Lettres sur l’Inde/Préface

Alphonse Lemerre (p. i-xxix).
I.  ►

PRÉFACE



L e titre de ce livre, Lettres sur l’Inde, avait grand besoin d’être corrigé et restreint par le sous-titre, À la Frontière afghane. Lettres afghanes aurait été plus exact, car à part la première lettre et la dernière, ce sont les Afghans qui en font les frais, beaucoup plus que les Indiens[1].

Je suis resté dans l’Inde pendant près d’un an, de la fin de février 1886 aux premiers jours de février 1887 : sur ces onze mois, j’en ai passé près de trois a Bombay, et sept dans les districts afghans et semi-afghans de Péchawer et de Hazara ; j’ai consacré les cinq ou six semaines qui restaient à faire consciencieusement mon devoir de touriste de Bombay à Péchawer, de Péchawer à Calcutta et de Calcutta à Bombay. Il y a tant de Voyages dans l’Inde que le lecteur me saura gré de n’en avoir pas grossi le nombre et d’avoir renoncé à décrire pour la centième fois des choses et des mœurs que tant d’autres avant moi ont mieux vues et qu’ils ont mieux décrites que je n’aurais pu faire. Les districts afghans, au contraire, attirent peu de visiteurs. Je m’y étais rendu pour un objet purement scientifique, étant chargé d’une mission philologique par le ministère de l’Instruction publique : mais quoique presque tout mon temps fût absorbé par des recherches toutes techniques et absolument dépourvues de pittoresque, je ne pouvais m’empêcher de voir et d’entendre beaucoup de choses qui étaient neuves pour moi. J’ai pensé qu’elles pouvaient l’être pour quelques autres, au moins en France. De là ces lettres.

Voilà une cinquantaine d’années que les Afghans font parler d’eux et ils n’ont pas fini. Les diplomates de Saint-Pétersbourg et de Londres se préoccupent fort de ce qui se passe dans la tête de ces pauvres sauvages, qui s’inquiètent fort peu de ce qui se passe dans la tête de ces diplomates. C’est qu’ils sont une des grandes inconnues dans le problème anglo-russe et que la destinée future de l’Inde est en partie dans leurs mains. Un jour le grand empereur Akbar se promenait avec son fils Selim dans le fort d’Agra, sa grand ville. « Père, lui demanda le prince, pourquoi ne fais-tu pas creuser un fossé autour d’Agra ? — Mon fils, répondit l’Empereur, le fossé d’Agra, c’est l’Indus. » Or ce sont les Afghans qui montent la garde sur ce fossé.

Il n’est donc pas inutile de comprendre le caractère de ces gens. C’est ce que j’ai essayé de faire en les écoutant chanter. Les Afghans sont un peuple chantant et la chanson populaire a toujours été l’expression la plus claire, comme elle est la plus sincère, du caractère national. La partie neuve de ce livre, et la seule peut-être qui ait une valeur, a été écrite sous la dictée des chanteurs afghans.

Pour résumer le jugement que porte sur l’Afghan la chanson afghane, je demanderai la permission de reproduire les lignes que j’écrivais ailleurs sur ce sujet[2] :

« Ces chansons, en somme, confirment, par l’aveu même des Afghans, le jugement assez défavorable que suggère leur histoire durant les cinquante dernières années. Une race forte, bien différente du faible Indou, d’un moral résistant, mais non sans alliage ; un sentiment de l’honneur, qui peut se passer de la vérité ; les vertus à demi conventionnelles du sauvage ; l’amour vrai, inconnu ; le respect du faible, une faiblesse. Un sentiment religieux qui n’enseigne ni la charité, ni l’empire sur soi-même, ni le perfectionnement de la personne, et trouve sa joie suprême dans la damnation des religions étrangères.

« Au point de vue intellectuel, une imagination sans hauteur, un cercle d’idées limité, mais en même temps un des dons les plus hauts, un don que l’Europe épuisée a perdu, la simplicité et la franchise de l’expression.

