Lettres sur l’Inde/Lettre 10

Alphonse Lemerre (p. 195-212).
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DIXIÈME LETTRE




ABBOTTABAD


En route sur Abbottabad. — La Brigade circulaire. — Petit Fakir en robe verte, — L’Été. — Le Bengalow hanté. — Les Chacals.


S i jamais quelque heureux hasard vous amène au fond du Pendjab, voici ce que je vous souhaite : — vous attarder à Péchawer jusqu’en mai, « le joli mois de mai » qui, hélas ! ici, n’amène que l’enfer des chaleurs sèches et les escadrons des mouches de sable qui, comme Macbeth, tuent le sommeil ; — vous débattre une semaine durant et, chassé enfin par le cauchemar du soleil, errer tout un jour dans la morne Nauchéhra, sous les flammes stupéfiantes d’en haut, dans l’attente vaine de la tonga qui court vers Takhti Bahi et les ruines des rois bouddhistes ; — passer la nuit dans la gare déserte et affamée d’Attock, sous un ciel noir, aux bords d’un Indus sans rêves ; — le lendemain, pour tuer le temps, parcourir Hasan Abdal dans une de ces microscopiques et abominables ekkas, dans lesquelles je souhaite à mon pire ennemi de faire le tour du monde ; — vous traîner au jardin et à la tombe anonyme de Baba Vali de Kandahar, le couli devenu fakir et saint ; puis à l’étang de Gourou Nanak, le prophète Sikh, qui a laissé sur le mur l’empreinte sacrée de sa main ouverte, le Pir Panjah ; — attendre de nuit, dans le Dak Bengalow[1] désolé, la voiture d’Abbottabad ; partir, épuisé d’insomnie et de fièvre, à trois heures du matin, dans le froid et la brume ; monter, sous la pluie fine et pénétrante, le long des pentes abruptes et nues, heure après heure, secoué par le cahot haineux de la ronga ; — voici, soudain, que le soleil tardif perce à travers la bruine ; des cèdres et des déodars se lèvent au lointain ; une brise enivrante descend au-devant de vous, vous soulève vers elle du fond de l’accablement ; c’est déja la vie qui coule à plein bord de quelque fontaine mystérieuse ; la roche verdit et tremble au vent ; les lignes[2] d’Abbottabad paraissent ; les petits soldats Gourkhas, en gris uniforme, s’arrêtent pour voir passer la tonga qui file ; elle file joyeuse, emportée sur le plateau, entre les haies parfumées, par ses deux chevaux d’attelage mogol, et toutes les branches et toutes les tiges se penchent sur votre front au passage et vous murmurent le vers d’Hafiz :

« La brise du matin répandra le musc une fois encore et le monde vieilli sera jeune à nouveau. »

I

Abbottabad date de 1848, l’époque de la conquête du Pendjab. Le major Abbott, un des héros de l’épopée pendjabie, le seul qui survive encore, montait la route de Hasan Abdal à Murree, en quête d’un sanatorium pour les troupes — c’est la première chose que cherche un chef anglais quand il prend possession d’un pays nouveau. Arrivé à mi-chemin, à un petit plateau où la route s’élargit, il fut frappé des avantages de la place, qui, à la différence de Murree, est accessible en hiver, et il y établit son camp, ou, comme on dit là-bas, son chaoni : le chaoni prit son nom et s’appela « la ville d’Abbott », Abbottabad.

Montant de la fournaise de Péchawer, Abbottabad, aux premiers jours de mai, est une ivresse. La joie de vivre ou de revivre flotte dans l’air embaumé, sous l’azur pâle et souriant de l’Inde ; ce sont des orgies de fleurs tout le long des haies, avec leurs roses blanches, leurs roses roses, leurs roses rouges ; avec les étoiles blanches des phulvaris, les fleurs de grenades en taillis ; et puis, de tout côté, tout de suite dans la colline ! Montez cette colline qui domine le camp et que l’on appelle, je ne sais pourquoi, la Brigade Circulaire : le clocher de l’église émerge d’un taillis de verdure, où percent çà et la les toits rouges des bengalows ; au bas de la colline l’inévitable lawn tennis, le cimetière, et l’étang sombre où nage le lotus ; plus à droite, le champ de course ou de polo et les lignes des casernes ; tout cela, un petit point vert ; et à l’entour, de toutes parts, les hautes rangées de montagnes, à perte d’horizon ; tout près Thandiani, la froide ; plus au loin, les cimes noires de Kaghan, et par derrière, les crêtes d’argent de Cachemire, où je n’irai point. Les collines proches sont nues et stériles : si le sommet de la Brigade Circulaire ondule de sapins et de cèdres, ne croyez pas qu’ils soient là de leur gré : c’est que le Député-commissaire leur a donné l’ordre de pousser là. Mais sous le soleil qui s’incline, leurs flancs brunis prennent dans la brume indienne des nuances si douces, de tels sourires tremblants, que l’on dirait l’âme nuageuse de la montagne qui laisse passer sur son front toutes les ombres du rêve changeant qui l’agite. Le soir tombe, la brise s’élève ; qui donc a dit :

