Lettres sur l’Inde/Lettre 9

Alphonse Lemerre (p. 177-194).
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NEUVIÈME LETTRE




PHILOSOPHIE AFGHANE


Un Afghan libre penseur. — Le Maître des Ténèbres et l’Akhoun Darvéza. — Les Djinns. — La fille de Séid Omar. — Économie politique afghane. — Idées d’un Afghan sur la police. — Politicien afghan. — Le Mahdi.


J ’ai rencontré sur la frontière un philosophe afghan qui m’a beaucoup ouvert les idées. Il se nomme Séid Omar. C’est un saint et un libre penseur.

Séid Omar est d’origine illustre : car il descend en droite ligne de Séid Jélal Boukhari, qui est adoré par les uns sous le nom de Chah Ismaïl (le roi Ismaïl), et par les autres sous celui de Seigneur des créatures ; il naquit à Boukhara la Sainte, le 8 février 1307, et il repose à Outch, qui fut bâtie par Alexandre, sur les bords de l’Indus qu’il sanctifie.

Séid Jélal de Boukhara descend en droite ligne du Vieux Maître, du Pir Sahib, Séid Abdelqader Ghilani, qui se mit en route pour la demeure de l’immortalité en l’an 1175 et qui, aujourd’hui, tient la corde parmi les saints musulmans. Il est bien connu en France ; car c’est le patron de l’Afrique du Nord ; notre Abdelqader lui avait été voué par son père et lui dut tous ses exploits ; le pauvre Mahdi de Khartoum était son fidéle. Il domine également dans l’Inde musulmane, qui l’invoque sous les noms de Dastguir, « celui qui vous prend par la main », de Pirani Pir, « le maître des maîtres », de Bala Pir, « le maître suprême, » de Mahbubi subhani ou Mahbubi samdani, « le bien-aimé de Dieu, » de Mohyeddin, « celui qui vivifie la foi, etc. ; les Afghans l’appellent aussi Loê djavân, le « grand jeune homme. » Je sais une litanie, contenant les onze noms d’Abdelqader, qui vous assure l’accomplissement de tous vos vœux : il suffit de la prononcer avec foi onze jours de suite, le matin, après l’ablution vouzou, agenouillé sur un voile bien propre et la face tournée vers la qibla de la Mecque. Je ne puis malheureusement vous en faire profiter, ne l’ayant obtenue pour moi-même que sur promesse formelle de ne point la communiquer aux infidèles. Le saint homme qui me la dictait, le Maulevi M. I. Kh. — il me saurait mauvais gré de donner son nom — refusait même de me la laisser écrire dans le caractère arabe original, ce qui aurait été une profanation. J’ai été obligé de la transcrire en caractère firanghi, ce qui en diminue un peu l’efficacité ; je l’emploie quelquefois pour mon usage personnel et ne m’en suis jamais trouvé mal.

Abdelqader lui-même descendait en droite ligne du Prophète (béni soit-il !), par Ali et Fatimah ; de sorte que mon ami Séid Omar remonte à Mahomet en personne, comme l’indique d’ailleurs son titre de Séid. Il est vrai que, par le temps qui court, il y a beaucoup de gens qui se font Séids et que c’est un bon métier que de descendre du Prophète. Il circule par le Pendjab un méchant proverbe qui dit : « L’an dernier, j’étais tisserand (comme qui dirait de basse caste) ; cette année-ci, je suis Cheikh ; l’an prochain, si la récolte est bonne, je serai Séid. » Mais, si mon Séid n’est pas Séid, comme l’insinuent ses ennemis, il est digne de l’être et en vaut beaucoup qui le sont ; et d’avoir choisi comme ancêtres intermédiaires, entre lui et le Prophète, deux saints de la valeur de Séid Boukhari et du Pir Sahib, prouve un jugement, une décision et un sens du divin absolument remarquables.

Avec toute sa noblesse, Séid Omar n’est pas plus fier. C’est un petit homme mince, humble, modeste, timide, et que j’ai toujours trouvé loyal et honnête. On m’avait prévenu contre lui. Mohammed Khan, qui ne souffre point de rival, m’avait dit d’avance : « Défiez-vous de Séid Omar ; j’en sais de belles sur lui ; ah ! si je parlais !… » et il ne parlait pas, sachant bien qu’il est bon de sous-entendre quand on n’a rien à dire. Aussi quand le Séid vint me voir pour la premiére fois, je le reçus avec une certaine froideur ; il me demanda le matlab de mon voyage ; je lui répondis que j’étais venu du pays des Francs pour étudier le pouchtou ; sur quoi il battit des mains joyeusement, en s’écriant khob khob (bravo ! bravo !). Cette démonstration d’enthousiasme me parut exagérée et me déplut, me rappelant les mauvaises paroles de Mohammed Khan. Je reconnus plus tard que je m’étais trompé, que Basile était un des saints du loyal Mohammed, et le Séid et moi devînmes grands amis.

