Lettres sur l’Inde/Lettre 13

Alphonse Lemerre (p. 269-299).
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TREIZIÈME LETTRE




LA FIN D’UNE RACE
La fin d’une race. — Khouchal khan, prince et poète. — Afzal Khan de Jamalgarhi.



L e 5 avril de l’an 1886, étant à Péchawer, chef-lieu des districts afghans qui appartiennent à l’Inde anglaise, j’assistai à la fin d’une grande race.

C’était au Palais de Justice ; le mot est bien ambitieux ; disons, pour employer le terme anglais, la Cour des Sessions (Sessions Court), petit bengalow propret, sans prétention, sans rien de la majesté qui chez nous semble indispensable à l’antichambre de l’échafaud. Ce qu’il y a de plus pittoresque dans la Sessions Court, c’est l’immense jardin qui l’entoure et où les témoins, accroupis dans l’herbe, attendent patiemment, sous le soleil indien, l’heure de venir mentir en justice.

La justice criminelle aux Indes, à part quelques grandes villes, ne connaît point le jury : elle est rendue par un juge unique, le juge des Sessions (Sessions judge), assisté de deux assesseurs indigènes muets, qui n’ont qué voix consultative : jury inoffensif. Le système a du bon : le jury est une chose passable chez un peuple tel que les Anglais, qui a la notion de la loi ; c’est une chose plutôt malfaisante chez des peuples qui ne l’ont pas encore, comme les Afghans de Péchawer, ou qui ne l’ont plus, comme les Français. Un bon juge est encore ce qu’il y a de mieux ; par malheur, pour faire de bons juges, il faut des siècles et une longue sélection. Après tout, gardons le jury.

Les accusés étaient au nombre de six : un beau vieillard de quatre-vingts ans, ses deux fils, et trois de ses domestiques. Une affaire de meurtre. Le vieux, étant en procès, avait trouvé plus simple et plus expéditif de faire assassiner son adversaire.

L’affaire faisait grand bruit dans le pays. Je m’étonnais un peu : un assassinat de plus ou de moins n’est pas à compter dans le district de Péchawer.

On me dit :

— C’est vrai, mais le vieux est Afzal Khan.

Le nom ne me disait rien.

— Afzal Khan, de Jamalgarhi.

— Eh bien ?

— Afzal Khan, le descendant de Khouchal Khan, celui qui possède le manuscrit du Tarikhi Mourassa et du Divan de Khouchal.

— Que ne le disiez-vous donc !

Le pauvre vieux devenait intéressant, et je me rappelai que tous les doums[1] à qui je disais : « Chantez-moi une chanson, » me demandaient tout d’abord : « Le Sâb[2] veut-il une chanson de Khouchal Khan, prince des Khataks ? »

I

Quand je levai mon étendard dans le champ de la poésie afghane, je subjuguai l’empire des mots au galop de mon cheval de guerre.

C’est avec ce cri de conquérant que fait irruption dans le Parnasse afghan le chef des montagnards Khataks, Khouchal Khan, prince, guerrier et poète. C’était vers l’an 1650 : Aurengzeb allait bientôt trôner dans le grand Divan de Delhi, et en France le grand règne allait commencer.

À cette époque, la race afghane, qui à présent est divisée politiquement en trois groupes, les Afghans de l’Émir, les Afghans de la Reine, et les Afghans indépendants[3], reconnaissait toute également la suzeraineté de la cour de Delhi : c’était d’ailleurs une suzeraineté assez légère, qui laissait aux Afghans assez d’indépendance pour se livrer à leurs guerres intestines, seule forme de la vie politique qu’ils aient jamais comprise.

Une des tribus les plus remuantes et les plus nobles était la tribu des Khataks, qui habitent la rangée noire de montagnes au sud de Péchawer.

En l’an 1640, le Khan, ou chef des Khataks, était Châbâz Khan, fils de Yahiyâ Khan. Un jour, dans une razzia sur les Akâ Kheil, à qui il enleva mille têtes de bétail, Châbâz, dans l’ardeur de la poursuite, reçut trois flèches, dont l’une à la tempe, et son fils Khouchal, qui l’accompagnait, reçut une flèche à la jambe. Khouchal se fit extraire la flèche avec des tenailles et vint au lit de son père. Il lui demanda de quelle blessure il souffrait le plus. Le chef répondit : « De ma blessure à la tête. » Khouchal comprit que son père était perdu. Mais Châbâz, étant très brave, ne fit pas attention à son mal, fit ses ablutions pour la prière, se découvrit la tête et prit froid. Il resta deux jours sans parole et mourut.

