Lettres sur l’Inde/Lettre 12

Alphonse Lemerre (p. 239-267).
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DOUZIÈME LETTRE




LA CONFESSION DU MOUNCHI


C ’était en septembre : les pluies cessaient, les fièvres venaient. Des milliers de Djinns s’envolaient de la rizière ; quelques-uns, en passant, m’avaient frôlé de leur aile ; par malheur, je n’avais personne auprès de moi pour me faire marcher au soleil et frapper mon ombre à coups de hache, ce qui est, comme chacun sait, le remède infaillible contre la fièvre.

Mon professeur d’afghan, le Mounchi Mohammed Ibrahim Khan, vint, comme à l’ordinaire, à deux heures, pour lire avec moi l’histoire de Fatteh Khan et de l’empereur Akbar, et m’expliquer la chanson de Mouqarrab Khan et des Khédou Kheil. Je me soulevai de ma chaise de Guzerate, et lui dis : « Ibrahim, nous ne lirons pas aujourd’hui. J’ai plus envie de dormir que de lire : Mounchi, contez-moi votre histoire. »

Ibrahim souleva de sa tête son vaste turban blanc dix fois enroulé, essuya la sueur de son crâne ras, remit le turban, caressa de la main sa longue barbe noire et soyeuse, rit intérieurement, entre ses dents blanches, puis extérieurement, au souvenir ramassé de tout ce qu’il y a de merveilleux et d’unique dans sa carrière, et commença enfin : « Sâb… » Profitons des lenteurs de la politesse du début et des longues formules de pieuse reconnaissance au Seigneur, pour vous présenter sommairement mon interlocuteur, Maulévi Mohammed Ibrahim Khan, le célèbre Mounchi, dont la réputation s’étend du district de Hazara, qui est au nord, au district de Déra Ghazi Khan, qui est au sud.

Ibrahim est le Mounchi le plus gras, le plus satisfait et le plus honoré que l’on puisse rencontrer sur la frontière. Ah ! si Altaf, le poète amer de Delhi, connaissait Ibrahim, il ne dirait plus que le Musulman n’est point doué pour faire fortune et n’a rien à espérer dans ce monde sous le British Raj[1]. Ibrahim est Fellow de l’université du Pendjab et du Sindh : c’est le premier Afghan, et jusqu’a présent le seul, qui ait le droit d’apposer à son nom les lettres capitales F. U. P. S. er il le ferait sans aucun doute s’il savait écrire — je veux dire écrire l’anglais. Ibrahim est durbari ; autrement dit, il a un siège aux durbars, c’est-à-dire aux assemblées officielles tenues par le lieutenant-général du Pendjab ou par le vice-roi de l’Inde : il a le fauteuil 327 et tandis qu’il y a des Khans et des Nawabs qui assistent debout ou accroupis à terre, lui, le pauvre hère de Dodial, siège dans la soie du Fellow, enfoncé, comme dit chez nous la nouvelle école, dans la rotondité et la mollesse d’un fauteuil gouvernemental. Il est riche, car il ne donne pas de leçon à moins de trente roupies par mois (autant dire soixante francs), et il a souvent jusqu’a cinq élèves à la fois : tous les candidats à l’examen de pouchtou[2], premier et second degré, se tournent vers lui comme vers leur providence. Il a composé un livre étonnant, intitulé Khizanahi Afghani, ce qui signifie « le Trésor afghan » : et en effet c’est un véritable trésor, un livre sans pareil, où sont réunies toutes les élégances de la conversation courante, de sorte que l’officier candidat qui aura appris par cœur ce bienheureux livre, parlera aussi purement et aussi couramment que le premier coupe-gorge venu de la frontière. Le livre est manuscrit et il n’y en avqu’un exemplaire ; mais l’exemplaire circule dans les districts : on le voit aujourd’hui à Kohat, demain il est signalé à Bannou ; depuis l’ouverture de la ligne béloutchie, on le rencontre jusqu’à Quetta et partout il fait merveille, partout il fait des candidats triomphants ; c’est le Mounchi fait livre. On parle sérieusement d’imprimer ce chef-d’œuvre à Lahore, aux frais du gouvernement : si j’étais le gouvernement, je n’hésiterais pas un instant : Car ainsi, chacun pourra parler un afghan élégant et correct, en Inde, en Angleterre, en France, en Russie, et personne n’aura plus d’excuse pour ne pas lire Akhoun Darvéza.

