Lettres sur l’Inde/Lettre 11

Alphonse Lemerre (p. 213-237).
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ONZIÈME LETTRE




ABBOTTABAD
ET
LA VIE DE GARNISON


Un député commissaire. — Les Béloutchis. — Baudelaire en prison. — Gourkhas et Sikhs. — Le Polo. — Le Mess. — Le prince héritier de Boukhara. — La jument du Révérend. — Une bibliothèque modèle. — Le Dasabra.

I


A bbottabad est à la fois le chef-lieu du district de Hazara et le quartier-général de l’armée de la frontière. C’est donc le centre d’une double administration, l’administration civile d’un district, et l’administration militaire des six districts limitrophes : Hazara, Péchawer, Kohat, Bannou, Déra Ismail Khan et Déra Ghazi Khan.

L’administration civile, comme dans tout le Pendjab[1], est aux mains d’un Député-Commissaire (Deputy Commissioner), sorte de Préfet, ou mieux de Préteur, cumulant les fonctions d’administrateur, receveur d’impôts, magistrat, ingénieur, agent politique ; c’est un Dictateur au petit pied, qui fait la vie et l’unité du District et le rattache à l’Empire. Sur les districts frontières, le rôle politique et diplomatique du Député-Commissaire est prédominant. Il a à surveiller les tribus voisines, à se tenir au courant de tous les mouvements qui s’y produisent et qui peuvent si facilement se répercuter dans les tribus du territoire britannique ; il a l’œil sur toutes les intrigues et toutes les agitations de la frontière, et parfois il y a la main. Le poste de Député-Commissaire à la frontière est un poste de confiance, d’honneur et de danger.

Le Député-Commissaire de Hazara, dans les premiers temps de mon séjour à Abbottabad, était M. Fryer, le plus beau spécimen du genre que j’aie rencontré. Grand et fort, avec le tempérament flegmatique des blonds, il avait le calme et l’énergie imperturbable, une force de travail illimitée et la volonté d’être juste, quelques-unes des qualités qui imposent le plus aux races mal civilisées et leur enseignent le respect. Il avait passé une dizaine d’années à la Déra de Ghazi Khan, parmi les Béloutchis britanniques, et, grâce à la connaissance profonde qu’il avait acquise de la race, il avait obtenu, pendant la dernière guerre d’Afghanistan, le concours des Béloutchis indépendants, ce qui assurait l’aile gauche de l’armée d’invasion. Il y avait deux ans que le gouvernement l’avait arraché à ses chers sauvages, pour le transporter au milieu des Afghans, autres sauvages, mais si différents : car en dépit des apparences, il y a autant de diversité entre sauvages qu’entre civilisés. Les Béloutchis ont un proverbe pour définir leur caractère national : « Le Béloutchi qui n’est pas allé en prison, qui n’a pas tué son voisin ou enlevé sa femme, n’est pas un Béloutchi » ; et il faut dire qu’il y a beaucoup de Béloutchis parmi les Béloutchis. Les Afghans acccepteraient volontiers le proverbe pour leur propre compte ; la grande différence, c’est qu’ils mentent par nature, tandis que le Béloutchi ne ment pas ; il ne sait pas comment s’y prendre : quand il essaie, la chose lui semble si drôle qu’il éclate de rire et son rire le trahit et l’accuse.

Exilé dans le Hazara, M. Fryer regrettait ses bons sauvages de Ghazi Khan, mais ne s’en était pas moins mis tout entier à sa tâche nouvelle ; il avait appris le Pouchtou, avait étudié le pays et les gens, et à force de tact, de calme et d’énergie avait réussi à se faire non seulement estimer, mais aimer, de gens qu’il méprisait. Il réussit si bien qu’il y a deux ans, quand il fallut pacifier la Haute-Birmanie, on se dit : Fryer ne connaît rien de la Birmanie, ni des Birmans, mais il s’est si bien tiré d’affaire avec les Béloutchis et les Afghans, que c’est l’homme qu’il nous faut là-bas. Il est à présent à Mandalay et je ne doute pas qu’il n’y fasse merveille : il a la méthode.