Il laissait quatre fils dont Khouchal Khan, âgé de vingt-sept ans, était l’ainé. Il fut nommé Khan par acclamation ; au bout de quarante jours, sa blessure étant guérie, il alla à la retraite du saint Cheikh, Rahamkâr, et lui demanda sa bénédiction. Le jour suivant, il alla en plein jour faire une razzia chez les Akâ Kheil, malgré les conseils de son oncle Behâdour Khan, qui lui disait qu’on n’avait jamais vu faire de razzia en plein jour. Il mit à feu leur village, et, comme il avait dit : « Égorgez tout ce que vous trouverez, hommes et chiens, » le sang des chiens et des hommes se mêla à flots et inonda les maisons. Sur ces entrefaites vint de la cour de Delhi le brevet de l’empereur Châh Djehân, qui le confirmait dans le fief de son père comme Khan des Khataks. Il lui confiait de plus la charge de protéger la route royale d’Attock à Péchawer.

Khouchal Khan fut fidèle. Il accompagna même le fils de l’empereur, Mourad, dans une expédition au pays de Badakhchan, d’où viennent les rubis balais, et quand le grand Aurengzeb renversa et emprisonna son père, tua ses frères et monta sur le trône du paon, le chef des Khataks continua imperturbablement ses services à la cour suzeraine de Delhi. Si Aurengzeb s’était contenté de les accepter, il est probable que le nom de Khouchal serait oublié et que l’Orient aurait un héros et un poète de moins. Heureusement Aurengzeb fut ingrat.

L’on a souvent comparé Aurengzeb à son grand contemporain de France, parce que, comme lui, il vit l’apogée de son empire et comme lui en prépara la chute par son ambition et sa bigoterie. Mais il avait en plus les vices de l’usurpateur. Arrivé au pouvoir à force de perfidies et de crimes, il avait trop mauvaise conscience pour croire à la loyauté d’autrui. Le gouverneur de Caboul, ennemi mortel de Khouchal, le dénonça comme suspect à l’empereur, qui l’envoya en prisonnier, bien loin de ses montagnes natives, au cœur de l’Indoustan, dans le donjon de Gwalior. Il s’y rongea le cœur pendant sept ans. Que faire en prison, quand l’on est poète, que d’envoyer aux brises lointaines l’éternel message de l’exilé :

Ô vents, dites-leur nos misères
Oiseaux, dites-leur notre amour !

Douce brise du matin ! Si tu passes sur Khairabad[4], si ta course te conduit vers Saraê[5], aux bords du Sind :

Donne-leur, donne-leur encore mes saluts et mes vœux ; donne-leur, donne-leur bien des fois l’expression de mon affection et de mon amour.

Au grand Sind[6] impétueux crie d’une voix sonore ; mais au petit Sind[7], dis d’une voix douce et murmurante :

« Peut-être boirai-je une fois encore une coupe de tes eaux : Car je n’ai pas toujours vécu aux bords du Gange et de la Jamouna. »

Rends la joie, ô Dieu, en me rendant à celle que j’aime, à ce cœur qui, à présent, séparé d’elle, est déchiré en deux.

Dans l’Inde, ô Khouchal, tu ne resteras pas pour toujours : car le pécheur même à la fin doit échapper au feu de l’enfer.

Que faire encore que de maudire le tyran, en attendant l’heure de la vengeance, tyran d’autant plus odieux qu’il est doublé d’un bigot et d’un saint :

Oh ! je connais bien la justice et l’équité d’Aurengzeb, son orthodoxie dans les choses de la foi, son ascétisme et ses jeûnes :

Ses frères mis à mort l’un après l’autre ; son père : battu dans la bataille et jeté en prison.

Quand un homme battrait son front mille fois contre la terre ou à force de jeûnes ferait toucher son nombril à l’épine dorsale[8] ;

Tant qu’il n’y joint le désir d’agir en honnête homme, ses adorations et ses dévotions ne sont qu’imposture et mensonge.

Celui dont la langue va à droite et le cœur à gauche, que ses entrailles soient déchirées à coups de couteau !

Au dehors le serpent est beau et sa forme est harmonieuse ; au dedans il est tout impureté et tout venin.

Puisque le bras de Khouchal ne peut atteindre le tyran, puisse, au jour du jugement, le Tout-Puissant lui refuser sa pitié !

Pourtant, au milieu de mes misères il est deux choses dont je remercie Dieu : l’une, c’est que je suis Afghan, et l’autre que je suis Khouchal, le Katak.

Cependant, depuis son départ, l’anarchie régnait sur la rive droite de l’Indus : la route royale était infestée, l’administration mogole impuissante. Un seul homme était capable de rétablir l’ordre : c’était le prisonnier de Gwalior. Aurengzeb lui ouvrit les portes du donjon, l’appela à la cour de Delhi, et enfin le renvoya dans son fief avec son ancien titre et le mandat de rétablir l’ordre. Mais une justice tardive, arrachée par la crainte, ne pouvait effacer l’angoisse et la fureur de ces sept années retranchées de sa vie « et qu’il avait passées, à crier Mon Dieu, Mon Dieu !… » Khouchal, aussi exilé a la cour que dans le donjon, assista en silence aux levers de l’empereur et revint aux bords de l’Indus, la révolte et la vengeance au cœur.