Je m’étais rendu à Abbottabad, attiré par la réputation d’Ibrahim, Son admirateur, le capitaine Dunlop Smith, m’avait dit à Labore : « Il n’est au monde de Mounchi qu’Ibrahim. » Comme j’avais l’intention de passer l’été à Simla, suivant la règle, je lui écrivis de Péchawer pour lui demander s’il serait disposé à m’accompagner là-haut. Il me répondit : « Comment pourrais-je ? J’ai ici quatre Sâbs qui lisent avec moi pour l’examen. Mais venez ici : je vous ferai voir des livres tels que jamais Sâb n’en a vu : je vous apprendrai de belles chansons qui réjouissent le cœur, des proverbes pleins de sens, des énigmes pleines de profondeur. » Je ne pouvais résister à un pareil langage, et je renonçai sans peine à Simla et à ses pompes vice-royales pour les belles chansons qui réjouissent le cœur.

I

Ibrahim continua : « Sâb, je n’ai pas toujours été aussi gras que vous me voyez a présent, et il fut un temps où j’étais si mince que l’on pouvait voir au travers de mon corps, comme à travers la gaze. Je suis né à Dodial. Mon père était un grand savant : il avait des livres de quoi remplir tout ce bengalow du plancher au plafond. J’avais dix ans quand il mourut, et ma mère me dit : « Ton père est mort, tu as dix ans ; il faut que tu ailles dans le monde pour étudier ; » car vous savez que c’est l’habitude, chez nous autres Musulmans, que les jeunes gens qui veulent s’instruire aillent de pays en pays, partout où il y a des gens savants de qui ils peuvent apprendre quelque chose, sur le Coran illustre, la jurisprudence et les chroniques. Je partis donc en Talibi ilm[3] ; j’étudiai à Péchawer, à Kaboul et en Svât ; en Rayistan, en Afghanistan et en Yaghistan. J’étudiais le jour dans la mosquée avec les Mollas ; je dormais dans la houjra[4] et je mangeais où l’on m’invitait.

Je revins à vingt ans chez ma mère, la barbe au menton, très savant et très maigre. Or, pendant mon absence, mon oncle, — le frère de mon père,  — s’était emparé de ses terres et ma mère pleurait. IL avait fait pis encore : il avait vendu tous les livres de mon père, les beaux manuscrits sur le Coran illustre, sur la jurisprudence et les chroniques. Voici comment la chose se fit. Il y avait à Dodial un vieux Molla très rusé et qui avait un beau chien : mon oncle vit le chien et dit au Molla : « Quel beau chien ! — Oui, c’est un beau chien, dit le Molla ; le chien des sept Dormants de la Caverne était moins beau. — Je voudrais bien l’avoir, dit mon oncle ; donne-le-moi ; qu’est-ce qu’un Molla peut bien faire d’un chien ? » Le Molla refusa longtemps ; à la fin il se laissa fléchir et dit qu’il donnerait le chien si mon oncle donnait les livres. Mon oncle était un sauvage et un ignorant qui ne savait rien de rien : il donna tous les livres de grand cœur et emmena le chien en riant, et se moquant du naïf Molla qui donnait un si beau chien pour de vieux livres.

« De retour au village, je dis à mon oncle : « Tu as pris la terre de mon père, il faut me la rendre. » Il me répondit : « Prends-la, si tu peux. » J’allai me plaindre au Serkar[5] : mais le Serkar me répondit qu’il avait toujours vu mon oncle sur cette terre et que par suite elle lui appartenait. À quoi me servait de savoir le persan et l’arabe, de lire dans le texte le Coran illustre, de connaître tous les hadis du prophète (béni soit-il !) : il fallait mourir de faim, ma mère et moi. Sur ces entrefaites, j’appris que l’on demandait des Pathans[6] pour le régiment du capitaine Cook à Abbottabad : deux jeunes gens du village partaient pour s’engager : je leur dis : je vais avec vous. Ils se moquèrent de moi et tout le village disait en riant : Voyez-vous le petit Talibi ilm qui veut se faire soldat ? Arrivés à Abottabad, mes deux compagnons furent tout de suite acceptés, car c’étaient de forts et vigoureux gaillards : mais moi, le capitaine jeta à peine un regard sur moi et me renvoya d’un geste.