Le vent qui vient de la montagne
Me rendra fou.

Le voici qui passe, le vent de la montagne, et il emporte toute tristesse du corps et de l’âme, l’inquiétude de la pensée et du souvenir, angoisses du passé et de l’avenir, regrets, blessures, désirs et toute la fatigue d’être. C’est une chose étrange, dans l’Inde, comme la victoire reste toujours à la brise dans le duel de la brise et de l’âme.

J’aime la Brigade Circulaire, parce que c’est la paix, le repos, l’extase du ciel, et quelquefois aussi parce qu’elle laisse deviner au lointain les passes d’où sont descendus ici les Hellènes et les Scythes et les Parthes, et Timour avec ses Tartares, et Baber avec ses Mogols, et Ahmed avec ses Afghans ; parce que les fantômes de l’histoire se dressent sur toutes ces crêtes, et que c’est une belle chose de voir défiler de la montagne les grandes chevauchées d’images ; et je l’aime aussi parce qu’on y rencontre, guitare sous le bras, dast panâh[3] en main, de petits fakirs en robe verte.

— Petit fakir en robe verte, quel âge as-tu ?

— Quatorze ans, Sâb, s’il plaît à Dieu, au prochain Moharrem.

— Petit fakir en robe verte, pourquoi portes-tu la robe verte ?

L’enfant redressa fièrement sa taille frêle et sa tête franche et dit : « Je suis Séid et je descends de Fatimah, fille du Prophète.

— Quel est ton père et que fait-il ?

— Mon père est un Bouzourg[4].

— C’est vrai, Sâb, interrompit le saïs ; son père est un grand Bouzourg ct qui fait beaucoup de miracles ; quand la pluie manque trop longtemps, il prie et la pluie finit par tomber. Et l’enfant aussi est déja un petit Bouzourg, et il fera aussi des miracles. Il s’appelle Séid Chah Din.

— Que fais-tu de cette cithare sous le bras ?

— Je chante les louanges du Prophète et de Fatimah.

— Où habites-tu, petit fakir, et de quel village es-tu ?

— Je ne sais pas, Sâb ; je vais de place en place, en priant Dieu.

— Où passes-tu la nuit ?

— Au feu des bergers quand il fait froid, et sur la dure quand il fait chaud.

— Et que fais-tu du matin au soir ?

— Je récite le Coran illustre ; je prie pour les hommes et pour moi, et je chante le Prophète.

— Prends ces quatre annas, petit fakir.

— Merci, Säb, que ferais-je avec de l’argent ? Les pauvres gens me donnent du pain lorsque j’ai faim, et il y a toujours de l’eau à la rivière ou dans la citerne de la route.

— Adieu, petit fakir en robe verte, et prie pour moi le Prophète.

— Adieu, Sâb, que Dieu vous bénisse !

Et le petit fakir descendit rapidement la pente de la montagne, appuyé sur son dast panâh, et la tache verte se fondit dans les buissons. La nuit tombait : les hauteurs de l’Orient étaient noires ; la lumière frêle de l’Occident flottait dans des remous de couleur, — vapeurs des rizières, fumées du sol, neige des montagnes ;  — par instant, dans une éclaircie de nuages, le soleil qui succombe derrière la montagne redressait vers le ciel un dernier éventail de rayons pâles.

