Lettres sur l’Inde/Lettre 14

Alphonse Lemerre (p. 301-351).
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QUATORZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE




DE LAHORE À PARIS
Lahore : Histoire de trois tombes ; la tristesse du Nawab. — Delhi : la Divali ; la Chanson du Grand Mogol. — Rampor : les Rohillas ; Azim-eddin Khan ; le Souroudi ; Pig-sticking. — Aligarh : Séid Ahmed ; l’Institut anglo-oriental ; le Nétcheurisme. — Muttra : la Divali à Muttra ; le Musée de Muttra. — Agra : le Taj ; l’Écho. — Fatehpur Sikri et Sikandera : la Capitale d’Akbar et sa tombe ; le baron Bentinck. — Bénarès : Déesses et vaches ; Hommes et étoiles. — Calcutta. — Chandernagor : la Fête de Jagaddhatri ; la France et l’Angleterre devant le contribuable indou ; le lit de Dupleix. — Bouddha Gaya. — Lucknaw. — Cawnpor : l’Imâmbâra de Lucknaw. — Allahahad : les trois rivières. — Bombay : le français à l’Université de Bombay ; le Cercle franco-parsi. — Pouna : la future capitale ; Parvati ; la dernière Sati. — Hyderabad et Golconde : Séid Ali Belgrami ; les géologues et le singe Hanouman ; Monsieur Raymond. — Apollo Bender.


I l est trois tombes à Lahore qui ont fait une fin étrange : deux d’entre elles sont devenues églises, et la troisième salle de festin.

Il y a trois siècles, Mohammed Kasim Khan, cousin de l’empereur Akbar, se fit bâtir une tombe royale, puis alla mourir en route au pèlerinage de la Mecque, de sorte que la tombe de Lahore resta vide de son hôte. Les Anglais vinrent, ils virent qu’elle était bonne et en firent un palais pour les vivants. On a construit tout alentour, pour loger le Lieutenant-gouverneur du Pendjab, et la tombe au centre est la salle de festin. J’y ai vu mousser le champagne et les « speech » d’adieu au gouverneur qui prend sa retraite ; et le bruit des verres et des toasts, en frappant les arabesques de la voûte et les versets du Coran qui serpentent, ne rendait pas, je vous assure, un bruit funebre.

Autre tombe, celle-là plus modeste, près de la station du chemin de fer. Le nom du premier locataire, je l’ai oublié ; la tombe est à présent une église. On l’appelle « l’Église des employés du railway », parce que c’est là que ces modestes fonctionnaires vont, trous les dimanches, rendre leurs devoirs au Seigneur.

Le grand monde de Lahore va ailleurs : à la tombe d’Anarkali. C’était une danseuse que l’empereur Akbar aimait. Elle était si belle qu’il l’avait appelée Nadira Begum, « la dame merveilleuse, » et Anarkali, « fleur de grenade. » Mais un jour que l’Empereur et Anarkali étaient à la fenêtre du harem, regardant les cavaliers qui paradaient dans la cour, parut au milieu d’eux Sélim, le fils de l’Empereur, qui leva les yeux vers eux ; et l’Empereur vit un sourire passer sur les lèvres de Fleur-de-Grenade, un sourire qui n’était pas pour lui. Il la fit donc enterrer vivante.

Sélim l’ensevelit dans un marbre, blanc comme le jasmin ; les cent noms d’Allah, sculptés en relief dans la pierré, courent en fleurs virginales autour de la pauvre fille, et au-dessous on lit d’un côté : Madjnoun Selim Akbar, « Sélim, fils d’Akbar, fol d’amour, » et de l’autre ces deux vers persans :

Agar man bâz bînam roui yâri khwîch râ
Tâ qiyâmat chaukr gouyam kardigâri khwîchrâ.

Si jamais je revois le visage de celle que j’aime, je dirai merci à mon créateur, jusqu’au jour de la résurrection.

Vous me demanderez si je crois à l’histoire que je vous conte : pour vous parler franchement, je n’en crois rien. Akbar était le Marc-Aurèle de l’Inde, et bien qu’un Marc-Aurèle indien puisse se permettre quelques vivacités qui étonneraient chez l’autre, Akbar, j’en suis sûr, n’était pas homme à punir ainsi même un sourire de femme aimée dérobé à son amour. Sélim, au contraire, plus tard empereur sous le nom de Jehanguir, est le plus abominable ivrogne qui ait jamais honoré trône impérial. Mais qu’importe ? la tombe est là, le marbre est là, le nom de Sélim y est, les deux lignes aimantes y sont ; l’histoire est douce et triste : autant y croire.

Les gens pieux qui ont fait de la tombe une église n’ont pas voulu laisser le marbre de la danseuse près du marbre de l’autel : ils l’ont jeté dans un petit réduit ignoble, et, pour faire le tour du sarcophage, il faut l’enjamber et troubler les araignées dans leurs toiles. Ne pouvaient-ils laisser la pauvre danseuse dormir tranquillement dans sa tombe et blanchir un autre sépulcre pour abriter leurs vertus ? Cependant, même à présent, leur conscience n’est pas en repos : on dit que le voisinage d’Anarkali les trouble encore et l’on se cotise en ce moment pour bâtir une véritable église ; car, vous comprenez, on n’aime pas prier à côté d’une danseuse, d’une danseuse morte. Et puis, hélas ! la pauvre Fleur-de-Grenade a donné son nom au bazar voisin, le bazar d’Anarkali, où, tous les soirs, les filles de Cachemire, en robe virginale, derrière la persienne à demi-soulevée, se voilent et se montrent à la lueur d’une lampe qui brûlera toute la nuit, pour d’autres vœux que ceux de la Vestale.

I

La tristesse du Nawab. — C’est le Nawab Abdoul Medjid Khan. Nous montons l’escalier de pierre, qui est encombré, comme toute la cour, de mendiants accroupis, car c’est le jour des aumônes du Nawab. Le Nawab est Pathan de race, c’est-à-dire qu’il descend des anciens conquérants afghans de l’Inde, haute noblesse musulmane. — Il est riche, il est savant, il est bon. Il a appris la médecine et l’exerce par charité pour les pauvres ; sa médecine est un peu vieille, car c’est la Younani[1], c’est-à-dire la médecine d’Hippocrate et des Grecs ; mais grecque ou anglaise, ni ses malades ni leurs maladies ne s’apercevraient d’une différence : ils en vivent ou ils en meurent, selon le bon plaisir de Dieu, et ils ont foi en lui.

Le Nawab est un homme grand et puissant, la face large, le nez gros, les yeux saillants, rêveurs et bons ; il porte un justaucorps de velours et une calotte de velours brodée d’or ; il est assis, les mains et le menton solidement appuyés sur la pomme d’or d’un bambou épais. L’ameublement est européen : au mur, le Charles Ier de Van-Dyck, et de belles dames tirées des journaux de modes.

Le Nawab est triste, parce qu’il est déçu et troublé dans sa conscience. Il est homme de progrès, et il a cru que l’Europe pouvait apprendre quelque chose de bon à l’Inde. Il a prêché l’étude des choses de l’Occident. Il ne sait pas l’anglais, mais il a donné de l’argent pour fonder des collèges où on l’enseigne. Et maintenant, il doute. On lui traduit les journaux d’Europe, et il voit que les hommes d’Europe sont livrés au mal. Il voit que, dans le pays d’Allemagne, on chasse, par le froid et la faim, des milliers de pauvres gens, parce qu’ils ne sont pas Allemands ; en France, les gens tuent ceux qui ne sont pas de leur avis, et les juges crient : « c’est bien fait ; » à Londres, le peuple pille les rues, et un journal, appelé le Pall Mall Gazette, a publié des choses qui prouvent que les mœurs des Anglais ne sont pas bonnes. Voilà donc les fruits de cette civilisation si vantée, et le Nawab se demande avec trouble s’il n’est pas entré dans la voie fausse et s’il n’a pas conduit les siens à la perdition en croyant les conduire au salut. Voilà pourquoi le Nawab est triste.