« Je retournai à Dodial, où je pensai mourir de honte, car chacun me montrait du doigt en riant et disait : « Voyez-vous Mohammed Ibrahim qui voulait porter le fusil ? Un Talibi ilm qui veut entrer dans le paltan[7] ! » Mais je me dis que j’en aurais le dernier mot. J’allai chez le boucher, j’achetai un bouc pour trois roupies et retournai à Abottabad avec mon bouc. Arrivé là, j’allai trouver le soubehdar[8] et lui montrai le bouc. Il me dit : « Joli bouc ! Quelles cornes ! Ce doit être un bon bouc de combat. — Excellent, lui dis-je : le veux-tu ? je te le donne. » Il accepta avec plaisir et me demanda s’il pouvait m’être agréable. Je lui répondis : « Je veux entrer dans le paltan ; on me refuse, parce que j’ai l’air faible, mais je ne le suis pas ; et puis, je sais lire et écrire. » Le Soubehdar me prit avec lui, me présenta au capitaine et fit mon éloge, dit que j’étais un Talibi ilm, que je savais lire et écrire et qu’un homme qui sait lire et écrire c’est toujours utile dans un régiment. Le capitaine m’accepta. Le jour suivant, il y avait un combat de boucs : le Soubehdar engagea le bouc que je lui avais donné : au premier coup de corne, le bouc s’enfuit à toutes jambes. Le Soubehdar était furieux ; il me dit : « Le sale bouc ! reprends-le ! » Je repris le bouc : j’étais un peu honteux, mais pas trop mécontent : je le menai au boucher qui m’en paya cinq roupies ; je l’avais acheté pour trois, de façon que ce bienheureux bouc m’avait fait gagner et mon entrée au régiment et deux roupies par-dessus le marché. Je compris que Dieu commençait à prendre merci de moi.

« Or, il y avait un capitaine qui voulait apprendre le pouchtou pour l’examen : il envoya un Afghan demander dans tout le bazar : « Y a-t-il un savant qui puisse enseigner le pouchtou à un Sâb ? » Et l’homme ne trouvait pas. Un jour, il me vit occupé à lire un livre et il me demanda : « Qu’est-ce que tu fais ? » Je répondis : « Je lis le Divan d’Abdaul Rahman. — Qui est-ce, Abdoul Rahman ? — C’est un grand poète afghan. — Tu pourrais enseigner l’afghan au capitaine ? — Certainement. » J’allai donc chez le capitaine et il commença à me demander en hindoustani ce que signifiait le pouchtou dér. Je ne connaissais pas encore l’hindoustani, car ma langue maternelle était le pouchtou ; j’avais bien appris le persan et l’arabe, mais je n’avais pas appris l’hindoustani qui n’est pas une belle langue comme le persan, ni une langue sainte comme l’arabe, de sorte que je restai bouche close. Je me dis alors qu’il fallait apprendre l’hindoustani. Il y avait dans le paltan un Pendjabi qui connaissait un peu de pouchtou et j’appris avec lui comme ceci : je lui disais en pouchtou : Comment dit-on en hindoustani da sta sa nôm dai (quel est ton nom ?). Il répondait : tumhâra nâm kyâ hai, de sorte que quand le capitaine me demandait : comment dit-on en pouchtou tumhâra nâm kyâ hai ? je répondais da sta sa nôm dai, et c’est ainsi que j’enseignai le pouchtou et appris l’hindoustani. Je fus bientôt exempté du service ; je fus nommé pay havildar[9], puis Mounchi du régiment. Ma réputation montait, montait ; on ne parlait que de moi ; tous les Sâb venaient à moi et me courtisaient pour avoir des leçons. Ah ! c’est le Soubehdar au bouc qui était jaloux !.

« Je restai au service trois ans, neuf mois et onze jours. Le colonel voulait me retenir : il me disait : « avec ta science et ton génie, tu pourrais devenir Jamadar, Soubehdar, Soubehdar bedahour, avec cent cinquante roupies par mois. » Mais je restai inflexible et je répondis que, quand on m’offrirait mille roupies par mois, je ne pourrais rester au régiment, parce qu’il n’y a pas de jour où le clairon ne sonne au moment de l’une des cinq nemaz[10], ce qui m’empêche de faire mon salut. Et comme Dieu tient toujours les intérêts de ceux qui tiennent les intérêts de Dieu, je gagnai à devenir mounchi professsionnel dix fois plus que je ne gagnais au service du gouvernement, sans perdre pour cela les bonnes grâces et l’estime des Sâb. D’ailleurs, je suis homme pacifique et n’aime point le bruit des armes qui trouble la pensée. Depuis ce temps, je n’ai cessé de prospérer grandement dans le monde et devant Dieu. Les Sâb qui ont le mieux réussi aux examens dans les dix dernières années ont tous passé par mes mains : j’ai enseigné le persan au Lieutenant-gouverneur et à son gendre, le capitaine Dunlop Smith, qui m’a emmené à Simla ; et au retour, Mme la Lieutenant-gouverneur, apprenant que j’avais des enfants, m’a envoyé pour eux des poupées. Oh ! j’étais bien embarrassé, Sâb ; car, des poupées, le Molla dit que ce sont des idoles ; et si l’on savait à la mosquée que j’ai accepté des idoles, cela ferait grand scandale et on dirait : vous savez, le Maulévi, qui était un si saint homme, que tout le monde regardait presque comme un bouzourg[11], il a chez lui des bouttes, des idoles, comme un misérable Hindou. Mais en y réfléchissant bien, je crois que ce ne sont pas des idoles, puisqu’on ne leur adresse pas de prières. Qu’en pensez-vous, Sâb ?