II

Le seul bâtiment notable d’Abbottabad est la geôle qui sert aussi de tehsil. Je la visitai en compagnie du juge assistant, M. Parsons. Parmi les prisonniers se trouvait un nommé Mohammedhji, condamné à six mois de prison pour avoir, dans une rixe, cassé la jambe d’un Hindou. Mohammedji est poète ambulant et de plus il est fou : il se croit roi. C’est un habitué de la geôle qu’il a souvent visitée et qu’il visitera souvent encore, si Dieu lui prête vie. Voici une de ses chansons qui, à elle seule, aurait dû lui en ouvrir les portes, petit chef-d’œuvre de mièvrerie et de passion, « moitié Baudelaire[2], moitié Cantique des Cantiques » :

Hier soir je me suis promené dans le bazar des tresses noires ; j’ai fourragé, comme une abeille, dans le bazar des tresses noires.

Hier soir, je me suis promené dans le bosquet des tresses noires ; j’ai fourragé, comme une abeille, dans la volupté des grenades. J’ai enfoncé mes dents dans le menton vierge de ma tendre amie : j’ai aspiré le parfum de la guirlande au cou de ma reine, le parfum de ses tresses noires.

Hier soir, je me suis promené dans le bazar des tresses noires ; j’ai fourragé, comme une abeille, dans le bazar des tresses noires.

— Tu as aspiré le parfum de ma guirlande, Ô mon ami, et c’est pour cela que tu es ivre. Tu t’es endormi comme Behram sur le lit de Sarasia : mais, après cela, quelqu’un te fera périr, car tu as fait le voleur sur mes joues. À présent, il est en grande colère contre toi, le tchaukidar[3] des tresses noires.

— Il est en grande colère contre moi, ô ma petite ? Dieu me gardera, n’est-il pas vrai ?

Allonge comme un bâton, pour me défendre, tes longues tresses noires, veux-tu ?

Livre-moi ton blanc visage ! Rassasie-moi, comme le touti[4], veux-tu ? Et pour une fois lâche-moi dans la grange des tresses noires.

— Je te donnerai accès, mon ami, dans le jardin de la blanche poitrine. Mais, après cela, tu te détourneras de moi, et t’en iras dédaigneusement. Pourtant, lorsque je montre mon blanc visage, la lumière de la lampe s’éclipse.

— Le Seigneur t’a donné la beauté sans pareille. Jette un regard sur moi, ma charmante. Le serpent m’a mordu au cœur, le serpent de tes tresses noires.

— Je charmerai le serpent de mon souffle ; ô mon petit, je suis une charmeuse. Mais moi, pauvre malheureuse, je suis déchirée en ton honneur. Viens, quittons Pakli ; j’ai en horreur le vilain[5]. Je te donne le plein pouvoir sur les tresses noires.

— Mohammedji a plein pouvoir sur les poètes de Pakli. Il lève l’impôt : il est parmi les Émirs de Delhi. Il gouverne son royaume : il le dirige avec les tresses noires.

Le pauvre Mohammedji avait déjà la tête fêlée quand il chantait ces jolis vers, où passe un rayon de folie délicieuse. Mais s’il n’était pas roi de Delhi, il était mieux, roi des poètes de Pakli ; le sceptre embaumé qu’il maniait de ses mains amoureuses vaut mieux qu’un sceptre d’or qui ne portera fleur ni fruit et j’en ai recueilli le parfum pour que la brise le porte jusqu’à vous.

III

Abbottabad est avant tout une ville de garnison. Sanatorium à l’origine, elle s’est développée autour du camp, autour « des douze pierres du chaoni ». C’était le centre des bureaux militaires, avant d’être le centre de l’administration civile, qui était d’abord à la ville plus ancienne de Haripour.