II

J’avais vu Delhi sous le soleil de mars, en route vers la frontière afghane ; au retour, je ne pus résister à l’attraction de ses ruines, et m’arrêtai pour la voir au soleil d’octobre. La campagne était toujours aussi superbement désolée, et la mosquée-perle aussi blanche et aussi pure. Mais la ville était en l’air, car c’était le 24 octobre, la veille de la Divali, fête de Lakchmi, qui est la déesse de la fortune.

Ce jour-là tous les ménages renouvellent leur vaisselle, et l’on joue avec fureur, car, si l’on gagne, c’est bon signe pour toute l’année. Aussi les missionnaires de Delhi ont-ils l’œil ouvert sur leur unique converti, car ce jour-là il faut que sa fidélité soit bien robuste pour résister au démon du jeu, le démon indien qu’exorcisaient déjà en vain les Richis védiques.

Le soir le bazar est en feu : les boutiques illuminées regorgent d’idoles ; les pères de famille font leurs emplettes divines, pour le culte de l’année, achetant, l’un un Krichna amoureux au milieu des bergères, un autre le vénérable Ganech, à tête d’éléphant, qui est le dieu de la science ; ou Yasodâ portant l’enfant divin dans ses bras, ou quelque Rama victorieux. La foule assiège les confiseurs, car c’est le jour où l’on s’envoie les Mithai[2] ; et les vaisselles de cuivre, flambant neuf, fascinent le regard.

Il y a un mois, le sang a coulé. La vieille haine des Musulmans et des Hindous s’est réveillée, comme elle se réveille, à heure fixe, toutes les fois que la fête de Rama coïncide avec celle du Moharrem et que la procession joyeuse et triomphale rencontre, en l’insultant de sa gaieté, la sombre procession de deuil qui pleure les fils d’Ali assassinés. Les Musulmans ont égorgé des vaches sous l’œil des Indous : les Indous ont répondu en attachant de nuit un petit porc à la chaire trois fois sainte de la Grande mosquée et le porc portait au cou ces mots : « Voilà votre Dieu : n’est-ce pas un joli petit Dieu ? » La police est intervenue ; mais la police est indoue, elle est tombée à cœur joie sur les Musulmans, et en a tué deux. À Etawah, les Musulmans sans armes se sont rués sur la troupe anglaise, en criant « Din ! Chahid ! Religion ! Martyre ! » C’est la première fois, depuis la grande rébellion de 57, que des gens de l’Inde ont marché sur l’uniforme anglais.

Je retournai à la tombe de Houmayoun, d’où Hodson, en 1857, arracha le dernier empereur, le vieux Béhadour Chah[3]. Le vieillard était poète : il était élève du poète Atach et avait composé, sous le nom de Zafar, un Divan que l’on chante encore. Durant le siège et son empire éphémère, il gémissait en vers harmonieux : et après sa chute, l’imagination populaire retrouva pour lui la légende de Genséric ou celle des enfants d’Israël aux bords du fleuve de Babel :

Quand il fut pris, me conte un ami musulman, le vice-roi et les Lords vinrent le visiter dans sa prison et lui dirent : Béhadour, tu es poète : prends ta guitare et chante-nous une chanson !

Et le vieil empereur prit sa guitare et chanta :

Dam dami mâ dam ni yâbam jânkî
Kab zafar hôtchaki chamchîr hindûstânkî

« Ô mon souffle, je n’en puis plus, je ne puis plus vivre !

« Car c’en est fait de la victoire, c’en est fait de l’épée de l’Indoustan. »

Et il rejeta sa guitare à terre.

— « Chante encore, lui dirent les Lords. Et il reprit la guitare et chanta :

« Dites au saint Jésus : Mets tes ânes à la longe.

« Car ils ont brouté jusqu’au dernier grain toute la moisson des fils d’Adam ! »

Les Lords se regardèrent les uns les autres et se retirèrent sans mot dire : car ils n’avaient pas compris.

Il reste un de ses neveux, Firôz Chah ; il est allé chercher une armée en Roum et chez les Russes ; il est revenu et voyage dans l’Inde déguisé en fakir. »

III

17 Octobre 1886. — Je me réveille en wagon hors de Pendjab. Le train s’arrête a Saharanpor, aux bords du Gange, qui s’appelle ici la Bakavali : car le pont du chemin de fer n’en est encore qu’aux piles. Pour rejoindre l’autre train qui attend à l’autre rive, il faut rouler en troll jusqu’au fleuve, le traverser en ferry, puis marcher une demi-heure dans le lit desséché. Le sable étincelle en paillettes d’argent : les indigènes en recueillent des poignées dans le pan de leur vêtement, car c’est le sable de la rivière sacrée entre toutes. À l’horizon se dressent les monts de Civa, d’où sort le Gange.

Arrivé le 18 à Rampor, capitale du petit état indépendant des Rohillas, fameux au siècle dernier. Vers l’an 1700, des aventuriers afghans, les Rohillas, venus du pays des Yousoufzais et des Bengach, se ruant sur la décomposition mogole, étaient venus se tailler dans les riches contrées du Nord-Ouest des principautés et des royaumes, à la façon des Normands de Rollon. Le pays prit donc le nom de Rohilkhand. En 1774, Hastings, ayant besoin d’argent, vendit huit mille hommes de troupes anglaises au Nawab d’Oude qui était en guerre contre le prince Rohilla, Hafiz Rahmat : Hafiz périt dans la bataille, les Rohillas furent exterminés, le pays mis à feu et à sang et Hastings reçut dix millions. Hafiz était un héros et un poète, de la trempe de Khouchal Khan. Il avait formé une splendide bibliothèque afghane que le Nawab vainqueur transporta à Lucknaw : elle y a été brûlée durant la grande rébellion. Le Rohilkhand est devenu depuis province anglaise, sauf l’État de Rampor, qui a été laissé indépendant, pour conserver le souvenir au moins des Rohillas.

Rampor est célèbre par son mur, un mur de plus de dix mètres d’épaisseur, impénétrable aux boulets et dont la sève éternelle repousse l’incendie[4].

Le Nawab est un lettré et un savant à l’orientale : il a hérité de la tradition de Hafiz. Par malheur il est malade depuis longtemps et près de sa fin[5]. Comme il ne peut recevoir, il est représenté par son vizir, Azim-eddin Khan, Khan Behadour. Azim-eddin est à la fois le général en chef des armées de Rampor, qui montent à 2 800 hommes, et le Uakil du Nawab, c’est-à-dire qu’il est chargé des relations diplomatiques entre le Nawab et le gouvernement anglais. Azim-eddin est un homme d’une intelligence rare, délié au possible, et non sans humour. Il parle l’anglais un peu mieux qu’un Anglais ordinaire, mais ne boit que de l’eau, étant musulman.