II

Entre les parois des montagnes coule une rivière qui, en cette saison, monte à peine au garot du pony, mais qui est torrentueuse en hiver. Le lit a été creusé par la volonté séculaire du vent qui fouette et de la pluie qui ronge ; le fond est jonché de cailloux charriés des montagnes lointaines et façonnés par la main convulsive des éléments ; sur la face des parois ravagées, deux rangées parallèles de galets indiquent la place des anciens lits, parlent de deux révolutions anciennes, séparées par des milliers d’années, de drames obscurs dont la brise et le vent vous murmurent encore des lambeaux d’histoire. La rivière jadis coulait plus haut et plus près des cimes ; par deux fois, elle s’est affaissée dans les convulsions de la montagne : tombera-t-elle plus bas, plus bas encore ? Le ciel est pur, la brise est clémente : la paix de Dieu soit sur vous, montagnes austères !

Tout le sol du pays jusqu’a Cachemire glisse et s’affaisse ; il y a deux ans, Cachemire a tremblé tout entière et deux mille cadavres ont vogué sur le Tchenab. L’an dernier, tout Abbottabad a branlé ; tous les bengalows ont penché la tête et ont laissé tomber à terre leurs cheminées et leurs girouettes ; aujourd’hui encore, en plein azur et en plein parfum, deux ou trois fois par semaine, la terre tremble sous vos pieds et murmure discrètement le dernier mot de la sagesse humaine : Nolite confidere !

L’été, qui gravit plus tardivement la montagne, est enfin monté au sommet d’Abbottabad. Abbottabad, à la hauteur de ses 1, 500 mètres, se rit de la plaine qui se pâme ; mais du haut de leurs 3, 000 mètres, les montagnes qui l’enveloppent, de Murree à Mansehra et de la Tchangla-Galli à Thandiani, à leur tour l’oppressent et la suffoquent, et le soleil y roule sa lave comme dans le fond d’un cratère. Passé dix heures du matin, vous voici prisonnier entre les murs épais du bengalow, et si vous vous aventurez de sortir, la main du soleil vous frappe au front et au visage, et vous repousse trébuchant en arrière. Le soir, la vie revient ; mais vous vous apercevez alors qu’il manque une chose à Abbottabad : la vue des vagues et l’ouverture du ciel, et que c’est une oppression étrange que d’être prisonnier de la montagne.

La Galli[5] de Tchangla est sans doute plus haute encore et plus âpre, et l’œil de trois côtés se heurte aux noires sapinières surmontées des neiges sublimes et, de pic en pic, monte au lointain jusqu’au pic suprême, le Nanga Parvat[6] ; mais du moins à gauche, l’œil, fuyant la montagne où il se brise, peut se reposer sur l’Indus lointain ; il peut descendre délicieusement sur la pente des collines entassées ; il descend jusqu’au Jehlam ; il coule avec lui dans la plaine infinie du Pendjab, la plaine ardente et infernale qui pourtant, vue d’ici, soulage la poitrine et le regard, comme l’air libre rouvert à l’oiseau en cage, soit que les longues lignes de calcaire brillent comme l’argent sous le soleil apoplectique, soit que par la pluie les nuages blancs, à quelques mille mètres sous vos pieds, fassent de la montagne et de la plaine une immense nappe de neige. Au Gor Khatri de Péchawer, le grand fer à cheval des montagnes afghanes vous enserre des trois côtés ; mais par devant s’ouvre la plaine que sillonne un filet d’argent, la rivière qui vient de Caboul et qui va, languissamment d’abord, puis avec frénésie, chercher l’Indus au pont d’Attock. Et bien loin d’ici, par derrière Bombay, les Ghattes qui montent à Pouna et Khandalla, ont cette grâce et cette beauté que de tous côtés elles vous ouvrent la montagne, y fendent de larges brèches de plaine et de ciel, de sorte que l’œil ne perd point prise sur l’infini de l’azur et que l’âme y respire à l’aise dans la grandeur des choses.