Abbottabad est le quartier général de l’armée de la frontière ou, pour employer l’expression officielle, de la Force Irrégulière de la frontière du Pendjab (Penjab Irregular Frontier Force), qui veille à la sécurité des six districts. Cette troupe spéciale a son histoire. Elle date de la conquête du Pendjab en 1849. Le pays conquis, il fallut le pacifier, c’est-à-dire le conquérir en détail. On organisa une série de corps de police militaire, plus mobiles et irréguliers qui, à mesure que la pacification avança, rentrèrent de plus en plus dans les cadres de l’organisation normale, mais sans être jamais appelés en service en dehors des six districts, sauf durant la grande tourmente de 1857. Jusqu’au dernier temps, elle dépendait du gouvernement de Lahore, plus proche de la frontière, et mieux en état que le gouvernement de Calcutta de voir, d’apprécier et d’agir. À la longue, cette indépendance de l’armée de la frontière amena plus d’une fois des conflits d’autorité et des incertitudes dans l’action, surtout quand des troupes de l’armée du Pendjab avaient à coopérer avec celles de la frontière. Un décret de Juillet 1886 a mis fin à cette situation : depuis le 1er août 1886, la Penjab Irregular Frontier Force est ramenée sous les ordres du quartier général de Calcutta et ne sera bientôt plus qu’une tradition historique. Les hommes de ce corps, qui monte à dix mille hommes environ, étaient connus dans l’armée sous le nom de Piffers, nom formé des initiales du titre officiel : Penjab Irregular Frontier Force. Les Piffers seront bientôt une chose du passé : ils ont cessé virtuellement d’exister. Mais ils reparaîtront bientôt à l’autre extrémité de l’Empire, en Birmanie. Le Pendjab a fourni à la Birmanie, non seulement son personnel, mais aussi ses procédés de pacification. Chacun des régiments de la frontière a fourni des soldats d’élite, placés sous le commandement d’officiers du Pendjab et qui ont formé le corps de police mobile, une sorte de Burma Irregular Frontier Force, les Biffers de l’avenir.

La garnison d’Abbottabad comprend[6] deux régiments et une batterie d’artillerie. La batterie est pour l’instant en Birmanie. Les deux régiments sont le 5e Gourkha et le 2e des Sikhs. Le régiment est en réalité un bataillon européen (il en a le nom, au moins chez les indigènes qui appellent le régiment un paltan) ; il compte environ 850 hommes, formant huit compagnies. Chaque compagnie est commandée par un capitaine indigène ou soubehdar, avec une série de sous-officiers indigènes sous ses ordres : le régiment est commandé par un colonel anglais, assisté d’un état-major d’officiers anglais, capitaine et lieutenants. Ces grades de colonel, capitaine, lieutenants ne répondent pas, comme dans les armées d’Europe, à des fonctions différentes, mais seulement à des différences de stage, d’âge et de paie. C’est là dans le système anglais le trait qui déroute le plus l’étranger : il dérive de la nécessité de maintenir absolument indépendants l’un de l’autre le corps d’officiers indigènes et l’état-major européen, le commandement de détail étant indigène, le commandement d’ensemble européen. Il arrive tous les jours que le colonel délègue le commandement du régiment à un lieutenant de vingt-deux ans, frais sorti de Sandhurst, et les Soubehdars, à vingt ans de service, viendront prendre respectueusement ses ordres.

Des deux régiments d’Abottabad, l’un est à demeure permanente, c’est le régiment Gourkha ; Pautre change tous les trois ans : c’était pendant mon séjour le 2e Sikhs. Ce régiment, malgré son nom, n’est composé de Sikhs que pour une partie de son effectif : c’est un des principes de l’administration militaire anglaise de ne composer aucun régiment d’un seul élément : c’est là une des leçons que lui a enseignées la Grande Rébellion. On mêle autant que possible les races et les religions, pour les paralyser l’une par l’autre : sur les huit compagnies du 2e Sikhs, il y en avait trois de Sikhs proprement dits, trois d’Afghans, une de Pendjabis musulmans, une de Dogras : quatre races et trois religions[7]. Ce composé, abandonné à lui-même, ferait une cohue anarchique : l’état-major anglais lui donne une tête et en fait un corps. Les régiments Gourkhas seuls sont homogènes.