Voilà le récit des historiens. La tradition populaire conte l’histoire autrement. Je vous la dirai comme elle me fut contée, et vous reconnaîtrez qu’entre la version pâle et prosaïque des livres et celle de mon maître et ami, le mounchi Mohammed Ismaïl Khan, d’Abbottabad, il n’y a pas à hésiter.

II

Je vous ai parlé plus haut du cheikh Rahamkâr, dont Khouchal Khan, à son avènement, était allé demander la bénédiction. C’était un grand saint, très puissant encore aujourd’hui sous le nom de Kaka Sahib ; ses nombreux descendants, les Kaka Kheil, forment une confrérie dont tous les membres sont inviolables. Ce fut un des étonnements de la frontière, il y a quelques années, quand le colonel Waterfeld, le commissaire de Péchaver, en fit pendre deux, condamnés pour meurtre, en grand apparat, sans que la foudre tombât[9].

Khouchal Khan, plein de respect pour son suzerain religieux, avait donné sa fille en mariage au fils du saint. Il l’envoya de son palais d’Akora à la retraite de l’ermite, sur la montagne voisine de Nauchéhra, avec un douaire splendide de vêtements et de bijoux.

Le soir, le cheikh rentrant de la mosquée, la belle-mère dit à la nouvelle mariée de servir son beau-père : la princesse se lève, fait le salam, apporte la cruche et le bassin et verse l’eau sur les mains du cheikh. Le cheikh, levant les yeux, voit la soie et les bijoux de la jeune femme et lui dit : « Ma fille, nous sommes des faqirs ; ôte bien vite ces vêtements et ces parures et revêts les haillons des pauvres. »

Trois jours plus tard, la mère envoie une vieille femme à Nauchéhra pour prendre des nouvelles de sa fille. La vieille femme revient en disant : « Pourquoi avez-vous marié votre fille à des mendiants ? Ils l’ont dépouillée de ses beaux vêtements et de ses bijoux, et la pauvre enfant est à pleurer nuit et jour. »

C’est l’usage que les nouvelles mariées, après la première semaine de mariage, aillent passer quelques jours chez leurs parents. Khouchal Khan, averti de ce qui se passe, envoie demander sa fille : le cheikh interdit à sa bru de partir et, à la place, il envoie son fils, le mari, porter son salam au Khan des Khataks. Le Khan reçoit le salam du cheikh et fait mettre le gendre en prison. À cette nouvelle, le cheikh maudit le Khan et dit : « Que pour chaque jour de captivité de mon fils Khouchal Khan soit captif une année ! »

Khouchal relâcha son gendre au bout de quelques jours. Mais sur ces entrefaites, ses ennemis le dénoncèrent à Aurengzeb comme rebelle et pillard de grand chemin. L’empereur le fit saisir par le gouverneur de Péchawer et envoyer à Delhi. Amené devant l’empereur, il offrit de payer pour sa liberté tel prix que le Padichah voudrait fixer : dix mille roupies, vingt mille roupies, son poids en or. Aurengzeb refusa tout. Sept ans plus tard, il se ravisa.

— Trop tard, répondit le Khatak ; cela ne me servirait plus de rien.

— Et pourquoi donc ? fit l’empereur. Quand je t’offrais rançon, j’avais deux petits toutis au gazouillement délicieux[10] : et qui n’avaient pas encore d’ailes : c’est pour eux que je voulais être libre. À présent ils se sont envolés.

L’empereur, touché, relâcha le Khan sans rançon et Khouchal se mit en route vers l’Indus. Il fit le premier jour trente milles, à partir de Delhi : le lendemain matin, le geôlier le retrouvait dans sa prison.

— Comment es-tu ici ? demanda l’empereur étonné ; je t’avais rendu la liberté.

— Je ne sais, répondit le Khan, non moins étonné ; je n y comprends rien moi-même. Puis, se rappelant la malédiction du cheikh :

— La main de Rahamkâr est sur moi ! s’écria-t-il.