Ici, au contraire, tout est vaste et tout est fermé : pas une ouverture de montagne qui laisse le regard voguer sur la vallée, pas un petit ruisseau d’argent qui brille au soleil et qui vous dise en souriant : « Je suis libre et le monde est vaste, et je m’en vais vers les larges plaines et les vastes océans là-bas. » L’âme se sent opprimée dans la hauteur solitaire : mais c’est une oppression sans angoisse et non sans charme : la pensée s’éteint et garde juste assez d’elle-même pour jouir de son anéantissement ; car la félicité, c’est le seul sentiment du mourir, ce n’est point le néant même de la mort, le néant aveugle et sourd, où ne passe ni l’écho des paroles sonores ni le reflet des images radieuses. On appelle Abbottabad the sleepy Hollow, « le trou qui dort », et elle est en effet, l’été durant, lourde de sommeil, mais non sans rêves ; et le soir, quand la pensée se réveille, elle flotte languissamment sur la brume des montagnes brunes, s’y engloutit et s’y fond comme si elle était de la même matière, et enveloppe dans son naufrage tout le monde des choses et celui des âmes,

E’l naufragar mi piace in questo mare.

III

Il n’y a point d’hôtel à Abbottabad ; rien que le Dak Bengalow, où l’on dort mal et mange à l’avenant, et où l’on est exposé à chaque instant à être expulsé par un nouveau venu. Heureusement, je trouvai à louer un bengalow, celui du chapelain d’Abbottabad, le Révérend J. M… Le Révérend allait s’établir plus haut sur la colline, à la Galli de Dungla, qui est sur la route de Murree, et d’où il va sur sa jument blanche porter la parole de Dieu, à tour de rôle, aux divers cantonnements épars au-dessus et au-dessous de la Galli.

Mon bengalow était hanté. Voici l’histoire telle que me l’a contée Mohammed Ismail Khan, le Mounchi bien connu :

« Le premier locataire du bengalow, Sâb, était le docteur C…, du régiment des Gourkhas ; il était marié à une femme jeune et jolie, ils n’avaient point d’enfants. Un jour, en 1864, — je me rappelle bien l’année, car c’est celle où j’ai été nommé Mounchi du régiment,  — le Doctor Sâb[7] partit pour visiter le dispensaire de Haripour, qui est, vous savez, à mi-chemin sur la route d’Abbottabad à Hasan Abdal ; il dit à la Mêm Doctor Sâb[8] qu’il reviendrait le lendemain. Îl fit son travail plus vite qu’il ne comptait et revint le même jour ; il appela la Mêm Sâb, mais la Mêm Sab ne vint pas et il chercha dans le bengalow sans la trouver. Il demanda au bearer[9] où était la Mêm Doctor Sâb : le bearer répondit qu’elle était partie pour Thandiani avec un autre Sâb. Le Doctor Sâb en fut irrité. Deux jours se passèrent sans que la Mêm Sâb revint et le Doctor Sâb courait dans toute la ville sans dire un mot. Le troisième jour au matin, la Mêm Sâb revint, et voyant le Doctor Sâb, lui dit : « Bonjour ! » Le Sâb lui dit : « Où êtes-vous allée ? » Elle répondit : « À Thandiani. — De quel droit êtes-vous allée là, sans me demander la permission ? » Elle répondit : « Vous allez à Haripour, j’ai bien le droit d’aller à Thandiani. — Vous êtes allée avec un Sâb ; qui est-il ! » Elle le regarda en face ; il avait l’air très en colere ; elle se dérourna sans dire un mot, entra dans sa chambre, en ressortit, puis entra dans la salle du bain, celle de gauche, la referma et tout à coup une détonation retentit. Le Doctor Sâb, qui avait tout regardé sans bouger, tant il était étonné, se précipita, enfonça la porte et trouva la Mêm Sâb morte ; elle s’était assise sur une chaise et s’était appliqué un pistolet sur la tempe : la balle fracassa la tête, puis troua la porte : vous voyez ici la trace du trou de la balle. Et le Doctor Sâb courut hors de la maison sur la route, et il arrêtait tous les coolies qui passaient et demandait : « Avez-vous vu la Mêm Sâb ? » et il a continué comme cela tout le reste de sa vie, parce qu’il était devenu fou.

