où l’ibis s’abat légèrement sur des cimes aussi légères. Vous avez hâte d’arriver au mont Abou, de gravir la colline sainte où les Djaïnes[2] d’il y a six siècles ont multiplié à l’infini dans le marbre l’image de leur Homme-Dieu.

Montez à la nuit tombante, par un soir de mars ; la route monte entre le précipice et la montagne, dans l’ombre croissante ; les éclairs blanchissent les cimes ; les troupeaux de bœufs descendent effarés la pente rapide ; le cri sonore de vos Bhils[3], s’appelant de crête en abîme, monte et descend dans l’écho en notes inquiètes ou joyeuses, monte et descend à travers les ondées soudaines, le roulement des tonnerres lointains et les reflets de bivouacs indigènes, allumés contre le froid et les fauves. Au matin, vous irez dans les temples de Dilvarra adorer l’image, répétée de cellule en cellule, de Parçvanath, toujours le même et omniprésent ; vous ferez le tour, de droite à gauche, de la svastika mystique, riche de promesses et d’espoir ; et vous cueillerez dans les ruines la fleur de tchampa, la fleur-jaune, belle et troublante, ivre de parfums, à qui l’abeille n’ose emprunter de sucs pour son miel : entendez-vous la chanson ?

Tchampa todjmen tin goun…

Fleur de tchampa, vous avez trois vertus :
la beauté, la couleur, le parfum,
mais vous avez un grand malheur :
l’abeille ne vient pas se poser près de vous.

J’avais reçu du prêtre et gardais avec amour, entre les feuillets d’un livre, une fleur de tchampa ; j’y avais joint plus tard une de ces fleurs de Mahomet, qui croissent près de la passe de Khaiber et portent l’empreinte protectrice des doigts du Prophète ; plus tard encore, une feuille du figuier qui pousse devant le temple de Bouddha-Gaya, à la place même où le Bouddha, pour la première fois, entra dans l’évanouissement. De retour en France, j’ai cherché en vain et la fleur de tchampa et la fleur du Prophète, et de toute ma guirlande indienne il ne restait que la fleur de néant.

Vous redescendez au soleil, le long du Nakhi Talab, ou « le lac de l’Ongle, » ainsi nommé parce qu’il fut creusé par l’ongle d’un ascète, et qui est plus pur et plus joli que jamais ongle, je ne dis point d’ascète, voire d’Apsaras ou de bayadère. Par instant, les déchirures de la montagne révèlent toute la chaîne de l’Aravali, la chaîne classique chantée des poètes, et à ses pieds la plaine blanche de sable qui, aux reflets du soleil, vous prend ses grands airs d’océans et de plages. L’Aravali n’est point haute, l’Aravali n’est point chevelue ; mais elle a cette grâce qu’elle monte d’un seul jet de la plaine, de sorte que le regard peut l’embrasser d’un seul coup, la voit commencer et finir et, à la première rencontre, elle vous dit : « C’est moi, me voici. »

II

Voici le rocher d’Ajmir où s’arrêta la première vague de la conquête musulmane ; au sommet, veille le fort de Taragarh, sentinelle du pays des Radjapoutes. La route, dérobée sur les rebords de l’abîme, est si étroite, et a des tournants si abrupts, que le pied et les épaules de quatre kahars peuvent seuls vous porter en sécurité au faîte de la forteresse. Les bambous et les dattiers, qui montent à l’assaut des ravins, envoient leurs cimes vous rejoindre tout le long de l’ascension, et c’est un plaisir de jeter hors du palanquin un regard sur le vertige d’en bas, et de se sentir monter sans effort sur l’abîme toujours plus profond et toujours vert.

En l’an 1193, comme les soldats de l’Islam montaient à l’assaut de Taragarh, les Hindous roulèrent sur eux du sommet une roche immense, qui descendit, écrasant les rangs l’un après l’autre : elle allait emporter toute l’armée des assaillants, quand Séid Houssain lui cria : « Arrête-toi ! » et la voici là, à votre gauche, là où la parole du Séid l’a fixée. Le sanctuaire du saint lui-même et des martyrs est là-haut et a fait d’Ajmir Ajmir la Sainte.