— Hum ! Maulévi, j’ai bien peur que ce ne soit des bouttes. Es-tu bien sûr que ta petite fille ne leur adresse pas de prières ?

— Oh, bien sûr, Sâb, dit-il en hésitant.

Un remords me saisit le cœur : s’il allait reprendre les poupées à la pauvre petite, par crainte du Molla ! Car Ibrahim est un de ces hommes qui ne transigent pas sur les choses de la religion et il jeünerait trente et un jours en ramazan, s’il a le moindre doute sur le premier jour du Croissant, plutôt que de faire parler de lui à la mosquée. « Rassurez-vous, lui dis-je, Ibrahim, on peut avoir des idoles et être un saint.

— Vous croyez, Sâb, » et il passa vivement à un autre sujet.

« Quand je vis que le gouvernement rendait justice à mon mérite, j’écrivis au Lieutenant-gouverneur et lui dis : Au temps ancien, quand nos rois Musulmans régnaient dans l’Inde, c’était leur habitude de doter richement les hommes de science, qui comme on sait, s’inquiètent peu des choses de ce monde, afin de les mettre à l’abri du besoin et de l’inquiétude. Les uns leur donnaient des roupies, d’autres des terres en djaguirs[12]. Les Sikhs eux-mêmes, bien qu’infidèles, suivaient cette bonne coutume. Il y a cinquante ans, un chef sikh donna un djaguir de mille roupies de revenu à un mounchi qui lui avait expliqué le Gulistan de Saadi, et il ne se croyait pas quitte envers lui. Le Lieutenant-gouverneur, qui est un homme très vertueux et très intelligent, comprit et me répondit : Tu as raison, le gouvernement doit aux savants soit de l’inâm, soit de l’izzat (soit de l’argent, soit des honneurs). Je voudrais pouvoir te donner de l’inâm ; mais je n’en ai pas ; je veux du moins te donner de l’izzat. Tu seras fellow de l’université de Lahore ; comme fellow, tu seras durbari et dans le durbar tu t’assiéras près de moi, avec les Rajas et les Nawabs, dans le fauteuil 327. — Est-ce un grand honneur d’être Fellow, Sâb ? demanda timidement Ibrahim.

— Sans doute, Ibrahim ; tout le monde n’est pas Fellow.

— Mais à la mosquée, le vendredi, on me dit que ce n’est rien et que cela ne fait pas honneur devant les hommes.

— Ce sont des jaloux, Ibrahim ; puisque les Fellows sont habillés autrement que les autres hommes.

— C’est vrai, Sâb. Mais ma vieille mère, qui a cent ans, qui connaît le Coran illustre et est une vraie mollani[13], me dit que j’ai tort de m’attacher au monde passager, que je travaille trop pour le gouvernement et pour l’argent, et qu’on ne doit songer qu’a Dieu et au monde éternel. Elle voudrait que je ne sois plus Mounchi et que je passe tout mon temps à prier et étudier le Coran illustre. Aussi, quand j’aurai gagné assez d’argent pour vivre du train qu’il convient à un Fellow, je renoncerai à travailler et j’irai faire le pélerinage a la Mecque la Sainte. Sur le chemin j’irai vous voir à Paris et vous me présenterez aux savants de votre pays.

— Savez-vous où est Paris, Ibrahim ?

— Oui, Sâb, c’est près de la Perse, et les Francess sont d’origine persane, comme le prouve le nom de Paris, qui est le mot Perse mal prononcé.

La conversation dévia et passa à la géograpphie. Ibrahim m’apprit beaucoup de choses sur le pays des Bulgares, qui sont un peuple féroce : car on dit en pouchtou « cruel comme un Bulgare ; » c’est un pays très lointain et où il fait jour six mois de suite et nuit six mois de suite. Puis il me conduisit au pays des fées, au Paristan, qui n’est séparé du pays des Engriz[14] que par une mer étroite et d’où les Memsâb[15] font venir leurs robes. Je me trouvais, à mon étonnement, transporté soudain dans mon pays, comme sur un tapis magique de Salomon. Les pauvres Pathans, ayant souvent admiré les robes merveilleuses des dames anglaises et entendu dire qu’elles viennent de Paris, avaient très logiquement compris qu’elles viennent du pays des Paris[16], ou comme nous prononçons en Europe, des Péris ; et, revenu en France, je ne veux pas laisser tomber dans l’oubli cet hommage inattendu aux doigts de fées de nos grandes faiseuses.