Azim-eddin me reçoit dans le Khorshed Manzil ou Palais du Soleil, qui est réservé aux invités européens. Malgré son nom oriental, le palais est plus européen qu’oriental ; il est paré ou déparé d’une abominable galerie de tableaux allemands (où l’art allemand ne va-t-il pas se nicher ? N’était-ce pas assez de le retrouver installé à Constantinople, dans le palais du Sultan ?) : mais le Jardin Sans Pareil fait tout passer. Au retour d’une promenade au Sans Pareil, Azim-eddin me fait chanter le chant national des Rohillas par le Souroudi ou héraut d’armes, un Taillefer afghan : c’est la chanson de la grande victoire afghane, la Bataille de Panipat, où passe le défilé homérique de tous les héros afghans. Le Souroudi, qui n’a en mains que son Souroud, est plus redouté que nul guerrier ; quand il chante en tête de la bataille, nul n’oserait fuir, car il connaît la Kheil[6] de chacun et flétrirait le lâche à tout jamais. Hélas ! tout cela n’est plus qu’une tradition vide : les Rohillas ont oublié leur langue, le Souroudi ne comprend plus ce qu’il chante, pas plus que ceux qui l’écoutent : mais l’accent est resté et suffit encore pour mettre en feu le cœur des Rohillas : la parole morte a des échos plus puissants : comme elle n’est plus limitée par le sens, elle agit sur l’âme tout entière.

Le lendemain, le Général m’offre une chasse au sanglier, une partie de pig-sticking. Nous allons en phaéton jusqu’aux fourrés où les éléphants nous attendent, avec une vingtaine de lanciers pour relancer la bête. Faute d’échelle pour monter à éléphant, — raffinement ailleurs en usage,  — un homme tend par l’extrémité libre la queue de l’animal qui devient le plus sûr des échelons. Nous étions six éléphants, tantôt en file, tantôt en ligne ; en file, le spectacle est laid et monotone comme un alexandrin ; en ligne, il est grand et beau. Devant nous courent des enfants tendant la corde raide et les hommes crient à tue-tête Tuo tuo lé-lé lé-lé, pour lever la bête, qui ne se lève pas. Nous marchons deux ou trois heures à travers les champs d’orge et les cannes à sucre, si hautes que du houda[7] nous les dépassons à peine ; tout s’écrase au passage, tant pis pour les fermiers du Nawab. Le Général s’ennuie et, pour passer le temps en m’instruisant, me lit à haute voix le Gazetteer de Rampor qui est son œuvre, et qui est un des meilleurs de la collection, en levant la voix quand le hasard de la marche sépare nos éléphants. Un instant, il croit apercevoir trois sangliers et épaule ; mais hélas ! ce n’est qu’un mirage, et la nuit venant il faut sonner la retraite ; pour ne pas revenir le fusil chargé, il abat une magnifique chouette et un pauvre petit pigeon au cou azuré qui ne songeait pas à mal et ne demandait pas mieux que de vivre, Je ne puis dire que j’aie fait connaissance intime avec les émotions du pig-sticking et tout s’est borné à une belle promenade, « à manger de l’air, » comme on dit là-bas.

Au moment de partir, un Rohilla, Abdoullah Khan, apprenant qu’il y a au Palais du Soleil un Firanghi qui s’intéresse aux chants du Rohilkhand, m’apporte un recueil introuvable, de poésies de Hafiz et des chefs Rohillas : il me le donne à la condition d’écrire sur la couverture : Donné par Abdoullah Khan de Rampor. Son vœu est doublement exaucé.

IV

21 Octobre. Aligarh. — Il n’y a à voir à Aligarh ni paysage, ni monument : il y a un homme et un collège.

L’homme, c’est Séid Ahmed, le fondateur du parti musulman libéral ; le collège, c’est l’Institut Anglo-oriental, fondé par le Séid, pour instruire la jeunesse musulmane à la fois dans la tradition nationale et dans la civilisation européenne.

« Le Musulman, voilà l’ennemi ! » Telle est, depuis la grande rébellion, la pensée intime des Anglais. Traité en ennemi ou en suspect, le Musulman s’est tenu à l’écart ; et le résultat, c’est que partout l’Hindou a pris le pas sur lui, à mesure que le gouvernement a ouvert aux indigènes l’accès des carrières publiques. La haine du Babou Bengali a dessillé l’œil des Musulmans ; du moins des plus éclairés. Séid Ahmed a été leur guide. Il a prêché le No rochnai, la Lumière nouvelle ; il a concilié le Coran avec la science, il a annoncé que tout dans le monde se fait par voies naturelles : ses adversaires l’appellent le nétcheuri, parce qu’il fait sans cesse appel à nétcheur (nature). Ses ennemis les plus ardents, il les a naturellement trouvés parmi les Musulmans dévots, pour lesquels, tout fils du prophète qu’il est, il n’est qu’un athée : un bon Musulman, à qui je demandais ce qu’il pensait de Séid Ahmed, me dit : Je ne sais pas ce qu’il est, mais c’est un homme qui a fait beaucoup de mal à la religion.

Le Collège d’Aligarh compte cent cinquante élèves, presque tous musulmans (il y a un Hindou et un Sikh). Ils apprennent le persan, l’arabe et l’anglais, les sciences et la philosophie moderne : la philosophie est professée par un Musulman : ses préférences sont pour Spencer. C’est, paraît-il, le fils d’un des Wahabis condamnés à mort dans le procès de Patna : « Il n’y a pas si loin d’Abdul Wahab au positivisme, me dit à-ce propos un des observateurs anglais qui ont le mieux compris l’Inde : le Wahabisme, c’est au fond le libéralisme de l’Islam[8]. »

La direction générale et l’enseignement classique sont aux mains de quelques jeunes gens, frais sortis de Cambridge : M. Beck, M. Cox et quelques autres ; ce sont à peu près les seuls Anglais que j’aie rencontrés dans l’Inde frayant avec les indigènes sur le pied de l’égalité : rien de la morgue insulaire, souvent inconsciente, d’autant plus insultante ; rien du mépris de race, du dédain du maître. On respire ici une atmosphère que je n’ai point retrouvée ailleurs, de confiance et d’abandon réciproque.

Les élèves sont habitués, à la façon anglaise, à l’indépendance et à la solidarité. Chaque élève a sa chambre à coucher et son bureau : il y a un salon pour six élèves. Le collège a même sa Debating Society : il y a séance aujourd’hui et l’ordre du jour porte : « Le bonheur est-il possible de ce côté-ci de la tombe ? » Les optimistes et les pessimistes se sont succédé et se balancent assez. Je n’oserais vous dire que ni les uns ni les autres soient bien profonds : une bonne moyenne de banalité européenne.

Le Collège est en train de se bâtir son Hall et sa mosquée. Par malheur pour la mosquée, l’argent manque. Les Mollah défendent aux fidèles de donner, à moins que la mosquée ne leur soit ouverte et qu’ils puissent venir y prêcher ; il faut dire qu’ils sont dans leur droit, car une mosquée est, par essence, ouverte à tout musulman : mais Dieu sait ce qu’ils viendraient y dire : les nétcheuris et leurs amis anglais seraient traités de la bonne façon. Séid Ahmed tient bon, et ferme la mosquée encore à naître : « Votre mosquée n’est pas une mosquée, » répondent les Musulmans, et l’argent ne vient pas : je crains qu’il ne faille se passer et d’argent et de mosquée. Ce sera un grand malheur, car le jour où le Séid aura rompu avec l’Islam, son œuvre sera compromise du coup et n’aura plus de raison d’être. On ne réforme une religion qu’à condition de n’en pas sortir.