Les Gourkhas, comme ou sait, sont la caste guerrière du Népal. Dans l’invasion anglaise de 1816 ils résistèrent avec tant de bravoure, que les Anglais se dirent qu’il valait mieux prendre à leur service ces soldats incomparables que de se faire écharper par eux. Il fut stipulé dans le traité de paix que le Râja du Népal permettrait à ses sujets de prendre service dans l’armée anglaise. Chaque année les officiers recruteurs se rendent à Bharaitch, sur la frontière du Népal — car l’entrée du Népal leur est fermée ;  — les candidats viennent se présenter en masse et le recrutement fait son choix. Une fois enrôlé, le Gourkha n’a plus qu’une patrie, le drapeau ; il appartient à ses chefs, corps et âme : car il est étranger dans l’Inde, autant que l’Anglais, et son isolement assure sa fidélité. Il est étranger de race, car il est d’origine Mongoloïde ; de religion, il appartient nominalement au Brahmanisme, mais c’est un Brahmanisme bien imparfait, qui scandalise singulièrement ses coréligionnaires hindous et leur rappelle trop bien qu’il n’a renoncé que depuis peu au Lamaïsme et à ses impuretés. Le Gourkha fume comme un Anglais ; il mange du buffle et du porc ; il fait ses ablutions en deux minutes, avec de l’eau plein le creux de la main. Il a un profond dédain pour les gens de l’Inde et ne fraie qu’avec Tom Atkins. Petit, trapu, avec les paumettes saillantes, les yeux à fleur de tête, le nez plat du Mogol, le regard bête et bon enfant, toujours prêt à saluer le Sahib qui passe, on ne se douterait jamais, à le voir marcher en se balançant lourdement comme un paysan breton mal dégrossi, que c’est le tueur le plus effrayant de l’Inde et que, une fois lancé dans la bataille, le kirki à la main, la voix de l’officier et le clairon de la retraite seront impuissants à l’arracher à la besogne sanglante.

Les Sikhs sont de tout autres hommes ; grands, forts, crinière de lion, fiers et calmes. Ce ne sont pas des bêtes fauves comme les Gourkhas ; mais ils sont nés soldats. Ils se font tuer sur leurs pièces en silence et sans reculer d’un pas. Ils savent agir par masse : ils ont l’esprit de la phalange. Dans la conquête de l’Inde ce sont les seuls adversaires qui n’aient point lâché pied devant les Anglais, ec il fallut pour les dompter la trahison de Tej Sinh, le Bazaine Sikh. Les Afghans offrent un troisième type, aussi différent : ils ont l’élan invincible, mais n’ont point la résistance ; ils sont incapables de l’effort soutenu : si la furie afghane n’emporte pas tout du premier coup, elle tombe et s’abat, l’élan de l’attaque se retourne et devient l’élan de la fuite. Dans la grande rébellion, ce sont les Sikhs et les Afghans, conquis de la veille, qui ont sauvé l’empire anglais. Ils forment encore avec les Gourkhas la partie solide de l’armée indigène. Par malheur, les Afghans sont peu sûrs ; ils luttent avec entrain contre leurs frères d’au delà de la frontière ou contre les gens de l’Inde révoltés, parce qu’ils haïssent leurs frères et les gens de l’Inde plus que leurs maîtres : mais ils ne sont fidèles qu’au succès et à l’argent. Les Sikhs, longtemps fidèles, par une sorte d’orgueil furieux, parce qu’ils ne voulaient pas avoir été vaincus par un maître inférieur, commencent à se lasser et reparlent de Dhulip Singh, le Maliki Penjab, « le Roi du Pendjab ». Une chose plus grave, c’est que les progrès même réalisés sous la domination anglaise ont tari les sources du recrutement. Le paysan Sikh trouve moins d’intérêt à s’engager comme soldat qu’à travailler comme laboureur dans le Pendjab, fertilisé par un admirable système d’irrigation : il gagne bien dans les champs deux ou trois fois les sept roupies par mois que le Serkar paie à ses soldats indigènes. Il ne reste d’absolument sûr que les Gourkhas : mais ils sont en nombre limité, dix régiments. Le gouvernement de l’Inde vient d’obtenir du gouvernement de Népal la permission de lever cinq nouveaux bataillons. Il aura ainsi un noyau de quinze mille hommes, sûrs comme la mort.