« En politique, aucune des vertus qui font les nations : le clan et la famille divisés contre eux-mêmes, le mot cousin signifiant ennemi mortel[3] ; l’étranger guère plus haï que le compatriote et employé comme instrument contre lui. L’Anglais, haï comme infidèle, méprisé comme peu sûr et immoral[4] ; dans le conflit imminent pour l’Empire de l’Asie, point de secours à espérer que contre argent comptant ; en fait, point d’appui permanent ni sincère à attendre, parce que le champ de pillage s’étend de l’aurre côté de l’Indus et non de l’Oxus.

« Il faut dire, pour être juste, qu’il y a soixante ans les Européens pouvaient voyager en sécurité à travers l’Afghanistan[5] ; que les sentiments présents de haine à outrance ont été créés en 1838 par l’agression gratuite de Lord Auckland, le libéral, et qu’au moment où ils expiraient peu à peu[6], le conservateur Lord Lytton, il y a dix ans, les a ranimés d’une façon trop intense peut-être pour laisser aucune espérance de remonter de nouveau le courant de la haine et de la défiance. Ajoutons toutefois, comme un symptôme rassurant d’ordre négatif, que le nom de la Russie n’est pas encore sur les lèvres des politiciens chantants de l’Afghanistan et que la « Figure Divine qui vient du Nord[7] ! » ne perce pas encore à l’horizon de leurs espérances. »

Le lecteur, sur la foi du titre de ce livre, ne me tiendra pas quitte que je ne lui dise ce que je pense de l’Inde et de son avenir. Je n’étais pas débarqué de huit jours dans l’Inde que mes hôtes anglais me faisaient déjà la question. Elle m’a poursuivi tour le long du voyage et après, et il ne me servait de rien de me récuser comme étranger et comme Griffin. Je m’exécuterai donc, par respect humain, aussi brièvement que possible, en priant d’excuser ce que cette brièveté pourra donner parfois à l’expression de heurté et d’excessif.

I


Le gouvernement de l’Inde est une des belles choses qui soient dans le monde d’aujourd’hui.

J’ai vu un petit jeune homme de vingt et un ans administrant sans embarras et sans effort une ville de cent mille âmes ; et j’ai admiré. J’ai été en quarante-huit heures de Bombay à Delhi ; il aurait fallu deux mois au Grand-Mogol, et j’ai remercié.

Il y a dans la conquête de l’Inde par l’Angleterre deux merveilles, une merveille apparente et une merveille réelle.

La merveille apparente, c’est le fait même de la conquête : se rappeler les phrases hystériques de Macaulay sur ces marchands plus grands qu’Alexandre, etc., etc. Au milieu du siècle dernier, l’Inde, chaos de nations et de religions hostiles, nulle assez forte pour réduire les autres, saignée à blanc par cinq invasions persanes et afghanes, était d’avance la proie désignée du premier Européen qui en voudrait. En pleine splendeur d’Aurengzeb, le médecin Bernier écrivait : « M. de Condé ou M. de Turenne avec vingt mille hommes conquerraient l’Inde ». Soixante ans plus tard, trois mille hommes suffisaient. Dupleix trouva les deux armes de la conquête : intervenir dans les querelles des princes et se créer une armée indigène dressée à l’européenne : autrement dit, conquérir l’Inde par l’Inde. Trahi par la France, Dupleix succomba : l’Angleterre n’eut qu’à appliquer sa politique. Elle lui devrait une statue à l’East India Office[8] !

La méthode trouvée, conquérir l’Inde était aisé : c’était l’affaire de quelques escarmouches ; « les marchands de fromage de Leadenhall-street » y mirent près d’un siècle, poussés de l’avant par les Gouverneurs et forcés par les circonstances. Dupleix, soutenu, eût fait la chose en vingt ans. L’Inde est le pays des conquêtes rapides, qui n’en sont pas moins durables, si la force qui les a faites reste là. Trois batailles ont suffi à Baber pour fonder l’empire mogol qui a duré trois siècles.