Aligarh a un souvenir pour les Français : c’est le Château du général Perron. Perron était un aventurier au service de Sindia, qui, pour assurer la paie de ses troupes, se fit assigner le revenu de cinquante-deux villages autour d’Aligarh : dans ce baoni mahall il régnait en maître. Quand le général Lake s’empara d’Aligarh, Perron fit pour son propre compte une paix avantageuse. Il a laissé un long souvenir dans le pays et le Collecteur anglais[9] me parle de lui avec beaucoup de respect : « C’était un administrateur énergique et qui savait faire rentrer l’impôt. »

V

26 Octobre. Muttra, la Mathoura de Ptolémée et des poètes, le Bethléhem de l’enfant Krichna. J’avais une lettre pour le Seth[10] de Muttra, Lakchmandâs, célèbre par ses millions et son hospitalité aux étrangers. Il m’envoie un phaéton avec son goumachta[11] pour me guider dans le pèlerinage, avec quelques boîtes de ces merveilleux raisins de Caboul que chanta l’empereur Baber, et une demi-douzaine de Dieux en cuivre de Bénarès. Il a une maison immense le long de la Jamouna, meublée au goût européen ; un salon rectangulaire avec glaces colossales, candélabres, fauteuils, et une galerie de portraits indigènes le long du mur. De l’autre côté de la rue est un vaste temple de Vichnou, propriété du Seth qui l’a bâti ; c’est le temple de Vichnou Dvarkadech. Le dieu est à présent invisible, derrière le rideau, étant endormi.

Nous sommes en pleine Divali, la fête des lanternes. Le fort de la tamacha est à vingt-cinq milles de Muttra, à Govardhan, place célèbre dans les Enfances de Krichna : c’est là que l’enfant souleva une montagne et la tint suspendue au bout du doigt, pour abriter les bergers contre un orage envoyé par Indra. Sur la route de Govardhan, nous rencontrons à chaque pas des bandes de vingt à cinquante hommes, se dirigeant à pas pressés, vers Muttra, demi-nus, le bâton en main : ils viennent de tous les coins de la province, pour se baigner demain matin à la Ghat de Visranti, dans les eaux saintes de la Jamouna.

La voiture avance sans peine à travers la gelée humaine qui s’ouvre et fait haie, reconnaissant un Européen. La route trop étroite nous oblige bientôt à descendre et le passage devient plus difficile. « Mettez votre chapeau, me dit l’agent du Seth, pour faire peur à la foule ; » le chapeau européen, le solar hat, emblème de la suprématie anglaise, plus respecté et plus puissant que tout un détachement de police indigène. Quelle chose commode que ce bon peuple hindou ! — triste au fond,  — mais je ne suis pas en humeur, tandis que j’en profite, de philosopher sur le côté triste de la chose.

La flamme de la Divali est au lac sacré, la Manasi Ganga : une digue divise le lac en deux parties : cette digue, me dit-on, n’est autre que la montagne de Krichna qui s’est affaissée. Au bord du lac s’élèvent une série de palais bâtis par la piété des Radjas, qui veulent avoir un pied à terre dans la localité sainte. Le plus riche de ces palais est celui du Radja de Bharatpor : tout le long de la façade, des escaliers de pierre, des Ghats, descendent dans le lac : toutes les marches sont en feu, couvertes de milliers de coquilles de noix en guise de lampes : les autres Ghats grouillent de gens qui contemplent avec bonheur les avalis[12] d’en face et allument, chacun près de soi, un modeste lumignon.

Le lendemain, indigestion de temples à Vrindavan, la ville des temples. Visite au Museum, bijou monumental, du goût hindou le plus pur, bâti par l’ancien collecteur, M. Growse. M. Growse est une des raretés de l’Inde : un Anglais qui comprend l’Inde et qui l’aime. Partout où il a passé, il a restauré l’art indou, tué ou abruti par l’art (?) anglais et par l’enseignement des écoles de dessin à l’européenne. Cela déplut à l’administration centrale qui n’aime point des fonctionnaires trop savants ou trop artistes. Déporté dans une ville sans tradition, Bolandchehr, où on le croyait désarmé, il en fait jaillir des palais, sans frais pour l’État, faisant appel pour les fonds à l’enthousiasme des indigènes et pour le travail à l’instinct infaillible et presque aveugle des mistris[13]. Transporté à Fatehpur, il crée un art nouveau, l’incrustation du cuivre dans le bois, qui est à présent la gloire de la bicoque. Le nom de M. Growse, après dix ans, est encore béni par les dévots de Muttra ; tous les temples de Vrindavan ont été rajeunis par lui, et tandis qu’il construisait pour lui-même une Église du Sacré-Cœur, l’amour de l’art, qui est lui aussi une forme de l’amour de Dieu, faisait de ce catholique fervent un des bienfaiteurs de Krichna.

Mais M. Growse a quitté Muttra et le Musée est un bijou vide, avec la désolation à l’intérieur : le long du mur quelques statues bouddhiques, couvertes de toiles d’araignées et autour desquelles volent lourdement des escadrons de guêpes.

VI

28 Octobre. Agra. — Vous voyez aux Musées de Lahore et de Delhi des modèles du Taj en soap-stone ou en marbre et vous vous dites : « Quoi ! Ce n’est que cela ! » Un lourd cube, avec des tours aux quatre angles et dômes par-dessus. De fait, le Taj seul, c’est « le clair de lune empaillé » ; mais le Taj dans son jardin, un de ces immenses jardins à l’indienne, avec le long jet d’eau qui le traverse, le prisme de ses fleurs, le bruissement de sa forêt, le vertige de ses senteurs ; le Taj, émergeant à demi de la verdure, dans la blancheur immaculée de son dôme et de ses tours, sous l’azur pâle du jour indien, dans l’enchantement des couleurs, des bruits et des parfums, le Taj devient beau comme un rêve. Le tombeau et le jardin sont le corps et l’âme d’un grand être, merveilleux de grâce, de fraîcheur et de fantôme. À l’intérieur, la chambre sépulcrale, où l’on descend par un souterrain, est noire comme la mort, mais elle rend un écho d’une sonorité et d’une douceur étrange, qui n’est point de ce monde et qui a pourtant une réalité qui vous saisit et qui vous enveloppe. On croirait marcher sur l’écho comme sur un tapis, le savourer comme une ambroisie de musique. C’est cet écho merveilleux que l’on trouve dans toutes les tombes de l’Inde, jusque dans la tombe ouverte en plein ciel de M. Raymond à Hyderabad. Ce n’est point une voix de regret, car elle ressemblerait davantage aux voix de la terre ; c’est une voix de résignation, de douceur et de promesse.

C’est pour sa bien-aimée, Moumtaz-Mahall[14], que l’Empereur Chah Jehan avait fait élever le Taj et il mourut sur la terrasse du fort, les yeux fixés sur le dôme. On dit qu’il voulait se faire construire un mausolée pour lui-même de l’autre côté de la Jamouna, qui coule au pied du monument. Par bonheur, il mourut trop tôt ; le hasard, ayant plus de cœur que lui et plus de poésie, le réunit à celle qui l’avait aimé et ici dorment les deux ombres, bercées de toutes les tendresses de l’amour et de la mort.