Tout en bas, dans un recoin caché de verdure, est la merveille d’Ajmir, l’Arhâi dinkâ, « la mosquée des Deux-Jours-et-demi. » Le conquérant était pressé d’avoir un temple digne de lui et d’Allah : il y avait là un de ces grands temples à la façon djaïne, au vaste cloître peuplé de chapelles : un Vandale de génie, quelque humble mistri converti, abattit les chapelles idolâtres, pour laisser place au flot des fidèles, et lança en travers sept arches colossales, pour abriter la chaire et l’ombre d’Allah. Le temps a, depuis, fait son œuvre, et, à présent, quand vous montez l’immense escalier de pierre rouge et qu’au dernier degré, derrière des portiques encore sculptés d’idoles, la vision des sept arches triomphales s’abat sur vous du lointain et vous éclate en plein visage, — par-dessus l’abîme des temps et des formes, des couleurs et des âmes, l’apparition blanche du Parthénon, aux dernières marches des Propylées, passe dans un éclair devant vous, et vous entrevoyez comment s’y prend le génie aveugle des âges pour traduire l’Acropole en arabe.

Au sortir de cette vision écrasante, reposez-vous aux bords de l’Ana Sagar, le beau lac du radja Ana : car ses nappes d’argent reflètent le croissant tremblant de la lune et le contour délicat des collines qui cachent le temple unique de Brahma et le lac trois fois saint de Pokkhar : elles reflètent aussi un petit pavillon de marbre, ouvert à toutes les brises, à tous les parfums des jardins de Daulat, à toutes les ombres et toutes les caresses de la lune qui le frôle : c’est le Baradéri de Chah Djehan, si doux à la fantaisie du prince qu’on l’appelait « le cœur du Padichah », doux et lointain reflet de la splendeur mogole et des enchantements d’Agra.

III

La rose Jaipor allonge ses larges avenues joyeuses, bordées de palais et de temples et qui, de tous côtés, par des portes triomphales, montent vers la colline crénelée. C’est la jeune capitale de la plus vieille dynastie du monde, car les Maharajas de Jaipor remontent aux premiers jours et aux premiers dieux et savent les noms de leurs ancêtres jusqu’a Manou, fils de Vivasvat, petit-fils du soleil. Au siècle dernier, Jai-Singh, guerrier et astronome, ayant consulté les astres pour se faire une capitale propice, traça au cordeau la ville carrée, avec ses larges rues à angles droits, et teignit les murailles et les murs des teintes du soleil ancestral.

Mais, malgré ses temples, ses lacs et ses jardins ; malgré les ruines de son observatoire, œuvre d’amour du grand radja ; malgré les roses de sa muraille, qui, au soleil couchant, font de Jaipor et du ciel une seule cité divine, l’âme de Jaipor n’est point dans Jaipor ; elle est à cinq milles de là, dans la vieille capitale déserte, Amber, qui dort dans la montagne. Sur la hauteur, en face des hauteurs, au-dessus de l’un de ces lacs où se mire tout palais hindou, le château royal ne voit, à droite, à gauche, en face de lui, que cimes surmontées de palais, de forteresses ou de temples, et aussi loin qu’il porte le regard n’a que des pairs à qui parler. Mais tout est vide et muet, autour de lui comme en lui, et les chapelles pyramidales qui prient à ses pieds et les grands Divans d’audience, et le Jasamandira comme le Sukhamandira, la Chambre de Gloire, comme la Chambre de Plaisir. Pourtant, par instant, pour recevoir quelque déesse ou quelque demi-dieu, Parvati fêtant son Dasahra, ou quelque héritier de l’impératrice des Indes, le château de la Belle au Bois Dormant s’éveille : les longues files d’éléphants, caparaçonnés de soie et d’or, foulent de leur pied lourd les pentes sévères, le long du lac ; les fanfares oubliées font tressaillir le cœur de la montagne ; les diamants, l’or et l’acier scintillent dans le reflet des salles cristallines ; toute la cité morte s’emplit de multitudes et de bruits : c’est toute une semaine de délires et de cris ; puis la fièvre tombe, les spectres s’enfuient : Amber reprend son sommeil : et rêve aux radjas d’autrefois.

IV

Delhi la Royale ! Delhi l’Impériale ! Delhi la sanglante ! Je n’ai eu que quatre jours à me traîner dans tes ruines et tes tombes : ce sera le regret éternel de ma vie.