Et il improvisa Le Gazal :

« À quoi bon me rendre la liberté, si le cheik ne me la rend pas ?… »

L’empereur écrivit à l’ermite pour lui demander le pardon du Khan, qui avait assez expié sa faute. Le cheikh pardonna et le Khan put enfin être délivré

III

Rentré dans ses montagnes, Khouchal Khan éclata. De concert avec les Afridis, il fit, pendant huit ans, une guerre exterminatrice aux Mogols. Toutes les tribus, de proche en proche, jusqu’à Jelalabad, prirent feu. Il rêvait un grand rêve, le Pan-Afghanisme, le rêve réalisé un siècle plus tard, un instant, par le génie d’Ahmed Chah, le Dourani. Il comprenait bien que si jamais toutes les furies de ces races indomptables se concentraient dans une main unique, l’Inde redevenait le champ de pillage des Afghans, comme elle l’avait été quatre siècles auparavant. Mais les haines et les égoïsmes intérieurs étaient trop forts : la patrie afghane n’existait que dans le cœur du poète. IL alla prêcher la cause nationale chez la puissante tribu des Yousoufzais ; il revint ulcéré et ses chants de triomphe tournèrent en chants d’invectives contre les traitres :

Viens, musicien ; mets l’archet au violon ; et toi, échanson, apporte-nous les coupes pleines et débordantes.

Car les jeunes Afghans ont de nouveau teint leurs mains en rouge, comme le faucon teint ses serres dans le sang de la proie.

Ils ont rougi de sang leurs épées brillantes, et le lit de tulipes a fleuri, en pleine chaleur de l’été.

C’est maintenant la cinquième année que dans ce voisinage chaque jour entend le cliquetis des épées étincelantes.

Mais depuis que je suis ici[11], je ne suis plus qu’un néant : ou je suis devenu bien méprisable, ou c’est ce peuple qui est infâme.

Je leur crie : Aux armes ! aux armes ! jusqu’à ce que je sois las ; et, sourds à tout, ils ne répondent point : Mourons ; ni : Ma vie pour toi !

Les chiens des Khataks valent mieux que les Yousoufzais, bien que les Khataks eux-mêmes ne valent guère mieux que des chiens.

Tous les autres Afghans, de Candahar à Attok, ouvertement ou secrètement, sont d’accord dans la cause de l’honneur.

Voyez combien de batailles ont été livrées de tout côté ; et pourtant, parmi les Yousoufzais, pas un sentiment de honte ne s’éveille.

Voici un an qu’Aurengzeb lui-même campe devant nous, hagard et perplexe, le cœur blessé.

Voici année sur année que ses nobles tombent dans la bataille ; et ses armées balayées, qui les comptera ?

Les trésors de l’Inde ont été répandus devant nous : les rouges mouhours d’or ont été engouffrés dans ces collines.

Et à une heure si pleine d’honneur et de gloire que celle-ci, que font-ils, ces traitres vils d’entre les Afghans ?

Les Afghans l’emporteraient sur les Mogols au jeu de l’épée, s’ils avaient seulement un peu de sens.

Si les diverses tribus se soutenaient les unes les autres, les rois auraient à se courber et se prosterner devant eux.

Seul, parmi les Afghans, je pleure pour notre honneur et notre renom, tandis que les Yousoufzais à leur aise cultivent leurs champs.

Dans mon pauvre jugement, la mort est préférable : à la vie, quand l’on ne peut plus Au de l’existence avec honneur.

Dans ce monde, nul ne restera toujours en vie : mais le souvenir de Khouchal vivra, vivra longtemps[12].

Mais la parole du poète était impuissante ; il avait beau prêcher l’entente et évoquer le souvenir des grands empereurs Pathans, de Behlol et de Chir Chah, on ne comprenait pas son langage.

Si les Afghans acquièrent le don de la concorde et de l’unité, le vieux Khouchal redeviendra jeune à nouveau.

Nous parlons la même langue, nous parlons tous afghan ; mais nous ne comprenons pas ce que nous nous disons l’un à l’autre.

Cependant les mouhours d’or faisaient plus de ravage que l’épée mogole. Une à une les tribus se soumirent ; ses deux amis, les chefs des Afridis, Aemal et Daryakhan, avaient emporté avec lui dans la tombe la moitié de sa force et de ses espérances ; les maliks se mettaient de toute part à la solde du grand Mogol, qui savait si bien payer. Khouchal se lassa, il abdiqua en faveur de son fils aîné, Achraf Khan, et se retira dans la poésie et l’histoire ; il écrivit les annales de sa nation, et chanta ses haines, ses amours et son génie :

Quand je levai mon étendard dans le champ de la poésie afghane, je subjuguai l’empire des mots au galop de mon cheval de guerre.

Le ver luisant était le héros de la nuit noire : j’ai éclipsé sa faible lumière, comme le soleil levant.

J’ai rejeté dans la besace les odes de Mirza ; j’ai souri d’Arzani[13], fils de Khvechkai, fils de Zamand.

Il y avait Daula et Vasil et bien d’autres ; ma poésie a ri à la barbe de toute la bande.