II

Décidément, il y avait quelque chose. Ibrahim était distrait ; il oubliait de me montrer pour la onzième fois son invitation pour le durbar que le vice-roi va tenir à Lahore, en novembre prochain, et de me demander mon avis sur la grosse question de la toque de fellow : un bon Musulman peut-il, pour si peu de temps que ce soit, renoncer au turban ? Par instant, il tirait de sa poitrine un long soupir.

— Ibrahim, vous avez un chagrin ?

— Non, Sâb, c’est la chaleur.

Un jour enfin, après un soupir plus long que d’ordinaire, il me dit : « Sâb, il faut que je vous dise ce que j’ai : je n’en ai parlé à aucun des autres Sâbs, parce qu’ils ne sont pas discrets et qu’ils se moqueraient de moi. Mais vous, c’est autre chose. J’ai un grand chagrin.

« Vous savez que j’ai un fils, nommé Piro Khan. C’est un garçon très doux, et qui me remplacera comme Mounchi quand je serai trop vieux. Il n’est pas encore très savant et ne sait pas bien lire, mais il n’a encore que seize ans. Il y a huit ans, j’ai acheté à un ami pauvre une petite fille pour en faire la fiancée de mon fils, selon la coutume des Afghans[17]. j’aimais beaucoup Bouta Djan, et lui apprenais à lire le Coran illustre ; elle disait toutes ses prières, et j’étais heureux que Piro eût une fiancée si vertueuse. Or, avec mon fils et ma future bru, j’élevais aussi, par bonté d’âme, le frère de ma femme : ma femme vient des montagnes de Kaghan, qui sont un pays de vrais sauvages et d’ignorants, et par amitié pour elle et pour son père, Nour Ahmed, qui est un homme respecté et un Pir, j’élevais ce garçon qui était un vrai sauvage et un ignorant : je voulais faire de lui un bon Musulman et je lui enseignais le Coran illustre, en compagnie de Piro et de sa fiancée.

« L’an dernier, comme vous sayez, le Lieutenant-gouverneur, qui m’admire beaucoup, m’a emmené avec lui à Simla pour lui apprendre le persan. Je restai quatre mois avec lui. C’était un grand honneur, et une des joies de ma vie ; mais ce fut aussi un grand malheur. Pendant que j’étais à Simla, Zebehr, — c’est le nom du mauvais garçon,  — m’écrivait toujours pour me demander de l’argent ; je ne savais pas pourquoi il voulait de l’argent et j’en envoyais. Quand je revins à Abbottabad, je trouvai ma femme tout en pleurs. Je demandai : Où est Bouta Djan ? Où est Zebehr ? Elle me dit que Zebehr lui avait volé tous ses bijoux, pour les vendre et dépenser l’argent avec les filles du bazar, et que Bouta Djan, ma petite Bouta Djan que j’aimais tant, qui lisait si bien le Coran illustre et qui était si jolie avec ses mouhours d’or pendant à ses tresses, était partie un soir avec lui et qu’ils n’étaient point revenus. Le matin Bouta Djan avait dit à ma femme qu’elle avait dix-huit ans et que Piro n’en a que seize, que Piro est petit, faible, laid et bête, qu’il lui fallait un fiancé qui fût un homme et qu’elle prenait Zebehr.

« J’étais en colère, Sâb : cette petite Bouta Djan que j’aimais tant, qui lisait si bien le Coran illustre et réciçait si bien ses prières ! et tout cet argent que le drôle m’avait volé et les bijoux qu’il avait volés ! Et puis séduire une fille qui avait étudié avec lui le Coran ! une sœur d’étude, une sœur spirituelle, plus qu’une sœur par le sang ! C’est le pire des incestes. Est-ce qu’on voit jamais pareille chose dans votre pays, Sâb ?

— Jamais, Ibrahim.

— Ce n’est pas tout, Sâb. Comme Bouta Djan est fiancée à Piro, Zebehr ne pouvait l’épouser tant que Piro est en vie : il demanda à Bouta Djan de l’empoisonner : elle refusa. Alors il dit à Piro : Viens ce soir à Dhamtor, à l’endroit où est le grand souterrain, et je te montrerai un coq qui est là, grand comme un cheval. Piro alla, car il n’est pas très fin, n’ayant encore que seize ans : il y avait là un sipaie qui devait le tuer et à qui Zebehr avait donné pour cela dix roupies. Heureusement, Piro, au moment d’entrer dans le souterrain, eut peur : il n’est pas très brave, car il n’a encore que seize ans, et c’est ainsi qu’il échappa.