VII

À vingt-trois milles d’Agra est Fatehpur Sikri, la capitale que s’était construite Akbar et qui tomba en ruines après lui. C’est d’une grandeur et d’une désolation comme celle d’une des Delhis. Toute la cité impériale est en pierre rouge, la pierre chère aux derniers Afghans et aux premiers Mogols. Elle s’effrite de jour en jour. De temps en temps le gardien de la cité morte entend un grand bruit sourd : c’est un mur qui s’effondre. Le palais de la princesse Miriam, femme de l’Empereur, dont les murs portent encore les fresques du Chah Nameh, est converti en Dak Bengalow : le bearer fait la cuisine dans le Chatai mahal. Les chambres du palais de la Reine Jat sont toutes noircies de la fumée de la cuisine : sur les dalles un tcharpai[15], un chaudron, un tas de fumier, où fument les débris du tchilam[16], et auprès, un misérable Hindou, accroupi au milieu des splendeurs de ses anciens maîtres.

Le maître lui-même repose à Sikandéra, à sept milles d’Agra. Cinq étages colossaux conduisent à une terrasse de marbre, d’où la vue tombe sur la Jamouna et s’arrête au lointain sur la bulle blanche du Taj. Au milieu de la terrasse est la tombe de marbre de l’Empereur, en plein soleil. Mais ce n’est qu’un cénotaphe : la vraie tombe, avec la cendre du mort, est enfouie sous terre, sous le poids des cinq étages, mais exactement au-dessous de la tombe fausse, dans la même forme et les mêmes dimensions, de sorte que l’Empereur repose dans la nuit sous la terre et jouit en même temps de l’apothéose dans la lumière du ciel.

Le chemin de Sikandéra à Agra,

Comme une voie antique, est bordé de tombeaux.

Une de ces tombes est en ruine, mais c’est une ruine cyclopéenne ; c’était une de ces tours, surmontées d’une voûte, telles qu’en élevaient les empereurs pathans : c’est la tombe d’une des femmes d’Akbar. La ruine n’est pas l’œuvre du temps, mais de l’homme. C’est le baron Bentinck, un des vice-rois les plus honnêtes et les plus intelligents que l’Inde ait jamais eus, qui la fit éclater avec la poudre, voulant utiliser les matériaux pour construire une caserne. La voûte croula, mais la masse tint bon et déjoua Bentinck ; et la tombe de l’impératrice d’Akbar est encore là, mutilée, mais debout, pour attester à tout venant que le philanthrope Bentinck fut un Vandale. Imaginez dans trois siècles d’ici les vainqueurs de Dorking faisant sauter le mausolée de l’impératrice-reine Victoria !

VIII

2 Novembre. Bénarès. — La sainte et immonde Bénarès ! Oh ! si vous voulez garder intacte dans votre cœur la poésie de l’Inde, n’allez pas à Bénarès !

Au temple d’Anna Pourna, une vache aveugle erre autour du sanctuaire ; un mendiant demi-nu, des larmes de pitié dans les yeux, vous apitoie sur le malheur de son dieu. Un troupeau circule dans le cloître, au milieu des adorations des fidèles, er laisse tomber, comme le grand lama, au milieu de la cour infecte,

Ses excréments divins façonnes en reliques.

Pour vous dérober à la bestialité des dieux et à la vermine de leurs prêtres, vous montez à l’observatoire de Jay Singh, le Radja astronome qui fonda Jeipour : vous traversez une série de cloîtres, frais et calmes, et vous trouvez soudain au-dessus du Gange, au centre de la courbe merveilleuse que la rivière décrit à Bénarès. Les instruments du Radja sont encore là, et son Yantrasamanta regarde encore vers le pôle. L’on n’entend pas ici le beuglement des dieux et le murmure imbécile des hommes : on se sent seul avec la lumière et la brise du ciel, avec les étoiles invisibles, avec la pensée rêveuse d’une humanité plus haute. Et pourtant, qui sait si lui-même, le noble Radja, ne descendait point de sa tour d’ivoire pour aller porter son offrande à Anna Pourna, et, en s’en retournant, ne se sentait pas plus près de Dieu ?

Plus le dieu est impur, plus le prêtre est sublime.

IX

5 Novembre. Calcutta. — Ancienne capitale de l’Inde anglaise. Un vieil usage veut que le vice-roi retourne y danser tous les hivers.

X

6 Novembre. — Pris le train pour la France : Chandernagor. — Pauvre spécimen de la France coloniale ! Quinze malheureux fonctionnaires se demandent pourquoi ils sont là à veiller sur quelques milliers d’Indous, qui n’ont de commerce qu’avec l’Angleterre et apprennent l’anglais.

C’est grand fête aujourd’hui, la fête de Jagaddhatri. On vient de Calcutta, car la fête est plus belle ici. C’est la procession des idoles de la déesse guerrière Dourga. La déesse à quatre bras se tient debout sur le lion, qui repose lui-même sur l’éléphant. Elle va et vient le long du quai, portée à bras de coulis, dans une musique infernale de taq et de dol. Chaque quartier a son idole et sa parade ; il y a de grandes idoles et il y en a de petites ; une grande idole coûte 110 roupies de parure (220 francs) ; l’idole elle-même n’en coûte que 11 ; car elle est vide à l’intérieur et empaillée, comme le pourrait être une idole humaine. Quand elle a bien paradé le long du quai de haut en bas et de bas en haut, on la jette à la rivière, après l’avoir dépouillée de ses robes d’or et d’argent et battue à coups de bâton. Ô Français, n’est-ce pas la fin de toutes les idoles ?

Les indigènes, je dois pourtant le dire, seraient désolés de devenir Anglais. Force des principes de 89 ? des grandes vérités révolutionnaires : liberté, égalité, fraternité ? Hélas non ! L’Hindou, électeur et citoyen, avec tous ses droits à la présidence de la République, se moque bien de 89. Mais il paie 10 francs d’impôts à Chandernagor, au lieu de 30 à Calcutta.

Étonnement nouveau ! Avec tous nos fonctionnaires et sans commerce, dépensant sans produire, nous arrivons à ce résultat prodigieux de faire le bonheur de nos sujets à un tiers des frais du bonheur britannique, si économique pourtant. On le sait dans l’Inde, croyez-moi. À Péchawer, un Afghan instruit me disait que le gouvernement français doit être un bon gouvernement, car un Babou Bengali lui a dit qu’à Chandernagor on paie moins d’impôts qu’à Calcutta. La chose m’étonnait, mais elle est vraie : j’ignorais, et le Babou aussi ignorait, que les frais de nos colonies indiennes sont payés par l’Angleterre ; en 1815, en nous rétrocédant nos établissements de l’Inde, l’Angleterre s’engageait généreusement à nous payer quelques centaines de mille francs par an ; c’était la valeur moyenne de 300 boîtes d’opium, consommation normale de nos établissements ; en échange, la France s’interdisait la culture de la drogue qui fait rêver et renonçait à menacer le monopole anglais, sur lequel repose tout le budget de l’Inde. — Malgré ce plat de lentilles, nous trouvons encore moyen de faire payer 10 francs par tête aux indigènes.

Il n’y a que deux choses à voir à Chandernagor : la courbe de la rivière, qui rappelle celle de Bénarés, et le lit de Dupleix. C’est un lit immense, en bois de bhit inaltérable ; les pieds reposent dans des cuvettes anti-formicaires ; on monte par deux degrés sur ce monument ; le grand éventail manœuvre sous le moustiquaire. Quels grands rêves on doit rêver sous cette gaze !

XI

19 Novembre. Bouddha Gaya. — C’est la place la plus auguste du monde bouddhique : c’est là, non loin de la Nairanjana, au pied de l’arbre de Bodhi ou de science suprême, que Sakyamouni, ayant résisté aux assauts de Mâra, aux armes de ses démons et aux charmes de ses filles, s’affranchit des liens du monde et reçut l’illumination d’un Bouddha. Le temple de la Grande science, de la Mahâbodhi, s’élève sur la place sacrée ; le bouddhisme a disparu de l’Inde, mais l’on vient encore là, de Ceylan et de Birmanie, adorer le vestige du Bouddha.