La merveille réelle est ailleurs : elle est dans le gouvernement de l’Inde, dans la simplicité étonnante des voies et moyens. Le principe du gouvernement anglais est dans le prestige : non pas le prestige du décor, la pompe extérieure et orientale, mais dans le prestige de l’homme sur l’homme. L’Inde est administrée par deux cents propréteurs, appelés Collecteurs ou Députés Commissaires[9], donr les pouvoirs varient considérablement suivant les provinces, mais partout comportent une part suffisante d’arbitraire pour parer à toutes les nécessités de l’imprévu. Ces hommes ne sont pas tous des grands hommes ni des génies, loin de là ; mais ils ont tous le don impérial, par nature et par tradition ; par nature, étant Anglais, c’est-à-dire d’une race qui, en général, aime mieux donner des ordres qu’en recevoir ; et par tradition, étant entraînés pour cette tâche spéciale de gouverner un peuple.

L’Angleterre a donné à l’Inde le bien qu’elle n’avait jamais connu, la paix. Elle a mis fin à l’anarchie permanente, à l’invasion étrangère, aux luttes civiles et religieuses ; à la guerre de tous contre tous ; elle a supprimé l’infanticide des filles, elle a éteint le bûcher des veuves. Elle a enrayé la famine. Elle a couvert l’Inde d’un admirable réseau de canaux et de chemins de fer.

II

Tout cela, l’Inde le sait ou le sent. L’Inde pourtant n’aime pas l’Anglais ; et cela est juste, parce que l’Anglais n’aime pas l’Inde.

L’Anglais, le Sâb, est redouté, et il est respecté : c’est beaucoup et c’est peu. L’Inde le redoute parce qu’elle le sait fort ; une série d’expériences écrasantes lui ont appris qu’entre elle et son maître la partie n’est pas égale. Elle le respecte, parce qu’elle croit à sa parole. Elle croit peu à la loyauté politique du Serkar[10], mais elle croit à la loyauté et à l’honnèteté personnelle de l’Anglais. Quand il a à choisir entre un juge anglais et un juge indigène, l’indigène n’hésite jamais et va droit au juge anglais.

Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver dans un gouvernement étranger plus de conscience, d’honnêteté professionnelle, de désir sincère de faire son devoir et de faire le bien que n’en montre en général le fonctionnaire anglais dans l’Inde. S’il y a eu un temps où des collecteurs avec des appointements spartiates se retiraient millionnaires, « ayant secoué l’arbre aux pagodes, » c’est là de l’histoire ancienne : et malgré les quelques scandales qui éclatent de temps en temps, il n’y a jamais eu dans les provinces romaines, même sous les Antonins, tant de pouvoir et de tentations avec si peu d’abus. Mais à ces maîtres honnêtes manque le don suprême, le seul qui fasse pardonner les supériorités écrasantes : la sympathie.

Au moment de la conquête et jusqu’à la grande rébellion, l’abîme était moins vaste entre Anglais et indigènes. La grande rébellion coïncida avec l’établissement des lignes de navigation rapide qui bientôt mirent Bombay à seize jours de Londres : le vieil Anglo-Indien, celui qui passait toute sa carrière dans l’Inde sans jamais toucher langue avec la terre natale, et qui souvent vivait à l’orientale, avec son harem indigène, se trouva du même coup rejeté de l’Inde et rapproché de l’Europe : la race disparut. L’Anglo-Indien d’aujourd’hui est un exilé dont tout le rêve est de rentrer aussitôt qu’il pourra au U. S. Club, qui compte les jours dans l’attente des trois mois de congé auxquels il a droit tous les trois ans, toujours à l’affût d’un congé exceptionnel (leave on privilege) et qui, une fois achevée sa tâche journalière de juge, d’officier, de collecteur, de chapelain, mourrait d’ennui s’il n’avait le lawn tennis, le cricket et les courses. D’entrer dans le cœur de ces vastes multitudes si douces, si faibles, et prêtes à s’ouvrir et à se donner, pour peu qu’on sût leur parler, nul n’y songe. Ceux de qui on attendrait le plus, les padrés, sont les plus secs et les plus repoussants. Je n’ai nulle part rencontré en Inde d’intelligence plus dure et plus fermée que celle de ces fonctionnaires bien payés du Christ.