Pendant deux mille ans le cœur de l’Inde a battu là, quelle que fût la couleur du sang, aryen, turc, afghan, mogol, que la poussée de l’invasion y lançait. Qui voudrait aspirer d’un trait l’Inde de Brahma et l’Inde d’Allah, qu’il fasse, pierre par pierre, les quarante-cinq milles carrés que Delhi en marche, le long de la Jumna, a peuplés de ruines et de fantômes.

Si vous aimez la légende, vous irez d’abord à la ville d’Indra, Indrapat ; regardez bien, et vous verrez peut-être passer au galop de leur cheval les cinq fils de Pandou avec Draupadi et vous entendrez le cliquetis des batailles du Mahabharata. Allez de là au pilier d’airain du dernier radja, Prithurao ; le pilier s’enfonce dans la terre à des profondeurs inconnues et l’oracle disait que, si jamais le pilier bougeait, l’empire indou croulerait. Le roi curieux creusa jusqu’au fond, et le pilier trembla ; le sang ruissela à la base, et un esclave turc vint de l’Ouest avec d’innombrables multitudes, égorgea le radja, se fit empereur, et érigea près du pilier d’airain le minaret que vous voyez là[4], haut comme la tour de Babel et que n’a encore ébranlé nulle tempête, ni des hommes, ni des dieux. Puis Tughlak Abad, « la ville de l’empereur Tughlak », enceinte effrayante, cité d’enfer, vous dira qu’il y a cinq siècles à peine il y avait encore des cyclopes : tout a disparu à l’intérieur, sauf la tombe-forteresse du maître, qui se tient barricadé là jusqu’au jour de la résurrection.

Trois tombes encore où il fautque vous vous arrêtiez : la tombe de marbre de Khosro, qui est le moins oublié de tous ces morts, parce qu’il fut poète et que ses vers voltigent sur la lèvre du paysan. Puis le palais-sépulcre où le Mogol Houmayoun dort dans le marbre avec son impératrice, et, à ses pieds, la foule anonyme de ses courtisans. C’est là que, le jour venu, il y a trente ans, la dynastie mogole vint mourir à l’ombre de l’aïeul, et c’est dans ce coin que Hodson, de Hodson Horse, tira, blême et tremblant, le dernier des empereurs. Une dernière tombe, cette humble tombe de pierre, sans sculpture, sans ornement, avec une touffe d’herbe qui la couvre : c’est la pauvre Djehan-Ara qui repose là, sœur et victime d’Aureng-Zeb, et qui murmure sur la pierre :

Oh ! ne mettez qu’un peu de verdure pour couvrir ma tombe. Une touffe d’herbe est tout ce qu’il faut pour couvrir la tombe des humbles.

La pauvre, la passagère Djehan-Ara, fille de l’empereur Chah-Djehan.

Cette tour de brique rouge est le Mémorial de la grande Rébellion, souvenir de la « Guerre inexpiable » ; à cent pas, à vingt siècles de là, se dresse l’indestructible pilier d’Açoka, décalogue de fraternité et d’amour. Une corneille perchée sur le granit bouddhique prend son vol vers la brique anglaise. Veut-elle mesurer, d’un battement d’aile, ce qu’a duré cela et ce que durera ceci ? Ou bien veut-elle redire à la bâtisse chrétienne les mots du vieux roi idolâtre : « Sois bon, épargne ce qui a vie ! » Arrêtez-vous ici, longtemps : la plaine est si belle dans sa désolation sans nom et sous l’écrasement du soleil de midi :

Dans sa flamme implacable, absorbe-toi sans fin
Et retourne à pas lents vers les cités infimes…

La cité est là : la grande mosquée d’Aureng-Zeb lève ses deux grands bras rouges sinistrement vers le ciel. Voici la Mosquée d’Or, d’où Nadir Chah lança le massacre sur Delhi et s’enfonça dans la prière en attendant la fin des cris ; et cout près de là, le commissariat de police, où Hodson, de Hodson Horse, jeta à la populace, du haut de la charrette, la chair morte des trois fils de Tamerlan, pour que chacun pût se convaincre que tout était bien fini et que l’empire mogol était mort à tout jamais.

Les débris du fort où étincelaient le Trône d’Or et le Trône du Paon sont transformés en casernes. Le Divan public, où le grand Mogol recevait les ambassades de Jacques Ier et de Louis XIV, est une cantine, et le mur où s’appuyait le trône porte le prix des consommations.