IV

La vie de garnison est assez morne et ses distractions sont peu variées. La parade, c’est-à-dire l’exercice, prend quatre heures par jour. Le reste du temps est rempli par la sieste, le mess, le lawn-tennis ou le cricket et le polo. Le lawn-tennis et le cricket sont de tous les jours, c’est le grand amusement anglais ; c’est la marque de nationalité qui suit l’Anglais au bout du monde. Le Polo est plus spécialement anglo-indien. C’est une sorte de cricket à cheval. Deux partis à cheval, lancés au galop en sens inverse, se disputent à qui poussera la balle à coups de raquette au delà des lignes de l’adversaire : c’est un des jeux les plus élégants et les plus dramatiques qui se puissent imaginer ; non sans danger d’ailleurs, car plus d’une fois les poneys se rencontrent et se heurtent, écrasant leurs cavaliers. Le jeu est d’origine persane : c’est le tchaugan tant chanté des poètes[8] ; il n’y a qu’une vingtaine d’années qu’il s’est acclimaté dans l’Inde, et comme les choses vont toujours par des voies obliques, ce n’est point, comme on l’attendait, ni des Francs, ni des Mogols, que les Anglais l’ont appris ; il leur est venu de Manipour, petit État indépendant sur les confins de la Birmanie, d’où il a passé à Calcutta.

Le mess ou le misscot[9], pour parler comme les indigènes, est le grand centre social. Il diffère grandement du mess européen ; il admet les officiers anglais de tout grade, et les principaux fonctionnaires civils : le Député Commissaire, l’ingénieur (le Barrack master[10], comme disent les indigènes), les assistants magistrats et les hôtes étrangers. Le général en chef de la Frontier Force et le jeune lieutenant s’y rencontrent sur le pied d’égalité. Un officier autrichien que je rencontrai à Péchaver, était révolté de ce système, qui, me disait-il, est une école d’indiscipline. D’autre part, le Révérend C. me disait : Le mess est une République de gentlemen. Le commandant de place d’Abbotabad, l’excellent colonel Pratt, m’ayant fait admettre comme membre honoraire du mess pour tout le temps de mon séjour qui dura cinq mois, j’ai eu longue occasion de comparer ces deux jugements, et je puis dire que le clergyman est plus près du vrai que l’officier autrichien.

Tous les vendredis soir, il y a grand mess ; c’est le guest night, le soir où l’on reçoit les hôtes de passage. Tous les membres sont présents, la musique militaire joue dans le jardin et le commandant de place porte le toast à la Reine ; notez bien ceci, à la Reine, To the Queen, et non pas, comme le veut la nouvelle étiquette, à la Reine Impératrice, To the Queen Empress. On est conservateur dans le Pendjab et pour un Anglais pur Reine des Anglais est un titre mille fois plus auguste que celui d’Impératrice des Indes. L’Impératrice dégrade un peu la Reine.

La musique est fort passable ; on n’aurait jamais pensé qu’un Mogol de Népal pût jouer si fidèlement et avec tant de sûreté de l’Offenbach ou du Beethoven. Mais on n’a jamais entendu un de ces musiciens tartares fredonner en dehors du service le moindre des airs qu’il exécute si bien : ils font l’exercice sur le trombone et la grosse caisse comme ils le feraient sur le fusil.