J’ai enfilé pour la foule les rubis et les perles de la poésie et j’ai ruiné le colporteur de verroterie.

J’ai écrit des vers afghans sur des thèmes vierges, à la façon du poète de Chiraz et du poète de Khodjand[14].

J’ai planté tous les arbres dans mon bosquet et greffé toute réalité sur la métaphore.

Je m’inquiète peu de blâme ou d’éloge : car je ne suis pas tel qu’il soit nécessaire de violenter les gens pour leur faire admirer mes vers.

Celui qui ne peut se faire à louer mes vers, il faut qu’il soit dévoré d’envie ou que ce soit un sot.

Ce n’est nul profit que je cherche en courtisant ainsi la muse : c’est l’amour qui m’a mis ce lien au cou.

Ô mon cœur, en choisissant la voie de la poésie, tu as fait tiennes une souffrance et une joie.

La joie, c’est que tu es le poète du siècle ; la souffrance, c’est que tu as troublé ton âme à force de pensées.

Ô amour, plus grand que l’empereur Aurengzeb ; puisque tu as levé haut parmi tous les hommes la tête de Khouchal Khan.

Ce barbare a d’ailleurs tous les raffinements de la poésie savante :

Pour la flèche il faut un archer et pour la poésie un magicien.

Il faut qu’il tienne toujours dans la main de son esprit la balance du mètre ; sévère pour le vers trop lourd ou trop léger d’un pied.

Il faut que la fiancée Vérité monte sur son noir palefroi, le voile de la métaphore rabaissé sur son front sans tache. Qu’elle lance de ses yeux cent œillades, des regards coquets et vainqueurs.

Que le poète la charge des joyaux de l’art aux mille nuances, qu’il l’orne du sandal et du safran de la métaphore.

Comme anneaux de pieds les clochettes de l’allitération, et à son cou un collier de rythme mystérieux.

Ajoutez les clignements d’yeux du sens caché : de tête en pied, que tout son corps soit un parfait mystère[15].

Le repos poétique de Khouchal fut bien vite troublé par des anxiété nouvelles, pires que celles de Gwalior. Les toutis, dont il regrettait le gazouillement dans son donjon, s’étaient envolés et se déchiraient entre eux. Son second fils, Bahram, « Bahram le méchant », s’était levé en prétendant contre son frère ; battu, pris et gracié, il avait répondu à la clémence d’Achraf en le livrant à Aurengzeb, qui l’envoya périr dans la forteresse de Bijapour. Khouchal sortit de sa retraite pour soutenir le jeune fils d’Achraf, Afzal Khan : mais Bahram avait pour lui les Mogols et resta seul maître. Il envoya son fils Moukarram relancer le vieux lion dans sa tanière : le vieillard, âgé de soixante-dix-sept ans, vint au-devant de la bande, l’épée à la main. Moukarram, saisi de honte, n’osa mettre la main sur l’aïeul et retourna vers son père. Behram, indigné, le renvoya avec l’ordre de tuer le vieillard de sa main, s’il refusait de se rendre. Le vieux chef, averti, monta sur la crête de la colline et se tint debout, l’épée à la main : il resta ainsi plusieurs jours de suite : nul n’osa avancer.

Khouchal, las de la lutte, quitta son pays natal et alla chercher un asile parmi les Afridis. Il mourut parmi eux l’année suivante, 1691, exilé, mais libre. En mourant, il recommanda à ceux de ses fils et de ses amis qui lui étaient restés fidèles, de l’ensevelir dans un lieu où le sabot des chevaux mogols ne pourrait venir insulter la cendre de celui, dont le nom, vivant, les faisait trembler. Il les pria aussi, s’ils mettaient la main sur Behram le parricide, de trancher son corps en deux parts, de brûler l’une au chevet et l’autre au pied de sa tombe.

IV

Dans sa longue lutte contre les hommes, deux choses l’avaient soutenu, la haine des Mogols et l’amour des belles. La lassitude avait désarmé la haine, l’amour ne désarma pas. Le blanc de sa barbe ne l’effrayait pas :

Une barbe blanche est un signe qui vous rend respectable parmi les hommes : c’est la chute des dents qui seule fait honte à un homme.

Tant qu’un homme a les dents en place, si blanche que soit la barbe, il n’est pas vieux ; loin de là, c’est jeunesse.

Que le vieillard ne s’inquiète pas de l’âge, tant que l’œil est bon et ne marque pas de déclin.

Qu’est-ce que la vue de la bien-aimée au vieillard ? Vraiment c’est l’élixir, le baume aux blessures du cœur.

Le moine renoncerait-il jamais à l’amour ? Non ! non ! il ne peut l’atteindre : de là sa dévotion et sa piété.

Quoique l’âge de Khouchal ait passé les soixante-dix ans, pourtant, dans son cœur, il y a toujours amour et affection pour les belles.