« Or, presque tous les soirs depuis ce moment-là, les gens du compound voyaient le spectre de la Mêm Sâb se promener dans le jardin. Les Sâbs qui ont repris le bengalow ne l’ont pas vue ; mais un jour, comme le capitaine Rupple jouait du piano dans votre bureau, il entendit frapper à la porte de la salle de bain. Il dit : « Entrez », et la porte s’ouvrit, et une Mêm Sâb[10] en blanc entra dans la chambre ; elle regarda autour d’elle, puis traversa la chambre et ouvrit la porte du jardin. Le Captain Sâb courut pour la suivre, il la vit traverser le jardin et elle disparut : il demanda aux gens du compound s’ils l’avaient vue ; ils l’avaient vue aussi, mais ils ne savaient pas ce qu’elle était devenue. Le lendemain matin, le Captain Sâb, allant déjeuner au Miscot[11], raconta aux Sâbs ce qu’il avait vu ; mais les Sâbs se moquèrent de lui.

— Et vous, Sâb, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne sais vraiment qu’en penser, Ismaïl.

— Avez-vous vu la Mêm Sâb, Sâb ?

— Non, Ismaïl, je ne joue pas du piano.

— Ah ! c’est sans doute pour cela. »

Pauvre Mêm Sâb ! Si j’étais de tempérament imaginatif, j’aurais pu sinon la voir, du moins l’entendre.

Car chaque jour, la nuit tombée, une plainte étrange s’élève ; c’est une clameur aiguë qui vient du lointain, un cri désespéré ; il s’approche, s’abaisse en s’approchant, s’adoucit comme traversé d’une espérance, puis remonte, se prolonge en un crescendo d’agonie et s’en va mourir au lointain, comme meurt toute clameur humaine. Ce n’est point le gémissement de la Mêm Sâb, qui est morte sans pousser un cri ; c’est le cri des chacals affamés qui prennent possession de la nuit. C’est une clameur sinistre la première fois qu’on l’entend : peu à peu, en dépit de vous, elle prend un charme lugubre dont on a peine à se défendre. Pour qui écoute dans la sincérité du cœur, toutes les voix de la nature prennent un sens et une âme qui, sourdement et à la longue, parlent une langue de plus en plus claire, et toute une philosophie de la vie s’envolait sur les ailes de cette plainte amère.

Tous les soirs, sur la route du mess, à l’aller et au retour, il y avait deux charmes. À l’aller, au soleil couchant, c’étaient les massifs de chambélis blanches, s’ouvrant pour saluer le soir et emplissant l’espace de leur ivresse. Au retour, sous le croissant d’argent qui inonde le ciel indien de lumière, tandis que les grenouilles coassent dans l’étang, que des myriades de grillons et d’insectes assourdissent la nuit de leurs concerts et que les vers-luisants incendient les haies, tout à coup éclatait cette clameur désespérée des fauves se disputant une charogne et pérorant sur le struggle for life et le problème du monde. Je ne les ai jamais vues que sous forme d’ombre, quand elles fendaient la route comme une flèche et allaient se perdre dans la nuit lointaine. Quand la nuit s’avançait sans que j’eusse entendu ces voix, il manquait quelque chose à mon repos. Elles me manquèrent longtemps quand je quittai Abbottabad : quelques mois plus tard, en décembre, je les retrouvai avec plaisir comme de vieilles amies sur la colline de Kumbhala, à Bombay, au bord des vagues qui se brisent, quoiqu’elles fussent bien pâles et bien faibles, effarées du bruit de la civilisation voisine et dépaysées comme dans une terre étrangère. Et depuis, rentré dans notre sombre et sinistre Europe, dans la clameur des partis et des nations acharnés, dans le hurlement des uns, le glapissement des autres, que de fois, jusque dans ces derniers jours, que de fois j’ai regretté vos cantiques, ô mes pauvres chacals d’Abbottabad !

Londres, le 30 août 1887.

  1. Petit caravansérail entretenu par le gouvernement dans les principales localités : les voyageurs y passent la nuit pour une roupie ; ce ne sont pas des palais.
  2. Les lines, rangées de maisons faisant caserne.
  3. Dast panâb, protège-main, long tison de fer qui sert aussi d’appui dans la marche.
  4. Bouzourg, un Puissant ; c’est-à-dire un saint doué du don du miracle.
  5. Galli, route prise sur une pente abrupte de montagne.
  6. Flèche de 9, 000 mètres.
  7. Monsieur le Docteur.
  8. Madame la Docteur : mêm est la prononciation indienne de Madame, Ma’am.
  9. Le principal domestique.
  10. Une dame.
  11. Le mess des officiers.