Il est rare que le mess soit au complet, surtout en été. Le régiment a trop peu d’officiers en temps de guerre, parce qu’il faut qu’ils donnent de leur personne pour enlever leurs mercenaires ; ils tombent dans la bataille comme des capucins de carte : dans aucune armée la proportion d’officiers tués n’est si grande. En revanche, en temps de paix, il y a pléthore et par suite ce sont des congés continuels. Cachemire est proche et l’on s’en va à la premiére occasion y faire les deux seules choses qu’un Sâb se soucie d’y faire, me dit un grommeleur indigène, chikar ou ichq, c’est-à-dire la chasse ou l’amour. Il faut savoir que Cachemire est célèbre sur toute la frontière pour ses cerfs à douze cornes dans la montagne et pour ses belles gondoliéres sur la rivière.

La conversation est peu variée. L’Inde et les Indiens en font rarement les frais. Les incidents du dernier polo et du dernier gymkhana, les faits et gestes du Chah Zadeh de Boukhara, les aventures du dernier bal de Murree et, quand l’heure approche, les angoisses du prochain examen de pouchtou. Le Chah Zadeh de Boukhara est le représentant à Abbottabad de la question de l’Asie Centrale : c’est un ancien héros qui a eu son heure et qui à présent, bien qu’il n’ait que trente-cinq ans, prend du ventre à l’abri de l’hospitalité anglaise, comme une véritable majesté bien entripaillée. Quand les Russes marchaient sur Samarcand en 1867, l’Émir de Boukhara ne les attendit pas et fit la paix. Son fils, l’héritier présomptif, le Katé toura, se révolta et se mit à la tête du parti national. Il lutta à toute outrance : M. Vambéry le fit périr dans les sables du désert. Il reparut soudain en fugitif à la cour de l’Émir d’Afghanistan, Chir Ali, dont il épousa la fille ; puis enfin, ayant une vague idée qu’un héritier présomptif de Boukhara doit être une chose précieuse pour les Anglais, il se rendit dans l’Inde. On lui fit une pension de 1,500 roupies qu’il dépense à Abbottabad, en criant misère et réclamant sans cesse une pension plus royale. Voilà pas mal de temps qu’il attend le moment de monter à cheval, en route pour Boukhara : pour l’instant il n’y monte que pour le polo dont il est enragé. Samedi dernier, en entrant au mess, après un polo où il avait fait rage, quoique exténué, — car c’était le Ramazan et le ventre royal était à vide de toute la journée, nous avons été fort étonnés d’apprendre par un télégramme de Vienne, reproduit dans le Journal de Lahore, que le Katé toura avait disparu d’Abbottabad et chevauchait au bord de l’Oxus. Le pauvre Chah Zadeh est d’ailleurs à présent aussi nul que prince peut l’être. On a proposé de le nommer membre honoraire du mess : mais après réflexion on y a renoncé, crainte de le trouver trop souvent sous la table. On lui a seulement donné le droit de s’alimenter aux stores, par égard pour le sang royal.

Les officiers de la Frontier Force ne sont admis à titre définitif que quand ils ont passé l’examen de pouchtou du second degré. C’est une grosse affaire et qui fait du mounchi Mohammed Ibrahim Khan un grand personnage. Nous reparlerons de lui une autre fois. C’est un dur morceau à avaler que le pouchtou et qui fait faire bien des grimaces, même à des officiers de l’Inde, c’est-à-dire aux hommes du monde qui ont le plus d’examens à passer. Je me rappellerai toujours ce pauvre lieutenant O., qui avait demandé la faveur grande de passer de Calcutta à la frontière, sur le bruit vague que le climat était meilleur et la paie plus haute ; à peine arrivé, et tandis qu’il respirait à pleins poumons l’air frais d’Abbottabad, il apprenait avec terreur qu’il avait à apprendre le pouchtou et à passer l’examen dans l’année, sous peine de quitter et la frontière et l’armée : « et je n’ai jamais pu apprendre d’autre langue que l’anglais, » s’écriait avec désespoir le malheureux.