Je suppose pourtant que sa barbe n’était pas encore tout à fait blanche quand il écrivait ces jolis vers :

Ne me dis pas : « Pourquoi jures-tu par moi ? » Si je ne jure par toi, par qui jurerais-je ?

Tu es la lumière même de mes yeux : je le jure, par ces yeux noirs de toi.

Ton visage est le jour, tes tresses sont la nuit : je le jure par le matin et je le jure par le soir.

Dans ce monde tu es ma vie et mon âme et rien d’autre ne l’est : je te le jure, ô ma vie !

La poussière de tes pieds est un onguent pour mes yeux, je le jure par la poussière de tes pieds.

Quand tu ris, on n’y peut rien comparer, ni rubis, ni perles[16] : je le jure par ton rire.

Vraiment, je t’aime, je t’aime, et toi seule, et je le jure, moi Khouchal, par ton beau visage.

Mais les belles n’étaient point toujours de l’avis du prince sur les mérites de la barbe blanche. Je ne sais si même au temps d’Anacréon les jeunes Ioniennes croyaient, comme leur poète, que les roses sont plus belles mêlées aux lis. Le pauvre prince en fit une expérience douloureuse.

Sur le tard, bien que le souvenir de ses cinquante-sept fils, dont si peu fidèles, l’eût rendu sceptique sur la noblesse du sang maternel, il se prit d’amour pour une jeune fille des Yousoufzais qu’il épousa : on n’assure pas qu’il eût demandé son consentement, chose peu nécessaire chez les Afghans et surtout pour un prince. Amenée dans la maison du Khan, elle se prit à pleurer. Il lui demanda en vain la cause de ce grand chagrin : elle ne répondait qu’en pleurant de plus belle. Il lui donna des joyaux, de beaux vêtements, des esclaves : et elle pleurait toujours. Se rappelant l’histoire de sa fille, il se dit : « Elle pleure sans doute au souvenir de ses parents, » et il l’envoya passer un mois chez sa mère, dans le pays des Yousoufzais. Au retour, elle pleurait encore. Khouchal Khan soupçonna enfin ce qui en était et refit dans son afghan le monologue d’Othello : « Peut-être, parce que j’ai descendu la vallée des ans, peut-être… » Il s’écria : « Tu pleures, parce que tu es jeune et que je suis vieux, et qu’il te faut un jeune. » Elle ne répondit pas ; mais un éclair qui passa à travers ses larmes montra au vieillard qu’il avait deviné. « Eh bien ! tu l’auras, » s’écria le Khan, et avisant dans le jardin un magnifique nègre d’Abyssinie, en train de balayer les ordures, un mousalli, le dernier des hommes, il l’appela et lui cria : « Voilà ta femme, je te la donne, prends-la ! » Le nègre, effrayé du sacrilège, se jeta aux genoux du Khan en demandant grâce : « Prends-la, cria le prince, ou je te fais trancher la tête. » Et le nègre emmena en tremblant la princesse qui sanglotait.

Quelques jours plus tard, le Khan allait à la chasse pour se distraire. Il trouva sur la route un amas de gerbes de blé : tout en haut, il y avait un homme et une femme qui faisaient voler la paille ; l’homme donnait des coups d’amitié à la femme, et la femme les lui rendait en riant et en chantant. L’homme était noir ; c’étaient le nègre et la princesse. Et Khouchal s’éloigna en soupirant et dit :

Na Khouchal vi
Na Khatak vi
Na Khâni vi…

Plût à Dieu que je ne fusses ni Khouchal, ni Khatak, ni prince !

Que je fusse un balayeur, la hotte au dos, mais avec ma jeunesse, avec ma jeunesse !

C’est ainsi que le montagnard afghan jetait deux siècles d’avance, avec plus de simplicité de cœur et de parole, la plainte romantique de Gomez :

… O mes tours crénelees,
Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais,
Oh ! que je donnerais mes blés et mes forêts,
Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines,
Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines
Et tous mes vieux aïeux qui bientôt m’atrendront,
Pour sa chaumière neuve et pour son jeune front !

V

C’était donc à la cour des Sessions à Péchawer. La séance manquait vraiment de majesté.

Sur l’estrade le juge, grand bel homme à longue barbe noire, luisante et soyeuse : je ne me rappelle pas avoir jamais vu si belle barbe noire dans la magistrature assise ; il est en jacquette ; très calme, impassible et très doux. À droite, l’interprète, debout ; et assis contre le mur et comme en pénitence, les deux muets qui représentent l’opinion publique indigène ; à gauche, accroupi, le greffier paperassier ou Sirrichta dâr, dont le qalam grince activement en barbouillages irréguliers sur les papiers oblongs qui s’amoncellent.