En pays civilisés, le Vandalisme arrive à ses fins par trois voies : il laisse tomber en ruines, il détruit, il restaure. C’est la troisième voie qu’il a suivie à Bouddha Gaya. L’immense pyramide tronquée, flambant neuf, badigeonnée de jaune, grince et crie outrageusement au soleil, comme un décor d’opéra. Mâra n’avait qu’a évoquer devant l’ascète l’image de son temple futur et il cédait la place de terreur. Jamais lieu solennel et mystique, plein de souvenir et d’extase, n’a été converti en plus banale Philistinade. Ce sacrilège, rappelé par une fière inscription anglaise en lettres d’or, a été achevé en 1880 : c’est l’œuvre d’un ingénieur plein de bonnes intentions, M. Beglar : depuis ce jour, me dit-on, Bouddha×Gaya a pris parmi les initiés le nom de Beglarabad.

L’arbre de Bodhi, sous lequel le Bouddha prit conscience de lui-même, a été replanté pour la dixième fois, il y a trois ans : heureusement l’on vieillit vite sous le ciel de l’Inde et dans quelques années il aura les vingt-quatre siècles nécessaires.

Vichnou a hérité de Bouddha : dans Gaya ville, dont Bouddha Gaya est une dépendance, on adore le pied de Vichnou, pied portant la roue solaire, comme on adorait jadis le pied de Bouddha. Et les mendiants du temps de Bouddha doivent avoir été la plus abominable meute qui soit au monde, à en juger par leurs représentants Vichnouites du jour, qui vous poursuivent avec des prières furieuses à travers toute la ville, en tendant la main et criant d’un ton impérieux : « Je suis Brahmane. » Un magnifique et robuste jeune homme vous poursuit tout un quart d’heure en criant Paisa ! Paisa[17] ! — Pourquoi te donnerais-je un paisa ? — Je suis Brahmane ! et avec des intonations de douleur indignée : Pourquoi ne voulez-vous pas me donner un paisa ? Je suis Brahmane.

XII

12 Novembre. Lucknaw ; 15 Novembre. Cawnpoor. — Noms célèbres dans l’histoire de la grande rébellion, dont on retrouve à chaque pas le souvenir conservé avec piété et colère. À Lucknaw, la Résidence est dans l’état de ruines où elle était quand l’armée de secours entra. À Cawnpor un Memorial a été élevé sur la bouche du puits sinistre où Nana Sahib fit jeter ses victimes : un cyprès, venu d’Angleterre, y pousse ; les indigènes n’ont pas le droit d’en approcher.

Cette mémoire obstinée, qui est une des forces du patriotisme anglais, est parfois impolitique dans quelques-unes de ses manifestations. Les Anglais ont raison de se rappeler la Rébellion et les fautes qui l’ont amenée ; ils ont tort de la rappeler aux indigènes qui auraient oublié le jour même cette émeute militaire sans lendemain : les Anglais par leur insistance la transforment en mouvement national, ce qui ferait de 57 un précédent, au lieu de rester ce qu’il était, un accident. Le monument le plus sacré de Lucknaw, l’Imâmbâra, mausolée immense élevé à la gloire de l’Imâm, et où se célébrait jadis la fête funéraire des fils d’Ali, a été, à la suite de la rébellion, transformé en dépôt de canons : pendant près de trente ans a duré ce sacrilège. Le dernier Lieutenant-gouverneur de la province, Sir Alfred Lyall, qui n’est pas seulement un administrateur, mais aussi un historien et un philosophe, a rendu aux Musulmans l’usage de l’Imâmbâra. Cette mesure de stricte justice a fait plus pour pacifer les esprits que trente ans de dictature, et aux fêtes du Moharrem le gouverneur et sa famille sont invités et placés aux premiers rangs, comme pourraient l’être les meilleurs d’entre les Musulmans.

XIII

15 Novembre. Allahabad. — Au confluent de trois rivières, le Gange et la Jamouna qui sont visibles, et une troisième rivière qui est invisible, et d’autant plus sainte, la Sarasvati. Ce confluent, appelé le Prayâg, forme l’onde la plus sacrée de l’Inde, plus sacrée même que celle du lac de Pokkhar à Ajmir : heureux qui peut y mourir !

Temple souterrain, la Patal puri ou Ville de l’Enfer : là passe la rivière invisible et pousse l’Akchaya vrikcha, l’arbre impérissable.

Un trou rectangulaire, creusé dans le mur, ouvre un couloir souterrain long de deux cents lieues, par lesquels les fils de Pandou, dit la légende, fuyant devant leurs cousins, se rendirent de Prayâg à Bénarés.

XIV

20 Novembre. Bombay. — Par un hasard heureux, j’arrive juste à temps pour assister à une fête française des plus inattendues, et d’autant plus précieuse que l’initiative française n’y est pour rien et le génie de la France y est pour tout. On ouvre ce soir le Cercle littéraire, fondé par des étudiants Parsis pour l’étude de la langue et de la littérature française. L’histoire vaut la peine d’être contée.

Il y a trois ans, deux jeunes filles Parsies, Mihirbai et Ratanbai, filles de l’avoué Ardéchir, se présentérent au Baccalauréat en demandant à être interrogées sur le français. On refusa et on leur dit : Passez une des six langues classiques : latin, grec, sanscrit, arabe, hébreu ou persan. Le père envoie une pétition au Sénat de l’Université pour que le français soit introduit comme septième langue classique : la pétition est repoussée. Nouvelle pétition, appuyée par un vif mouvement d’opinion parmi les Parsis et défendue avec énergie dans le Sénat par un Espagnol, le professeur Pedrazza, le véritable créateur du mouvement français.

M. Pedrazza avait enseigné le français à un grand nombre de jeunes Parsis. Une sorte de curiosité reconnaissante poussait les Parsis à cette étude : ils savaient que c’était un Français, Anquetil Duperron, qui avait révélé leurs livres sacrés à l’Europe, et un autre Français, Eugène Burnouf, qui les avait déchiffrés. Ils avaient trouvé en M. Pedrazza un maître enthousiaste. Espagnol isolé dans l’Inde, M. Pedrazza, ne pouvant espérer de rien faire là pour la langue et la gloire de son pays, s’était élevé à une forme plus haute de patriotisme, le patriotisme latin. Le français était, par la supériorité de sa littérature autant que par son utilité pratique, le seul représentant que la tradition latine pût dans l’Inde mettre en regard de la tradition saxonne, et il avait reporté sur lui toute l’ardeur et l’énergie de son patriotisme espagnol. Il avait été récompensé au delà de toute attente.

L’opposition fut vive au sein du Sénat. Les partisans des études classiques disaient que l’introduction du français était le coup de grâce porté au latin. On leur répondit que c’était un vivant remplaçant un mort ; que le français était une école de goût littéraire aussi parfaite que pouvait l’être le latin, ec qu’il remplirait son objet mieux que lui, parce que l’étude du français, langue d’un usage pratique, serait réelle et sérieuse, tandis que l’étude du latin n’était et ne serait jamais dans l’Inde qu’une comédie. Le représentant Mahratte déclara que dès l’instant qu’on voulait introduire une langue vivante, comme langue classique, le Mahratte y avait plus de droit : qui avait jamais entendu parler d’une littérature française ? Le Directeur du Collège de Saint-Xavier déclara que s’il fallait remplacer le latin, l’allemand, langue synthétique, s’y prêtait infiniment mieux que le français, langue analytique : je dois dire que le Révérend Père est un Jésuite Allemand. La presse conservatrice demanda s’il était bien urgent de répandre l’étude d’une littérature représentée par Zola et l’école impure, — la seule malheureusement que la presse étrangère semble connaître et comprendre. Rien n’y fit et le français l’emporta haut la main.