III

Et cependant jamais la diffusion de l’instruction européenne parmi les couches les plus profondes de l’Inde n’a été plus large ni plus rapide. L’Inde apprend l’anglais. La moitié des journaux indigènes sont écrits en anglais. Un prophète comme Keshub Chunder Sen, un poète comme Miss Toru Dutt, un publiciste comme Malabari, auront leur nom dans un chapitre spécial de la littérature anglaise. Chaque année les Universités de Bombay, de Calcutta, de Lahore, de Madras jettent dans la circulation des centaines de diplômés, avec qui l’on peut parler dix minutes littérature, philosophie, science, sans trop s’apercevoir qu’ils ne sont pas Européens. Mais plus l’Indien s’européanise, plus l’abîme se creuse entre les deux races, parce que le rapprochement apparent ne fait qu’accuser davantage l’antipathie de nature, profonde et incurable.

Cette classe nouvelle qui se forme d’Indiens anglisés n’est pas et ne peut pas être l’élite de la population. Malgré quelques nobles exceptions qui prouvent qu’à la longue il pourra se faire un mélange fécond des deux esprits, et qu’un Indien qui parle anglais n’est point nécessairement un homme perdu, la masse qui constitue certe classe n’est pas allée vers la civilisation européenne attirée par une pure curiosité intellectuelle et par le sentiment de sa supériorité : elle y va en quête de places. Pour entrer comme Babou dans une quelconque des places inférieures que l’Angleterre ouvre aux indigènes, il faut parler et écrire l’anglais et tout ce qui veut gagner trente roupies par mois au budget de l’Inde envahit les écoles du gouvernement et les universités. Trois cents candidats pour une place de soixante francs : que pourront faire les deux cent quatre-vingt-dix-neuf candidats malheureux, qui ne savent plus vivre de la vie modeste et sans besoin de leurs pères : mourir de faim, ou grossir les rangs des politiciens. C’est ce qu’ils font. Infatués des connaissances superficielles qu’ils ont prises à l’Université ; gonflés des formules européennes, déjà si vides en Europe quand l’esprit n’est pas là pour les remplir ; nourris de ces fameuses biographies de Clive et de Hastings, où leur maître de style, Macaulay, leur apprend que l’empire anglais a été fondé par le mensonge et la violence, ils forment une classe immense de déclassés, qui ressemble étrangement aux nôtres, aussi bruyants, aussi étroits, aussi nuls, quelques-uns même désintéressés, avec cette différence que les formules dont ils se gonflent sont empruntées à une civilisation et à des traditions exotiques, et qu’il y a pour eux un double abîme entre la lettre et l’esprit.

Cette situation émeut plus d’un esprit parmi les conservateurs qu’elle afflige, parmi les radicaux qu’elle réjouit. Que deviendra la domination anglaise quand l’Inde instruite par l’Angleterre se sera élevée à son niveau : ne sera-t-elle pas tentée de dire, ne commence-t-elle pas à dire l’Inde aux Indiens ? Ces craintes et ces espérances me semblent également chimériques. L’instruction que l’Angleterre donne à ses sujets est trop superficielle et trop vide pour les rendre forts et dangereux. Elle est superficielle et vide, non par dessein politique, mais parce que l’enseignement européen en général, anglais en particulier, est vide et superficiel ; seulement, la force morale et l’instinct d’action suppléent en général chez l’Européen aux lacunes du développement intellectuel. Cette instruction est d’ailleurs la dose exacte que pourrait supporter l’intelligence d’un Indien ; mais comme il n’y a pas chez lui le contre-poids du caractère et de l’énergie pratique, l’éducation européenne a pour tout effet d’énerver en lui les énergies et les vertus héréditaires, et de créer des ambitions nouvelles sans la force qui les justifie ou les satisfait.

Leurs confrères d’Europe, nos agitateurs de club et de presse, sont dangereux parce qu’il y a en eux une force d’appétit qui s’ajoute au détraquement cérébral, et nous sommes forcés de compter avec eux, parce que nous savons qu’ils peuvent, au premier instant, laisser la plume pour le fusil et passer du club à la barricade. Avec l’Indien rien de pareil à craindre. La classe des politiciens se recrute surtout parmi les Bengalis, dont la timidité est proverbiale.

L’Inde nouvelle ne sortira pas des Universités indiennes. Le danger est ailleurs : il consiste dans la création d’une classe intermédiaire, moralement inférieure et aux sujets et aux maîtres et qui sera maîtresse de l’Inde par l’ignorance et l’insouciance des maîtres. L’avenir que prépare le mouvement moderne, c’est l’exploitation de l’Inde par le Babou, sous la protection de l’Angleterre.