Au pied de l’estrade, le procureur ou commissaire, un peu rageur, plus qu’on n’attendrait d’un magistrat anglais, mais c’est un magistrat d’occasion. En face du procureur, la boîte à témoins (witness box). Devant l’estrade, les six accusés enchaînés, grands gaillards à mâchoire irlandaise, qui, d’un bout à l’autre de la séance, marmottent la profession de foi musulmane (Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah, etc.), afin de désarmer les dépositions des témoins et le verdict du juge. Les témoins viennent un à un à la boîte, amenés par un policeman indigène : étant Afghans pour la plupart, ils déposent en pouchtou et l’interprète traduit en hindoustani, langue officielle. Les témoins ne sont pas toujours très clairs, ce qui amène des discussions fort longues, mais non plus claires pour cela, entre le témoin, le juge, le procureur, et le policeman qui s’en mêle aussi. Les témoins ne sont pas très laconiques, à Péchawer pas plus qu’à Paris : tchoup chah ! (tais-toi), tranche le juge, et le témoin de continuer la phrase lancée ; tchoup chah, répète le policeman, en appuyant le conseil d’une bourrade, et le témoin s’est déjà tu depuis longtemps que le policeman, le greffier, l’interprète crient encore à tue-tête, tchoup chah ! tchoup chah ! avec des intonations qui marquent le paroxysme d’une indignation zélée. Je songe un instant au Palais-Royal et au pauvre Labiche : mais en reportant mes yeux sur les six accusés qui marmottent toujours, l’image de la tragédie finale me fait oublier le vaudeville de l’instant.

La justice aux Indes est publique, selon le grand principe du libéralisme européen. Seulement les gens de l’Inde étant un peuple très excitable, le principe souffre en pratique un tempérament et l’on n’entre qu’avec une carte du juge. Pour la circonstance, je représentais le public, avec un baron autrichien qui fait le tour du monde avec un appareil photographique.

Donc Afzal Khan était accusé d’avoir fait assassiner un homme avec qui il avait procès. Les Anglais étaient très montés contre lui et au fond pas fâchés : c’était l’occasion de faire un exemple. Ils pensent, comme Richelieu, que « c’est chose inique que de vouloir donner exemple par la punition des petits, qui sont arbres qui ne portent point d’ombre » : ils aiment assez pendre dans la noblesse : c’est un de leurs faibles. Le fait est qu’un Khan, un nawâb, un râja, un fakir, font beaucoup plus d’effet du haut de la potence que vingt boys ou cent mehtars. Les Afghans étaient beaucoup plus froids. L’un d’eux me dit : « Et quand il aurait fait assassiner Ahmed ! Ahmed avait, devant les témoins et devant le juge anglais, donné « un mauvais nom » à sa fille. Afzal Khan est un misérable, un gueux, un ladre sans foi et sans cœur : mais ici il avait raison ; s’il a assassiné Ahmed, c’est la seule chose honnête qu’il ait faite dans sa vie. »

Je me fis conter son histoire. La voici : il faut remonter fort haut, Afzal Khan étant fort vieux.

VI

Afzal Khan descend en droite ligne de Khouchal Khan, le poète. En 1830, le pays était sous la suzeraineté des Sikhs et de Rundjet Singh, l’ami de Jacquemont. Rundjet donna l’investiture à Khavas Khan, cousin d’Afzal. Vous devinez le reste. La chanson populaire pleure encore Khavas :

Il y avait un fils de Firouz Khan, beau comme la rose, Khavas Khan : la terre est sous lui et sur lui.

Rundjet Singh avait parlé : « Tu es le chef des Khataks. J’ai confiance en toi. Prête l’oreille, ô Khavas ! Tu es mon fils et je suis ton père. Jouis en paix de ta terre : j’ai des serviteurs autour de moi, de l’Iran et jusque d’Ispahan. Ton chagrin sera mon chagrin. »

Quand le fils de Firouz Khan sortit à cheval de Lahore[17], il avait avec lui une suite nombreuse.

Quand il arriva à Attock, en marche pour sa maison, ses rossignols[18] se mirent à chanter.

Quand il parut tout d’abord, la douleur couvrit l’étoile du Satan, fils de Nadjaf[19].

Et quand il vint à Zoulouzou, alors il eut repentir : tout le monde connaît l’histoire.

Il était un fils de Firouz Khan, beau comme la rose, Khavas Khan : la terre est sur lui et sous lui.

Un messager vint chez sa mère, mais elle était impuissante ; car Abbas[20] était prisonnier de la tombe.

Il était un fils de Firouz Khan, beau comme la tombe : la terre est sur lui et sous lui.