« Mais que faire, Sab ? Mes frères qui habitent à Dodial disent que je dois tuer Zebehr. C’est vrai, Sâb, je devrais le tuer ; c’est la loi afghane, c’est le Nangi Pukhtâna. Je devais le tuer. J’aurais déjà dû le tuer, tout de suite. Ils me disent que si je ne le tue pas, ils ne m’adresseront plus la parole, qu’ils me renieront, que je déshonore la famille. Oui, Sâb, je devrais le tuer. Mais vous savez, Sâb, je ne suis pas un homme de sang. Je suis un homme de piété, qui crois en Dieu. Il vaut mieux supporter sans rien dire et pardonner, en priant Dieu de punir le coupable : Dieu venge toujours ceux qui ne se vengent pas. Et puis, si je le tuais, le gouvernement me pendrait. Que faire, Sâb ? je suis bien perplexe. »

III

Quelques jours plus tard, la mère du Mounchi tomba malade. J’en eus grand chagrin. Je ne la connaissais pas, mais elle avait plus de cent ans et savait de vieilles histoires et de vieilles chansons qu’elle avait récitées pour moi à son fils. Je lui devais entre autres la Berceuse du Sikh, la chanson de nourrice la plus curieuse qui ait jamais été chantée près d’un berceau : elle l’avait donnée non sans résistance, ayant honte de chanter des chansons de femme devant un homme.

Un soir le Mounchi me dit : « Ma vieille mère est plus mal : elle tousse très fort. » — « Avez-vous appelé le docteur Jackson, Ibrahim ? » — « Oh ! non, Sâb. Elle ne voudrait pas d’un médecin Firanghi. D’ailleurs les femmes ne doivent pas voir le docteur. On appelle un hakim[18], on lui décrit l’état de la malade ; dans les cas très graves, elle sort la main de derrière le rideau, il tâte le pouls et, d’après cela, il prescrit les remèdes. Lundi dernier, le hakim est venu et a prescrit du quinine, mais cela n’a rien fait. Ma mère m’a dit alors : « Les drogues ne servent à rien, puisque c’est Dieu qui rend malade et qui guérit. Donne pour moi des aumônes aux pauvres. » J’ai fait des aumônes et elle s’est sentie un peu mieux. Puis le mal a repris et elle m’a dit : « Égorge un bouc et distribue la viande aux pauvres. » J’ai égorgé un bouc et distribué la viande aux pauvres ; mais elle tousse toujours et a l’air de celle qui va mourir. C’est un grand malheur pour vous, Sâb ; car je l’avais décidée à me dire pour vous les chansons de Fatima et de la nourrice du Prophète, qui ne se disent qu’entre femmes. Allah ne l’a pas voulu. »

Sur ces entrefaites, je quittai Abbottabad pour monter quelques jours à Murree, chez mon ami le colonel Pratt qui me disait : « Il fait bien chaud là-bas : venez respirer ici. » J’allai à Murree ; au retour, je cueillis une bronchite dans la montagne ; je m’arrêtai à Nathiagalli, chez les meilleures des gens, M. Fryer et Mme Fryer, qui me retinrent prisonnier jusqu’a guérison complète. Je recevais tous les deux jours une lettre d’Ibrahim, qui me donnait les nouvelles du pays et m’assurait qu’il priait Allah pour ma santé dans sa prière du matin et sa prière du soir. Ses prières me remirent, mais sans sauver sa mère.

À mon retour, elle traînait encore, à force d’aumônes et de boucs égorgés. Mais on commençait déjà à réciter les Achhadou. « Chez nous autres, Musulmans, me dit Ibrahim, quand une personne va mourir, toute la famille reste là, répétant sans cesse Achhadou, c’est-à-dire : « Je rends témoignage qu’Allah est Dieu, et qu’il n’y a pas d’autre Dieu. Je rends témoignage que Mahomet est son serviteur et son apôtre. » De cette façon, le mourant est tenu dans le souvenir de Dieu, il est porté à répéter Achhadou et à mourir en confessant la foi, ce qui assure son salut, quelques fautes qu’il ait commises durant la vie. Hier soir, en vous quittant, quand je suis rentré à la maison, je me suis approché du lit de ma mère qui ne disait rien. Je lui ai pris la main en disant : « Mère, est-ce que tu ne dis rien ? » Et vite elle s’est mise à répéter : « Achhadou ! (Je rends témoignage qu’Allah est Dieu, etc.), Achhadou !… »

Le lendemain, je reçus un mot d’Ibrahim me mandant que sa mère était morte et qu’il partait pour l’enterrer dans son pays, à Dodial. Il revint huit jours après. Il me dit : « Elle est morte en répétant Achhadou. Alors un ange est venu s’entretenir avec elle, l’a interrogée sur le dogme, et, étant satisfait de ses réponses, lui a dit : « Ta foi est parfaite. » La sueur a inondé son front, son teint a jauni et son nez était tourné à gauche du côté de la Qibla[19]. C’est à ces signes que l’on reconnait qu’une âme est sauvée. On a beaucoup pleuré à son enterrement, car elle était aimée et respectée de tous ; elle avait enseigné le Coran illustre à toutes les filles du pays. Tout le monde dit que c’est une sainte et qu’Ibrahim est bien heureux et a lieu d’être fier d’avoir une mère qui est bouzourg. On vient prier et faire des vœux à sa tombe, et il s’y fera bientôt des miracles. »