IV

Un fait qui montre combien l’action éducatrice de l’Angleterre est superficielle et n’a pas touché la fibre morale, c’est que le mouvement qu’elle a produit est tout politique, nullement social. Beaucoup de politiciens et point de réformateurs. L’Inde nouvelle demande un parlement indien, elle demande l’accès aux hautes fonctions du Civil Service, toutes réformes qui intéressent une petite clique ou une petite élite, comme vous voudrez, et lui livreraient pieds et poings liés les grandes masses muettes. Il y a des réformes plus profondes et d’un intérêt plus général, mais moins attractives, car elles ne promettent à ceux qui les prêchent que la haine des masses, la calomnie, l’insulte, et quelque jour le martyre. Ce sont les réformes sociales ; c’est entre autres l’abolition de ces deux coutumes monstrueuses qui sont la plaie et la honte de l’Inde : les mariages d’enfants et le veuvage éternel des veuves. Le gouvernement anglais a aboli la suttee[11], mais la suttee était une délivrance, comparée au sort de la veuve qui survit. Le malheur de la veuve lui devient crime et honte ; les cheveux rasés, toujours en deuil, condamnée à des jeûnes sans fin, souffre-douleur et jouet de la famille, crainte et évitée de tous — car elle a le mauvais œil,  — incapable de retrouver dans une autre union l’appui qu’elle a perdu, elle n’a de recours que dans le suicide ou la prostitution. Souvent cet enfer commence avec la vie et elle est veuve au berceau : les familles indoues marient leurs enfants à quatre ans, à trois ans, et si l’un des époux fictifs meurt avant le mariage réel, la petite veuve appartiendra à tout jamais à l’ombre de ce mort qu’elle n’a jamais connu. Il y a dans l’Inde cinq millions de ces malheureuses qui se demandent, comme la fille de l’Arabe avant Mahomet, « pour quel crime elles ont été enterrées vivantes. » Un homme, un apôtre, Malabari, s’est levé contre cette horreur séculaire : seul, pauvre et malade, il a entrepris la lutte contre l’égoïsme et la superstition de toute une race, et a porté d’un bout de l’Inde à l’autre la protestation indignée de la conscience et de la pitié : pas un politicien ne s’est joint à lui ; le supplice de cinq millions de femmes, qu’importe ? La femme n’est-elle pas faite pour le plaisir de l’homme ? Et les gens modérés ont dit : « Ne touchez pas à la famille ! » Et les gens profonds ont dit : « Ne tarissez pas les sources du sacrifice » ; et avec tout son anglais, toute sa presse, tous ses faiseurs de constitutions radicales, l’Inde nouvelle reste enfoncée aussi profondément que l’ancienne dans l’apothéose de l’animalité mâle.

Le gouvernement est impuissant : il est lié par le respect juré des coutumes et de la religion nationales et se soucie peu d’ailleurs de mettre le doigt dans ce guêpier. La suttee et l’infanticide des filles tombaient sous la qualification de meurtre et par suite sous les coups du code : le meurtre lent n’y tombe pas. Bombay a retenti dernièrement d’un procès étrange : une jeune femme, mariée enfant à un enfant, a refusé, le moment du mariage venu, d’aller vivre avec un mari qu’elle n’avait ni choisi ni accepté. Son mari de par le choix des parents et de par la loi religieuse l’attaque devant les juges anglais et réclame le droit de la violer par autorité de justice. La justice a reconnu son droit[12].

Les politiciens de l’Inde sont comme ceux d’autres pays : l’objet suprême de la politique est non pas la réforme, mais seulement une place au budger ; les nôtres plus habiles mettent en avant le progrès, la réforme sociale, le droit des masses, se font une arme de la misère du peuple : en Inde la chose n’est pas possible : l’éloquence d’un Mirabeau ne soulèvera pas la moindre ride sur l’océan croupissant de la misère indoue : soit inertie ou sagesse, la masse ne demande qu’une chose : vivre, souffrir, mourir en paix, sans le savoir, comme ont fait les générations passées, en buvant son tody et fumant son chilam, avec l’idole de village à la porte.