Au moment de l’annexion du Pendjab, en 1849, le gouvernement anglais trouva Afzal grand propriétaire terrien : il fut dépossédé en 1854 pour mismanagement et se retira à Jamalgarhi, près des ruines des temples bouddhiques, comme aurait pu faire tout autre chacal. Malgré sa déchéance, c’était encore un grand personnage. Il était puissamment riche : le gouvernement anglais lui faisait une rente de 1 600 roupies (3 200 francs) ; au moment de la grande rébellion, il fut loyal et mérita une pension additionnelle de 1 600 francs roupies ; son revenu total était de 3 629 roupies. Il avait tout ce qu’il fallait pour mériter l’estime des siens : il portait un grand nom, il avait les manuscrits de Khouchal Khan, il avait sur la main le sang de ses ennemis. Mais tous ces titres ne lui servaient de rien, et le fils de Khouchal Khan était méprisé entre tous, parce qu’il avait le vice méprisé entre tous ; c’était un choum, un ladre, et le poète Mahmoud, mal payé, avait chanté de lui une mauvaise chanson[21].

La satire de Mahmoud est sous forme de dialogue entre un maître poète et son élève, ou comme l’on dit là-bas, entre Oustad et Chagird : chez les Afghans, la poésie populaire est un véritable corps de métier, avec patrons et apprentis :

Disciple, à Jamalgarhi réside Afzal Khan.

Maître, dis-moi ce qui est de lui. Il fait de lui-même un éloge pompeux. Il fait l’éloge de lui-même et de ses fils à chaque instant.

Disciple, l’hôte ne trouve jamais d’égard auprès de lui.

Maître, que pour cela Dieu amène sur lui le malheur !

Oui, disciple, prononce toujours la malédiction sur un ladre !

Maître, il a mauvais cœur, mauvaise langue, mauvaises mœurs : il n’y a pas et il n’y aura jamais de ladre pareil.

Disciple, quand il voit de loin venir un hôte,

Maître, il lui dit : D’où viens-tu[22] ?

Disciple, il le tue de questions de pied en tête.

Maître, il n’a peur ni crainte du Seigneur.

Disciple, il ne laisse pas l’hôte se reposer sur le lit de la houdjra[23].

Maître, sa bouche est toujours ouverte comme un puits vide.

Disciple, il n’a pas de dents ; sa bouche est noire comme un four. Aussi, celui qui le coupera en morceaux…

Maître, ce sera un Ghazi[24] ; et c’est un coquin qu’il tuera.

Maître, qu’il disparaisse de mes yeux ! Il fait rougir toute sa famille !

Disciple, non, il n’y aura jamais de drôle éhonté tel qu’Afzal Khan.

Mahmoud dit : Je fais librement aller sur lui ma langue dans le bazar.

Le vœu haineux du poète a été entendu. Afzal Khan a été acquitté, mais un de ses fils envoyé à la potence. Le bourreau Firanghi mettra la main au cou du descendant de Khourchal Khan. Une insulte pire a été faite au sang du poète : le titre de Khan des Khataks a passé à un héritier de sang inférieur, fils d’une femme de quatrième rang, Khvâja Mohammad Khan, à qui le gouvernement de la Reine a cru donner un peu de prestige, en accrochant à son nom, par devant le titre de Sir, et par derrière les quatre lettres cabalistiques, K. C. S. I[25].

  1. Chanteurs populaires.
  2. Monsieur.
  3. Pages 38-39.
  4. Au confluent de l’Indus et de la rivière de Caboul.
  5. Ville natale du poète.
  6. L’Indus.
  7. La rivière de Caboul.
  8. Nec pietas ulla est velatum saepe videri
    Vortier ad lapidem multasque accedere ad aras,
    Sed mage…

  9. Voir plus haut page 151.
  10. Deux petits perroquets, ses enfants cf., page 218.
  11. Chez les Yousoufzais.
  12. Col. Raverty, Selections from the Poetry of the Afghans.
  13. Mirza et Arzani, poètes célèbres, antérieurs à Khouchal.
  14. Hafiz et Kamal.
  15. T. C. Plowden, Translation of the kilidi Afghani, Lahore, 1875.
  16. Rubis des lèvres, perles des dents.
  17. La capitale de Rundjet.
  18. Les femmes de sa maison.
  19. Afzal Khan.
  20. Frère de Khavas.
  21. Voir page 103.
  22. On doit recevoir l’hôte qui arrive sans le questionner.
  23. Maison commune à l’usage des voyageurs, entretenue aux frais du chef.
  24. Un héros de la guerre sainte.
  25. Knight Commander Star of India (chevalier commandeur de l’Étoile de l’Inde). Songez, je vous prie, que le premier fonctionnaire de la frontière, le colonel Waterfield, commissaire de Péchawer, n’est que Compagnon de l’Étoile, un simple C. S. I.