IV

Quelques jours plus tard, Ibrahim entra tout rayonnant. Îl me dit : « Vous rappelez-vous, Sâb, ce que je vous disais : il vaut mieux supporter sans rien dire, et Dieu fera justice. Eh bien ! ce monstre, ce païen de Zebehr est en prison, sans que j’aie rien fait pour l’y faire mettre. De retour à Kaghan, il y a commis de nouveaux vols, on l’a arrêté et on vient de l’amener enchaîné à Abbottabad pour le juger. Tout le monde dit à la mosquée : Voyez-vous cet Ibrahim ? il a supporté patiemment son injure, et c’est pour cela que Dieu le venge. »

Le lendemain, Ibrahim était sombre et tête basse. « Qu’y a-t-il, Ibrahim ? Est-ce que Zebehr est relâché ? — « Non, Sâb, mais il y a pis. Voici que mon beau-père, Nour Ahmed, le père de Zebehr, est venu de Kaghan avec ses fils, et ils me disent : « Ibrahim, tu es l’ami des Sâbs ; tu es influent auprès du commissaire et des juges : il faut que tu ailles les voir pour faire remettre Zebehr en liberté. » — « Moi, parler pour Zebehr ! Pour Zebehr, qui m’a volé, qui a volé ma femme, qui a voulu tuer mon fils, qui a séduit sa fiancée ! Non, c’est Dieu qui le frappe. — Ibrahim, me dit sévèrement mon beau-père, un Afghan ne laisse pas juger un Afghan par les Firanghis. » Et ma femme me supplie et m’obsède à table, au lit, partout, et ; comme elle voit que je suis inflexible, elle se met en prière et dit : « Allah, délivre mon frère ! » ou bien : « Allah, fais que le père de Piro Khan devienne bon et miséricordieux ! » ou bien elle appelle mon autre fils, le petit de huit ans, et lui fait dire : « Allah, fais que mon père revienne à des sentiments meilleurs ! » Et voilà ma vie tout le jour et toute la nuit. À droite, mes frères de Dodial m’écrivent que si je reçois mon beau-père, si je lui parle devant le monde, je suis déshonoré, et qu’ils ne resteront plus à Dodial, étant avilis. A gauche, mes beaux-frères me menacent du badal[20]. Vous savez que chez nous on tue plus facilement un homme qu’un oiseau, et si on répugne à faire la chose soi-même, on trouve toujours qui la fera pour quelques roupies.

« Au bazar et à la mosquée, on est indigné contre le vieux Nour-Ahmed qui prend le parti d’un fils indigne, et on l’appelle Balaam. Tout le monde est convaincu que la mésaventure de Zebehr est due à ma patience et à mes prières et à ce que j’ai remis ma cause à Dieu. Mais à la maison la vie est terrible. Le jour même où ma mère est morte, ma femme m’a dit que la veille elle avait pardonné à Zebehr et avait demandé que je pardonne aussi : je n’étais pas là, et je suis sûr que c’est un mensonge de ma femme ; car ma pauvre vieille mère avait Zebehr en horreur, et l’indignation et la douleur avaient hâté sa fin. Je lui ai demandé devant ma femme : Mère, est-ce vrai que tu as pardonné à Zekehr ? Mais elle ne pouvait plus parler, et elle m’a regardé : je ne sais pas si c’était oui ou si c’était non. Ma femme dit que c’était oui et que je désobéis à ma mère.

« Hier, pendant que j’étais à travailler avec vous, mon beau-père est venu voir sa fille ; il a pleuré et en partant lui a laissé son turban pour le mettre à mes pieds. Vous savez ce que cela signifie : mettre son turban aux pieds d’un homme, c’est mettre sa tête aux pieds de cet homme, c’est lui demander grâce. Quand je suis rentré, ma femme est restée dans son coin, au lieu de se lever, comme une femme doit faire devant son mari, et sans me dire un mot. Puis, au bout d’une heure, elle s’est levée, elle est sortie, et a rapporté le turban de son père, qu’elle a déposé à mes pieds. Cela m’a mis en colère, parce qu’un beau-père ne doit pas s’humilier devant son gendre. Enfin, pour avoir la paix, j’ai consenti à paraître renouer connaissance avec mon beau-père, parce que c’est un vieillard et un homme pieux ; quand nous nous rencontrerons à la mosquée, nous nous dirons : Comment vas-tu ? pour qu’il n’y ait pas scandale ; mais ce sera tout.