Ô Aureng-Zeb ! vous souvient-il des vers que, il y a deux siècles, au bord de la Joumna, vous traciez en lettres d’or sur le marbre du Divan Hass ?

Si le paradis est sur terre, c’est ici ! c’est ici ! c’est ici !

V

En quittant Delhi, M. Macnab me dit : « N’oubliez pas le pont d’Attock ! On dit que c’est la qu’Alexandre a passé l’Indus. Je n’en crois rien pour ma part, mais il n’importe ! Une légende vaut toujours un regard. »

Un instant à Amritsar, puisque c’est la Jérusalem des Sikhs, ce peuple de saints, dont la persécution fit un peuple de héros, la victoire, un peuple de bandits, et dont la paix britannique a fait un peuple de laboureurs et de soldats. N’attendez pas trop du fameux Temple d’Or dans le lac d’argent ; je crains bien que vous ne reveniez déçu de tout ce clinquant d’opéra. Par bonheur, il y a toujours là des pélerins qui viennent adorer le livre de Nanak et l’épée de Govind. Regardez-les en bandes, avec leurs longues chevelures et leurs barbes longues, — parmi eux, les Akals bardés de fer,  — se précipiter en frémissant des prières le long de la chaussée du lac, à la suite du grand Sadhou qui brandit comme une croix l’étendard mystique ; et vous comprendrez toute l’épopée du passé, vous sentirez passer sur votre front le souffle des tempêtes d’hier et peut-être de celles de demain.

Le railway enjambe, sur des ponts de deux kilomètres, des rivières à sec qui, dans quatre mois, seront des océans ; celle qui s’appelait la Sarasvati et que le siècle grossier appelle le Soutledj ; le Tchinab, sablonneux comme la mer ; la Ravi cramoisie qui charrie le sable rouge des collines lointaines. Par instant, des deux côtés du railway, une flèche d’argent file en ligne droite, à perte de vue dans la plaine ; ce sont les fameux canaux qui, en quarante ans, ont fait du Penjab le pays le plus riche et le plus malsain de l’Inde et y ont charrié les millions et la fièvre. Les fantômes de l’Himalaya et de Cachemire se dressent au Nord. La nuit tombe ; un orage plane sur Ravul-Pindi, où le Vice-roi des Indes et l’Émir des Afghans ont tenu naguère leur stérile « Camp du drap d’or », et d’où Zakhmé, la chanson afghane, a pris son vol sur l’Indoustan. Un dialogue étrange se poursuit au ciel : de longs éclairs roses illuminent lentement l’horizon, comme un sourire ; des zigzags blancs furieux le déchirent en travers ; les voix se perdent au lointain.

Le chemin de fer passe le pont d’Attock à minuit ; malgré moi, je m’endormis vers dix heures. Le bruit sourd du train sur le pont de fer me réveilla ; j’entr’ouvris des yeux troublés : c’était à ma gauche un filet d’argent, étroit comme la Seine au pont Marie, et un croissant qui ruisselait du ciel sur des roches bizarres et hautes. La lune tombait sur Notre-Dame, et j’entends passer sur le pont le pas serré des légions d’Alexandre.

Je revenais par la même route, six semaines plus tard. J’avais gardé le regret et l’espoir de cette vision d’un instant, et depuis des jours je rêvais au pont d’Attock. J’approchai, le cœur tremblant. C’était encore la nuit, mais la nuit couverte, sans lune, quelques étoiles, quelques éclairs dans des nuages noirs. J’étouffai un cri de dépit et fermai les yeux pour garder tout entière ma vision du 25 mars et ne les rouvris que bien loin de l’Indus. Quand les choses que l’on aimait changent, il faut s’éloigner en fermant les yeux, pour toujours les revoir telles qu’on les a vues dans les belles heures du passé.


  1. Pélerinage aux tombes des saints ou des parents.
  2. Secte voisine du Bouddhisme, adorant les Djinas, c’est-à-dire les saints victorieux, qui ont triomphé de tous les désirs mondains, comme les Bouddhistes adorent les Bouddhas, « ceux qui ont acquis la science parfaite. » Le Djina le plus honoré est Parçvanath. Les Djaïnes sont la secte la plus riche de l’Inde et quelques-uns des temples les plus beaux ont été bâtis par eux.
  3. Bhils, aborigènes à demi-sauvages, servent de guides et de porteurs au Mont Abou.
  4. Le Qutub Minar.