V

On parle beaucoup depuis quelques années d’un parti narional. On dit : « l’Inde une n’existe pas, n’a jamais existé : mais la domination anglaise la crée, en établissant l’unité de sujérion. » C’est l’idée développée par un haut fonctionnaire de l’Inde, M. Cotton, dont l’Inde nouvelle est devenue l’Évangile du parti national. Un jeune poère Mahratte, Joshi, a célébré le retour de Bharatavarshini, la déesse du pays de Bharata, la personnification de la terre indienne ; elle s’est exilée, chassée par la discorde et les fautes de ses enfants : mais les dieux ont envoyé la lumière de l’Occident : l’Angleterre est venue par décret providentiel établir l’ordre et la concorde, élever et mûrir les races nouvelles, et, son œuvre de régénération terminée, elle se retirera pour rendre la place sur le trône à la déesse Bhararavarshini.

Ce n’est qu’un noble rêve de poète. L’Inde n’est point de ces conquêtes qu’un pays comme l’Angleterre abandonne sur la foi de principes évangéliques ou philosophiques. Que deviendraient les quelques milliers de jeunes gens qui chaque année rentrent dans le civil service et dans l’armée des Indes, avec la perspective d’une pension de 15 ou 20,000 francs après vingt-cinq ans de service ? Puis, le premier acte de la nation indienne serait de se barricader derrière une ligne de droits protecteurs : les Anglais de l’Inde sont déja protectionnistes. Que deviendraient les marchands de Manchester ? Le Congo et le Niger leur fourniront-ils jamais un marché de chair à vêtir décemment aussi abondant et aussi riche, et ils mourront sur leurs balles de marchandises en maudissant M. Cotton et Bhararavarshini. Une difficulté plus grave encore et insurmontable, c’est que l’unité de l’Inde craquerait une minute après que le vice roi qui la constitue aurait quitté son palais de Calcutta. Faire une nation avec le belliqueux Penjabi, le Sikh indomptable, le Bengali bavard et timide ; avec le Musulman fanatique, qui a une foi pour laquelle tuer et mourir, et le faible Indou qui n’a que des rites et des momeries, c’est vouloir faire une nation avec des troupeaux de moutons et de loups : tant que le chien de berger est là, les loups peuvent se tenir tranquilles et les moutons même prendre des airs de maître et apprendre à aboyer : le bon chien radical pleure de tendresse et dit : comme ils font bon ménage, je puis partir. S’il lui prend fantaisie de revenir, je crains qu’il ne trouve pas de quoi se tailler une côtelette sur le flanc du mouton le plus aimé.

Il y a dans l’Inde deux sortes de race : les races guerrières et celles qui ne le sont pas. Les politiciens se recrutent parmi les secondes. Aussi jusqu’à présent leur programme qui comprend tant de réformes en laisse une de côté, qui est la première que réclamerait un parti vraiment national : l’évacuation de l’Inde par l’armée anglaise.

Il y a un autre plan, proposé je crois par M. Bright et qui respecte les nationalités de l’Inde : l’Inde serair divisée en quatre ou cinq grands états indépendants et fédérés sous la suprématie de l’Angleterre. Ce ne serait en fait qu’une transition au rétablissement de l’unité par la conquête : ou bien la force anglaise resterait là pour maintenir l’indépendance des états et alors l’Angleterre n’aurait que les charges de l’occupation sans les profits ; ou elle évacuerait, et le lendemain, le Penjab, Sikh et Musulman, aurait transformé l’Inde entière en un vaste champ de pillage.

VI

En fait ni l’Indien ni l’Anglais ne songeront jamais sérieusement à divorcer, s’il n’intervient un tiers. L’Indien n’osera jamais introduire l’instance : les souvenirs de la grande rébellion ne doivent pas faire illusion : la grande rébellion n’a pas été un mouvement national : ce n’a été qu’une grande émeute militaire : c’est le dernier cri d’agonie des grandes compagnies de pillards du commencement du siècle, la dernière protestation, non contre l’étranger, mais contre l’ordre et la paix sociale : c’est la fin, non le commencement d’une période. Elle n’a pas eu de lendemain. L’Inde, laissée face à face avec l’Angleterre, sera anglaise jusqu’à la fin des temps. Elle n’en pourrait être séparée que par une force étrangère.