« Zebehr a été condamné à un an et demi de prison et à 110 roupies d’amende. Tout le monde dit : « C’est un décret de Dieu, qui a voulu récompenser Ibrahim de sa longanimité. » Les uns disent : « C’est à cause de la mère d’Ismaïl, parce qu’elle était une bouzourg » ; et d’autres disent : « Non, c’est à cause d’Ibrahim lui-même, parce qu’Ibrahim est un bouzourg. » Mais ma femme ne cesse point de pleurer, à cause de son frère, et j’ai beau la menacer de la battre, elle ne dit plus ses prières et ne veut plus lire le Coran illustre. »

V

Ibrahim, outre Piro Khan qui est le héros silencieux de toutes ces aventures, a un petit garçon de huit ans, Housein, et une petite fille de dix, Fatima. Il a commencé à faire jeûner la petite fille cette année, bien que le ramazan ne soit obligatoire qu’à treize ans et que cette année il soit tombé en plein été : mais il faut s’habituer de bonne heure à ses devoirs. « Cela me fait beaucoup de peine quand je l’entends crier : Papa, j’ai faim, j’ai soif. Mais si elle jeûne mal maintenant, elle jeûnera bien le moment venu, quand le jeûne sera devenu obligatoire. Le petit garçon ne jeune pas encore : j’ai beaucoup de peine à lui faire dire ses prières, et il faut le battre pour le faire aller à la mosquée. » Comme je me récrie sur le procédé, Ibrahim dit : « Dans les pays d’Islam, par exemple dans le pays de Svat, il y a un moudjtehid, qui, à l’heure de la prière, parcourt la rue, le fouet à la main, et pousse à coups de fouet à la mosquée les gens qu’il trouve encore dans la rue.

— Et ceux qui refusent d’y aller ?

— Il n’y en a pas : s’il y en avait, on les mettrait à mort. Il faut bien, Sâb, puisqu’ils ne veulent pas obéir à Dieu.

« Vous n’avez pas idée, Sâb, de tout ce qu’imaginent pour s’amuser le petit garçon et la petite fille. Et si vous voyiez le petit garçon chanter et la petite fille danser, branlant les bras avec les longues manches au bout des mains, de sorte que tout danse en elle, les pieds, les bras et les manches, vous diriez, Sâb, que c’est une belle ramacha, et moi, je n’en reviens pas.

« Ces enfants, Sâb, ont des idées étonnantes. Hier, en rentrant, j’ai entendu la petite fille qui criait et pleurait. J’ai demandé ce que c’était. C’était à cause du petit chat. Ils s’étaient amusés avec le chat ; puis le petit garçon avait pris un couteau, avait récité le tekbir[21], que l’on récite chez nous quand on égorge un animal de boucherie, et se mettait en devoir de couper la gorge au chat. Vous savez que c’est dans deux jours la fête de l’id ul zoha, où on égorge un agneau pour finir le ramazan. Et la petite fille criait et pleurait, parce qu’elle n’aimait pas voir couper la gorge au petit chat.

— Et qu’avez-vous fait, Ibrahim ?

— J’ai pris le chat à Housein et l’ai donné à Fatima, qui s’est mise à chanter et à rire de joie et elle a serré le petit chat contre son cœur en le caressant et s’écriant : « Allahou, Batcha ! Allahou, Batcha ! Allah, mon enfant ! Allah, mon enfant ! » Mais Housein s’en est allé pleurer auprès de sa mère, et sa mére ma fait une scène terrible toute la nuit, en me disant que je ne sais que faire pour rendre l’enfant malheureux et qu’elle me quittera avec ses enfants pour rentrer chez ses parents. Ah ! Sâb ! elle n’est pas facile à plaire ! »

  1. La domination anglaise.
  2. Tous les officiers de l’armée de la frontière doivent passer un examen de langue afghane.
  3. Chercheur de science, étudiant.
  4. La maison commune ouverte aux étrangers.
  5. Serkar, le gouvernement.
  6. Nom indien des Afghans.
  7. Le régiment.
  8. Capitaine indigène.
  9. Sergent de paie.
  10. Une des cinq prières réglementaires.
  11. Saint doué du don de miracles.
  12. Djaguir, fief.
  13. Mollani, femme qui connait le Coran comme un Molla et l’enseigne aux femmes.
  14. Les Anglais.
  15. Les dames anglaises.
  16. Péri, fée. — Paristan, le pays des fées.
  17. Voir plus haut, page 113.
  18. Hakim, médecin indigène.
  19. La qibla de La Mecque où se dirige tout fidèle pendant sa prière.
  20. Badal, vendetta. Voir plus haut, page 101.
  21. Voir plus haut, page 126.