Les étudiants Parsis fondaient en même temps un centre pour l’étude du français, le Cercle littéraire : on y trouve une bibliothèque française déjà riche et des conférences mensuelles y sont faites en français. La bibliothèque s’appelle Bibliothèque Dinshaw Petit, du nom du Rothschild de Bombay, qui a donné 5,000 roupies pour les premiers frais et qui ne se lasse pas de donner. Dinshaw Petit, aujourd’hui Sir Dinshaw Petit, ne prononce pas un mot de français ; mais il l’aime par tradition et est fier de son nom français de Petit, que son grand-père reçut jadis à Surate, de matelots français avec qui il était en rapport de courtage. À la séance d’ouverture, tenue sous la présidence de notre consul, mort depuis, M. Follet, tous les discours sont en français : j’en remarque un d’une gaucherie charmante, par un jeune Parsi, M. Kabraji : « Nous sommes d’humbles étudiants qui voulons apprendre autant qu’on peut apprendre dans la vie. »

XIV

26 Décembre. Pouna. — Ancienne capitale des Mahrattes ; faillit au siècle dernier devenir la capitale de l’Inde, quand les Pechvas lançaient leurs escadrons de pillards jusqu’à Calcutta et jusqu’à Delhi. On dit qu’elle remplira un jour la destinée qui lui a échappé des mains il y a un siècle,

Calcutta a eu plus d’un siècle de domination : c’est assez pour une capitale indienne. Abandonnée huit mois de l’année par les vice-rois efféminés, qui vont s’amuser et chercher l’air frais à Simla dans les hauteurs de l’Himalaya, elle proteste en vain contre l’Exode annuel qui la ruine et qui compromet les intérêts de l’Empire : imaginez le siège du gouvernement en France transporté sur quelque pic des Pyrénées, à douze heures de tout chemin de fer. Simla tient bon. Le gouvernement ne tient pas à attraper les fièvres de Calcutta et, comme l’Inde n’est pas envahie, un retard de quelques heures dans le courrier et le danger d’être coupé du reste de l’Inde n’entrent pas encore en ligne de compte : d’ailleurs, beaucoup de grands fonctionnaires ont acheté des terrains et se sont fait un home là-haut : la décapitalisation de Simla ferait un Krach dans les hauteurs. Si pourtant Calcutta arrive à ruiner Simla, ce ne sera pas à son profit : l’infidèle ne retournera pas au nid. Bombay, la capitale intellectuelle et commerciale de l’Inde dont elle est la porte, serait la capitale désignée si le climat permettait d’y résider toute l’année. Calcutta n’est la capitale de l’Inde que par raison historique et parce que la conquête a commencé par le Bengale : elle regarde vers l’Extrême-Orient ; l’Inde d’aujourd’hui est une province d’Europe et Bombay regarde vers l’Europe, dont elle est plus proche de trois journées. À défaut de Bombay, Pouna, habitable dix mois de l’année, située à huit heures de la mer, entre sept collines, au confluent de deux rivières, a la position fatidique de Paris et de Rome.

Le grand monument de Pouna est son temple quintuple de Civa, au sommet de la colline de Parvati. Du haut de la colline l’œil descend sur un paysage d’une grandeur et d’une douceur merveilleuse ; de toutes parts les brèches des Ghats, ouvrant le ciel et l’horizon ; à droite le Sinhgarh, le château du Lion, immense plateau à pic, célèbre dans la légende de Sivaji, le Lion-bandit qui fonda l’empire Mahratte ; à gauche, la Ganéch Khind, petite vallée resserrée entre deux collines où se tenait la petite armée anglaise en 1817 ; l’armée mahratte se déroulait sans fin dans la plaine jusqu’au Sangam, le confluent des deux molles rivières, la Moula et la Mouta. Le Pechva, comme Xerxès à Salamine, assistait à la bataille du haut de la colline de Parvati : il vit en quelques heures ses armées sans nombre, frappées de panique, se disperser en fumée.

Au commencement de la montée de Parvati, on trouve à gauche une sorte de tumulus de pierres plates qui porte, en rouge, la marque de deux pieds. C’est là qu’on a vu la dernière Sati[18].

La jeune femme ne voulait pas mourir ; quand le bûcher prit feu, elle se précipita au dehors avec des cris horribles : ses parents et les assistants la repoussèrent avec respect dans les flammes sur le corps de l’époux. Je demande au jeune Brahmane qui me conduit ce que signifient ces pieds peints sur la pierre : il me répond avec onction : « c’est la marque des pieds de la Sati que l’on conserve, car la femme qui se brûle avec son époux dévient Dévi[19] et sur la place où elle devient Dévi elle fait descendre toutes les bénédictions. »

XV

29 Décembre 1886. Hyderabad du Nizam. — Le Nizam est le premier feudataire de l’empire indien. Il est indépendant, sous la protection d’un cantonnement anglais, fixé à Sekanderabad, à cinq milles de sa capitale.

La population est hindoue : le gouvernement et l’aristocratie sont musulmans. Il y a cinq siècles que les Musulmans venus du Nord ont fondé des royaumes dans le Dekhan : la plus illustre de ces dynasties est celle des Qoutoub Chahi, qui régnaient et qui reposent à Golconde : quinze tombes de granit regardent en face un immense mur crénelé, qui descend d’une colline dans un lac, mur hérissé de tours médiévales et qui culmine en un château noir formidable : c’est le fort de Golconde et voilà la porte, là-bas, par laquelle est entré Aurengzeb. Un palais blanc, tout récemment bâti et qui contient le trésor du Nizam, rayonne et fait tache sur le sombre du granit.

Les Musulmans de Golconde étaient Chiites ; l’imbécile Aurengzeb, Sunnite, voulait l’unité et la conformité de foi : il ne comprit pas que Golconde était l’avant-poste de l’Islam et son boulevard ; que Golconde, indépendante et vassale, était une force ; soumise, une faiblesse. Il s’empara de Golconde par trahison et envoya le dernier des rois Qoutoub Chahi mourir à Aurengabad. Le Dekhan devint province mogole, administrée par un gouverneur nommé de Delhi. Une génération ne s’était pas passée que le gouverneur se rendait indépendant et fondait la dynastie qui règne à présent.

Hyderabad est un État féodal : le système mogol des grands djaguirs[20] est encore en vigueur. Trois ou quatre grands seigneurs se disputent le vizirat. Qui voudrait se faire une idée de ce qu’était la vie politique à l’agonie mogole ou à la cour du Nawab d’Oudh n’aurait qu’à passer à Hyderabad quelques semaines. Le moment est favorable pour l’intrigue : le nouveau Nizam a vingt ans à peine. Le résident anglais surveille et laisse faire, sachant que le jour où les choses deviendraient sérieuses, il n’a qu’un signe à faire à Sekanderabad.