Le spectre russe commence à inquiéter Indiens et Anglais. Le Russe, c’est l’inconnu, par suite redouté et désiré. Au moment des affaires de Penjdeh, me disait un des hauts fonctionnaires du Nord, les Indiens de Lucknaw jouaient sur les chances de l’Angleterre et de la Russie, sans grande passion pour l’une ou pour l’autre, mais avec une grande curiosité. Les classes riches redourent l’arrivée des Russes : elles se rappellent Nadir Chah et les Afghans : elles se disent que les Russes viendront les louter[13] en grand et se retireront. Elles auraient moins peur si elles pensaient que les Russes resteront. Les politiciens voudraient les Russes comme voisins, mais non comme maîtres : ce seraient des voisins utiles, pensent-ils ; la crainte des Russes serait pour l’Anglais le commencement de la sagesse et des concessions. Le calcul n’est pas bien profond : c’est une naïveté singulière de penser qu’avec les Russes il y ait à choisir entre voisin et maître.

D’alliés ouverts et actifs, si le choc se produit, la Russie n’en trouvera pas, à moins d’un premier succès éclatant. Si des velléités de révolte se produisent, l’on peur compter sur un de ces éclairs d’énergie subite que l’Anglo-Indien trouve toujours au moment du besoin pour les étouffer dans la terreur. La race des Nicholson n’est pas éteinte. Mais de concours actif, l’Angleterre n’a pas plus à en attendre. Elle n’a de l’Inde rien à craindre et rien à espérer.

Cela même est un désavantage. Son armée est de 66,000 Européens et de 132,000 indigènes ; une partie de certe armée sera immobilisée pour surveiller les populations, et une autre pour surveiller l’armée indigène et les armées indépendantes, dont les princes feudataires, Nizam, Sindia, Holkar, offrent déjà, dans leur loyalisme, le concours encombrant ou dangereux. L’armée indigène, excellente pour maintenir la paix, quand la paix n’est pas troublée, n’a point fait ses preuves contre l’Europe et les a mal faites contre les Africains et les Asiatiques. Le Loyal Purvya, le fameux régiment qui seul dans la grande rébellion était resté fidèle au drapeau anglais, s’est laissé égorger sans défense par les lanciers demi nus du Mahdi. La conquête de la haute Birmanie, aux portes de l’Inde, à quelques jours de la base d’opération, a occupé trente mille hommes et n’est pas achevée. L’armée de Madras avec laquelle Clive fit ses conquêtes est considérée comme hors de service et embarrasserait plus qu’elle n’aiderait. Les troupes du Nord-Ouest, Penjabis, Afghans, Sikhs et Gourkhas, valent il est vrai toutes les chairs à canons du monde[14] : mais après tout ce ne sont que des mercenaires et il y a une chose terrible qu’ils savent, c’est que là-bas chez les Russes un indigène devient colonel ; que les Russes à Penjdeh étaient commandés « par un bandit turcoman, nommé Alikhan, presque un des leurs ». Les Sikhs ont entendu dire que leur roi, le Roi du Penjab, est l’hôte des Russes. Les stratégistes disent bien qu’une armée russe ne peut traverser l’Afghanistan, ni y subsister, et qu’il y’a loin de Merv à Artock. Cependant les raisonnements stratégiques tiennent peu devant l’histoire et ce ne sont ni le désert ni les passes qui ont jamais arrêté les envahisseurs de l’Inde depuis Alexandre jusqu’à Ahmed Chah.

VII

Mais sur un échiquier aussi vaste, et entre adversaires encore séparés comme le sont Anglais et Russes, les choses ne se passent jamais comme on s’y attend ni où on les attend. Dans le sort de l’Inde, l’Inde même est une quantité négligeable. Sa destinée ne se décidera ni sur l’Indus ni à Khaïber ni dans le champ de bataille fatidique de Panipar, mais à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Rome, sur les bords de la Baltique et du Rhin. L’histoire de l’Europe contemporaine ne peut plus se scinder. Le drame indien n’est qu’un acte du grand drame européen que l’Europe a laissé ouvrir en 1871.