Quelquefois un incident dramatique rompt la monotonie de la vie et renouvelle la conversation pour des semaines. Telle est l’histoire de la jument blanche du chapelain de la place, le Réverend John M.— Le Révérend qui est un vrai centaure, et chevauche comme un cavalier de l’Apocalypse, a dernièrement acheté du capitaine Martin, qui s’en allait, sa belle jument blanche pour 200 roupies. Il a galopé fièrement sur elle jusqu’au sommet de Nathiagalli où il passe l’été ; son saïs emmenait son vieux cheval bai. Or dernièrement, le charmant petit lieutenant Fairer entre tout ému au mess : « Vous savez, le Révérend ? Sa jument blanche ? — Oui, la jument du capitaine Martin. Eh bien ? — Eh bien, elle est tuée. — Pas possible. — Si ! En rentrant à Nathiagalli, il a attaché à un arbre la jument blanche et le vieux cheval bai. Pendant la nuit, la jument et le cheval se sont pris de querelle, ils ont brisé la longe, et le cheval bai a jeté la jument blanche dans le Khad[11] : tuée raide. — Pauvre jument ! Pauvre Révérend ! 200 roupies ! Quelle veine, le capitaine Martin ! » Quand le capitaine French est revenu de Bharaich où il est aller recruter les Gourkhas, c’est la première histoire qu’on lui a servie. « Vous savez, la jument blanche du capitaine Martin. — Eh bien ? — Il l’avait vendue au Révérend John M.— 200 roupies, et le lendemain elle était tuée. — Pas possible, etc., etc. » Et je vous assure que l’histoire ne manque jamais son effet d’émotion : vous comprenez bien, les chevaux de nos amis sont nos amis. — On parlera de la jument blanche sous le mess bien longtemps. Parfois, dans la nuit, votre poney effaré pousse un long hennissement : c’est qu’il a vu passer en rêve la jument blanche, la jument blanche du Révérend.

J’oubliais une des institutions les plus curieuses d’Abbottabad, la bibliothèque. Cette bibliothèque, organisée par un officier studieux, le Major Malloy, contient environ 2,000 volumes de romans, et 2,000 volumes de voyage et d’histoire, dont la plus grande partie se rapporte à l’Inde. Toutes les nouveautés de Londres y arrivent en retard seulement de six mois, envoyées à bas prix par Mudies, quand la vogue s’est ralentie dans la métropole. Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans la bibliothèque, c’est son organisation. Elle fonctionne d’elle-même, sans employés. Elle est ouverte du matin au soir. Vous y entrez quand il vous plaît ; vous prenez le catalogue, y voyez les livres qui vous tentent ; vous les prenez vous-même sur les rayons, cinq volumes, dix, quinze, vingt, comme il vous plaît ; vous inscrivez sur un registre ad hoc votre nom, le titre des livres empruntés et le jour ; vous les lisez chez vous à loisir, les rapportez, les remettez en place et écrivez en face du titre rapporté, avec la date. Simplicité des moyens et confiance réciproque : je n’ai rien vu dans l’Inde qui fasse plus honneur à l’esprit et au caractère anglais.

L’automne venait, la plaine redevenait accessible : je quittai non sans regret l’abri montagneux où j’ai passé les cinq mois, sinon les plus heureux, du moins les plus tranquilles de ma vie. Je fis mes adieux à mes aimables hôtes qui m’avaient presque fait oublier que j’étais un étranger et redescendis la route de Hasan Abdal que j’avais montée si péniblement cinq mois auparavant. Arrivé à Hasan Abdal, mes yeux tombant sur le sol, je sentis une émotion dont je n’avais jamais eu l’idée, l’émotion des rails. J’avais dans la montagne oublié l’existence des railways ; et ces deux longues bandes de fer, je les voyais soudain se prolonger devant moi à l’infini jusqu’a Bombay et par-dessous la mer jusqu’a Brindisi, jusqu’a Paris, jusqu’aux portes du home.