Plusieurs milles avant d’arriver à Hyderabad, le railway traverse une plaine immense, semée de menhirs et de dolmens étranges, de toute forme et de tout aspect, pierres isolées, dressées, allongées, superposées en assises ; carrées, arrondies, creusées ; tables géantes, girouettes colossales en merveilleux équilibre. Il y a deux explications : à ce jeu de la nature. Les uns disent que c’est une formation naturelle, due aux actions atmosphériques ; toute la plaine est en syénite, sorte de granit métallique ; le métal est disposé en couches parallèles, qui sous l’action de la chaleur et du froid fendent le rocher ; la pluie et le vent, arrondissant et taillant les angles, font le reste en prenant leur temps. D’autres disent que Rama, poursuivant Ravana, qui lui avait enlevé sa chère Sita, arrivé à la mer, eut à jeter un pont pour atteindre le ravisseur à Ceylan : son général en chef, le singe Hanouman, accourut avec son armée, emportant des rocs de l’Himalaya pour les matériaux du pont : en passant sur le Dekhan, leurs mains fatiguées laissèrent échapper des roches, et les voici. Et la preuve que cette explication est la vraie, c’est qu’on suit la traînée dans tout le Sud jusqu’en face de Ceylan.

Ces deux explications m’étaient données par Séid Ali Belgrami, alors ministre de l’instruction publique à Hyderabad. Séid Ali est un des types les plus parfaits et les plus rares de la culture européenne mariée à la tradition musulmane. Ayant étudié cinq ans en Angleterre, élève de Huxley, il n’a point pris en mépris le passé intellectuel de son pays et de sa race, en prenant une teinture de la civilisation de l’Occident, ce qui est le cas ordinaire de la jeune Inde libérale. Il parle l’anglais, le français et l’allemand, ce qui ne l’empêche pas de parler le persan et l’arabe, de connaître le Coran comme un Molla — comme c’est d’ailleurs son devoir de Séid et de descendant de Prophète,  — d’étudier les poètes antéislamiques et le Hamasa ; et ce qu’il y a de plus rare, ce Musulman, ce grand seigneur de la race conquérante et dominante, s’est mis à l’école des Pandits Hindous pour apprendre d’eux leur langue et leur religion ; il lit les Védas et Sâyana et peut réciter, comme le meilleur des Brahmanes, et avec les intonations régulières, la plus sainte des prières qui soient, la Gayatri.

Je me croyais bien loin de la France : je la retrouvai tout à coup, sur une tombe. Séid Ali me dit : « Venez voir la tombe de M. Raymond. » Je n’avais que des idées très vagues sur M. Raymond. Je me rappelais plus ou moins que c’était un de ces soldats de fortune qui, au siècle dernier, essayèrent, avec l’aide des princes natifs, d’arrêter le progrès des Anglais ; les uns, simples aventuriers, qui ne cherchaient qu’à faire leur fortune, comme le général Perron et La Martinière ; d’autres, véritables patriotes, ramassant toutes les armes pour la patrie : tels étaient M. de Bussy et M. Raymond. M. Raymond, ancien officier de Lally, avait organisé à l’européenne un corps d’armée pour le Nizam : c’était en 1795, et ses officiers portaient les couleurs de la République. Il avait 18, 000 hommes instruits à la française : « Il y a quelques années, me dit Séid Ali, allant inspecter mon régiment dans le district d’Elgundel, je fus tout étonné d’entendre le commandement français Portez armes ! » Raymond périt en 1798, empoisonné par ses ennemis à la cour du Nizam : ce fut la fin de l’influence française à Hyderabad.

Le tombeau de M. Raymond s’élève à quelques milles d’Hyderabad, sur une colline qui domine une plaine syénitique, parsemée de ces roches cyclopéennes étranges. Sur un vaste soubassement, marqué de distance en distance de croix rouges, s’élève une pyramide blanche quadrangulaire, portant de chaque côté une tablette de pierre noire qui attend encore son inscripton. Au-dessus des tablettes, la pierre creusée reçoit un treillis de fer, qui forme les initiales I. R. En face s’élève un léger baradéri, pavillon ouvert, suspendu sur une frêle colonnade ; il est terminé par une chapelle ou dargah surmontée de la croix. Le dargah est creusé d’une niche qui reçoit une lampe ; des débris de lampes et de guirlandes sont jonchés à terre. C’est que Monsieur Raymond est encore adoré comme un saint. Tous les ans, au jour anniversaire de sa mort, les hommes des régiments qu’il avait formés vont en pélerinage à sa tombe, prier, porter des fleurs, allumer des lampes et tirer des coups de fusil. Son nom même, Monsieur Raymond, est devenu un nom de saint musulman : Mousa Rahman, « Moïse le miséricordieux. » Il fallait que ce Français, inconnu en France, possédât à un haut degré le prestige et la force de fascination, pour que son souvenir survécût ainsi, défiguré et préservé par l’apothéose, au milieu de tant de causes d’oubli. Un écho à peine sensible soupire dans le baradéri, doux et frêle comme ce souvenir étrange, cette voix de la gloire dont le murmure indistinct

Éveille un écho faible au fond de l’avenir.

XVI

11 Février 1887. Bombay. — Bombay n’est pas une ville, c’est un monde ; elle voudrait tout un livre. Demain peut-être l’écrirai-je.

Bombay, la charmante, qui étend indolemment dans la mer bleue sa longue presqu’île boisée ; Bombay, où l’Europe et l’Asie se rencontrent sans heurt et sans lutte ; où toutes les races et toutes les religions juxtaposées vivent en paix et sans haine ; où Dieu parle sans anathème dans la mosquée, le temple hindou, la chapelle du feu, la synagogue et l’église ; où le maître laisse à peine sentir au sujet qu’il est le maître et où la mousson libérale de l’Europe plus proche souffle à l’un plus de douceur, à l’autre plus de fierté ; où la science désintéressée allume un phare, de lumière faible encore, mais qui un jour peut-être donnera à l’Inde la nouvelle Alexandrie qui lui manque encore ; Bombay l’hospitalière, où j’ai trouvé tant de mains tendues, tant d’amis de tout nom, anglais, parsis, musulmans et hindous !

Le steamer jette son cri d’adieu : le quai joyeux d’Apollo Bender disparaît déjà au lointain. Le soir s’abat à grandes ombres : Malabar Hill n’est plus qu’une ligne noire, plus noire dans la brune. Le vent gonfle la voile vers l’Europe.

Adieu l’Inde aux nuits d’argent !

FIN
  1. Younani, la Ionienne.
  2. Sucreries, bonbons.
  3. Voir plus haut, page 15.
  4. Fortification ordinaire des villages de l’Indo-Chine.
  5. Il est mort au commencement de cette année.
  6. La tribu.
  7. Sorte de selle d’éléphant.
  8. Voir plus haut, page 110.
  9. Collector, magistrat supérieur du district, chargé principalement de percevoir le revenu.
  10. Seth, richard, millionnaire.
  11. Goumachta, intendant.
  12. Avali, rangée de lampes.
  13. Mistri, artisan ou artiste indigène. Le mot semble être l’italien maestro, apporté au XVIIe siècle par les artistes de Florence au service du Grand Mogol.
  14. Moumtaz Mahall signifie l’Élue du Palais. Taj est abrégé de Mountaz. À proprement parler, le nom ne désigne pas le tombeau de l’Impératrice, mais l’Impératrice elle-même.
  15. Bois de lit où l’Hindou fait sa sieste.
  16. Le narghilé indien.
  17. Un sou ! un sou !
  18. Sati ou Suttee, littéralement « femme vertueuse ; » désigne la veuve qui se fait brûler sur le bûcher de son mari.
  19. Dévi, déesse.
  20. Djaguir, fief.