Si le grand conflit s’ouvre, le puissant Chancelier prendra dans sa main les empires et les jettera en pâture aux alliés qu’il veut acheter. Ce serait sans doute un plaisir de dieu de lancer l’Angleterre libérale contre la France républicaine, de flatter les rancunes de ce petit parti étrange qui se croit toujours au lendemain de Waterloo, et qui envoie chaque jour le général Wolseley braquer sa lunette sur la Manche pour voir si la flotte française arrive : mais le Chancelier sait aussi que la Russie est un allié plus sûr er plus fort que l’Angleterre, qu’elle est un adversaire plus redoutable, et qu’il y a surtout moins de loot à prendre sur elle. L’Angleterre aurait dû ouvrir les yeux le jour où l’Allemagne mit la main sur Angra Pequeña, ce petit trou que les cartes officielles allemandes marquaient encore comme colonie anglaise. C’était la proclamation symbolique du fait que le monde colonisable n’appartient plus à l’Angleterre ; c’était la déchéance du monopole anglais. L’Allemagne vise à l’héritage commercial de l’Anglererre et, le cas échéant, à une partie de son héritage colonial. Que la Russie abandonne la France et comme de grand cœur elle la lâchera dans l’Asie, sur la réalité ou l’ombre indienne : double profit, d’isoler la France et de ruiner la seule rivale commerciale de l’Allemagne. L’Angleterre commence à s’apercevoir, comme demain l’Italie, que c’est en vain qu’elle a courtisé le maître et qu’en cherchant l’appui du fort, elle s’est appuyée sur un roseau empoisonné.

Revenons à l’Inde. À tous ces changements possibles qu’aura-t-elle à gagner ? Rien. Si elle passe sous le joug russe, elle aura tout d’abord à payer les frais de sa conquête et à indemniser ses conquérants de la peine qu’ils se sont donnée. À la longue, sans doute, les choses se rétabliront, les commissaires russes s’installeront dans les kacchéris des collecteurs, les Babous apprendront le russe au lieu de l’anglais : il n’y aura de changé que les maîtres, non le système.

Si les Russes se contentent de dissoudre la domination anglaise sans la remplacer, et si c’est l’anarchie qui hérite, elle ne durera pas. L’Inde comprendra tout ce qu’elle a perdu en perdant ces maîtres taciturnes et hautains, mais consciencieux après tout et qui lui donnaient l’ordre. On chantera des ballades sur les jours de félicité disparus et le temps à jamais regretté des Gauras[15] devenus des dieux. La première nation européenne qui leur offrira le même bien sera acclamée en libératrice. Le premier aventurier de génie qui osera, restaurera à son profit l’empire du Grand Mogol. S’il est anglais, il aura plus de chance que tout autre, parce qu’il profitera des habitudes que le passage de l’Angleterre aura déposées ; et avec l’aide des Européens qu’il sera obligé d’appeler à lui, ne trouvant pas parmi les indigènes des instruments assez énergiques de sa pensée, il établira un ordre de choses qui ne diffère pas essentiellement de celui qui règne aujourd’hui.

  1. Ne pas confondre Indou et Indien. Indien est la dénomination générale de tous les habitants de l’Inde. Les Indiens se divisent en Indous et Musulmans : l’Indou est l’Indien dont la religion rentre dans le système brahmanique, par opposition à celui qui suit la religion de Mahomet.
  2. Afghan Life in Afghan Songs, dans la Contemporary Review d’Octobre 1887.
  3. Voir page 89.
  4. Voir page 80, note 3.
  5. Voyages de Masson.
  6. Durant la grande Rébellion de 1857, l’Empire anglais dans l’Inde fut sauvé par la neutralité de l’Émir d’Afghanistan et par le concours actif des districts afghans.
  7. Désignation mystique de la Russie, créée ou popularisée je crois par M. Gladstone.
  8. Voir l’admirable livre de M. Seeley, The Expansion of England.
  9. Voir page 214.
  10. Serkar, le gouvernement.
  11. Voir pages 343-344.
  12. Un compromis est intervenu : le mari gagnant a déclaré renoncer à user de son droit : mais son droit est constaté.
  13. Piller ; cf. p. 104.
  14. Voir pages 221 et suite.
  15. Gauras, les blancs ; voir page 125.