V

Je m’étais attardé jusqu’aux premiers jours d’Octobre pour assister à un spectacle que l’on ne voit pas partout, le Dasahra des Gourkhas. C’est le sacrifice du taureau célébré en l’honneur de Dourga-Parvati et de sa victoire sur le démon-buffle qui ravageait Mysore, le Mahichaisvara. La lutte dura neuf jours et le neuvième la déesse abattit la tête du monstre. La fête aussi dure neuf jours : pendant huit jours, les adorateurs font poudja à l’autel de Dourga et le Brahmane du régiment (un abominable gredin de Djaipore, qui m’a l’air du plus consommé Voltairien qui soit au monde), lit le Mahâtmya de la déesse. Le neuvième jour, a lieu le sacrifice du taureau. C’est dans les lignes des Gourkhas. Au centre, s’élève une colonne surmontée de tiges de riz et qui sert d’autel : les fusils sont alignés en faisceaux sous les couleurs du régiment, des fleurs jaunes de tchampa dans le canon. On amène le taureau à l’autel, on l’attache par le cou ; le Brahmane verse sur le cou l’eau et le riz et attend qu’il secoue le riz : quand il l’a secoué, c’est signe qu’il est prêt pour le sacrifice et tandis qu’un homme le tient par la queue, le sacrificateur lui abat la tête d’un coup de kirki : un coup de fusil annonce la chute de la tête et accompagne le bruit de la brute qui croule :

Sternitur exanimisque tremens procumbit humi bos…

c’est le sacrifice romain conservé au pied de l’Himalaya et vous vous sentez rajeuni de deux mille ans. Le sang ruisselle du cou de l’animal ; les hommes se précipitent et plongent dans le ruisseau rouge les colliers de leurs femmes et de leurs filles : cela leur portera bonheur : puis le tronc est traîné autour de l’autel. Trois taureaux sont ainsi immolés tour à tour. Comme intermède, on sacrifie quelques malheureuses chèvres, qui, la tête tranchée, gigottent lamentablement pendant quelques secondes de leurs pieds de derrière : le cérémonial est le même, seulement elles ne sont pas attachées à l’autel. Le troisième taureau achevé, c’est une véritable boucherie ; une vingtaine de Gourkhas amènent chacun leur chèvre dans l’enceinte sanglante et, tandis que la pauvrette étourdie reste immobile, ne sachant ce qu’on lui veut, lui abat la tête d’un coup de kirki. La foule est dans l’enthousiasme : une chœur se forme et fait par trois fois, en chantant des hymnes, le tour des cadavres, des faisceaux et de l’autel ; au troisième tour, la musique entonne l’hymne national : God save the Queen ! « Hogya : c’est fini. »

  1. Et généralement parlant dans les provinces non réglementées (Non regulation provinces) ; ce sont les provinces nouvellement conquises et où la part du pouvoir personnel est plus large que dans les autres. Dans les provinces anciennes, le chef de district, appelé Magistrat ou Collecteur, à moins d’initiative et ressemble davantage à nos préfets. Ce qui rappelle le plus le Député-Commissaire, c’est l’Administrateur des Affaires indigènes de nos anciennes provinces de Cochinchine.
  2. Voir La Chevelure (Fleurs du mal, xxix).
  3. Le mari. — Tchaukidar, gardien, agent de police ; voir plus haut, page 34.
  4. Le perroquet indien, amoureux de la maina. Il reçoit aux Indes les mêmes honneurs que chez nous le rossignol.
  5. Le mari.
  6. Été de 1886.
  7. Sikhs, Musulmans (Afghans et Pendjabis), Hindous (les Dogras ; les Dogras sont une caste guerrière du Nord-Ouest qui a fourni au Cachemire sa dynastie présente).
  8. Venu jusqu’en France, au moyen-âge, sous le nom de Chicane.
  9. Maison du Mess.
  10. Les ingénieurs sont fort choqués de ce nom, qui n’est autre pourtant, me dit un ingénieur, que le nom qu’ils portaient au temps de la reine Anne. Les indigènes ont eu meilleure mémoire qu’eux.
  11. Pente abrupte de colline.