Séid Omar est tolérant : il n’a pas des Firanghis la haine bête et béate commune aux Afghans fervents. En voici un exemple. Une après-midi qu’il faisait fort chaud, je lui offris une tasse de thé ; il accepta, puis devint visiblement uneasy ; il ne pouvait tenir sur sa chaise ; il jetait des regards inquiets sur la porte, et quand il vit paraître le khidmatgar avec la coupe et la soucoupe, il se leva et me pria de l’excuser ou de le laisser au moins prendre le thé dans la cuisine avec son coreligionnaire le khidmatgar. Là-dessus, il me confia que pour lui-même il ne voyait aucun mal à accepter le thé d’un Firanghi, ni même à manger à sa table, pourvu, bien entendu, qu’il n’y eût ni viande impure ni liqueur. Mais un jour, étant au service de ce pauvre capitaine Wiseman, qui fut tué dans la dernière guerre, il tomba malade, et le capitaine le soigna comme un frère. Or, quand il fut rétabli et rentra dans son village, il fut mis en quarantaine pour avoir partagé le menu d’un Firanghi. Son père, qui a cent ans et qui est le plus grand théologien du pays, le défendit, Coran et hadis en mains, et tint tête à tous les mollahs des deux côtés de la frontière ; il les écrasa sous les textes, il leur ferma la bouche et prouva démonstrativement qu’un bon Musulman peut manger à la table d’un Firanghi, pourvu qu’il n’y ait ni viande impure ni liqueur forte ; et, depuis ce jour, Séid Omar, ayant établi son droit, s’est juré de n’en jamais user, parce que, voyez-vous, quand on a prouvé une chose, après tout, ça ne prouve pas grand’chose : le devoir des gens éclairés est d’éclairer la foule, et d’agir comme elle, pour éviter le scandale.

Séid Omar est un esprit libre : il admire le Pir Rochan et méprise l’Akhoun Darvéza. Le Pir Rochan ou « Maître de Lumière » et l’Akhoun Darvéza vivaient il y a longtemps, il y a quatre siècles : on lit beaucoup l’Akhoun Darvéza, mais on ne lit plus le Pir Rochan, parce que l’Akhoun a fait brûler ses livres, faute de mieux. Le Pir Rochan avait fondé un système que l’on ne connaît guère que par la réfutation de l’Akhoun, et qui, paraît-il, aurait pris des libertés singulières avec le culte, avec les prières, et aussi avec la basse-cour et le harem du prochain. On prétend qu’il prêchait la communauté des biens et celle des femmes, et résumait ces deux points dans ces deux jolis aphorismes : « Un coq n’est après tout qu’un oiseau : il appartient à qui l’attrape. — Une femme est une fleur : chacun a bien le droit de la respirer. » Vous voyez que les communistes de ce temps-là avaient plus de grâce que ceux du nôtre, lourdes gens. L’Akhoun changea le surnom du Pir Rochan en celui de Pir Tarik, « le Maître des Ténèbres », qui lui est resté, et le réfuta dans un gros livre de quatre cents pages où le Pir est appelé à toutes les deux lignes impie, menteur, misérable, damné, porc maudit, etc. C’est, comme on voit, un livre éloquent et fortement raisonné ; aussi est-il resté classique et a-t-il donné le ton de la littérature sérieuse des Afghans : c’est un texte de langue, qu’il importe fort d’étudier, si l’on vise à un style relevé.

Mais le Maître de Lumière ou de Ténèbres, comme vous voudrez, fit école ; il eut bientôt toute une armée autour de lui, et les Rochaniens tinrent pendant un siècle contre les armées du Grand Mogol : ils furent extirpés à la fin. On prétend qu’il en reste quelques centaines parmi les Afridis de la vallée de Tira, et qu’il y’a un exemplaire des ouvrages du Pir Rochan dans les mains d’un de ses descendants. Le commissaire de Péchawer, Edwards, était arrivé à se procurer un de ces ouvrages ; il se l’était fait traduire en hindoustani par Séid Omar, et devait lui-même le publier en anglais ; mais le manuscrit a disparu dans la bagarre de la grande rébellion ; Edwards est mort, et le Maître des Ténèbres est rentré dans sa nuit. Séid Omar, qui a lu cinq autres ouvrages du Ténébreux, me déclare qu’il ny a rien trouvé qui ne respire la morale la plus pure ; je lui ai demandé ce qu’il y avait dedans : malheureusement il ne se rappelle pas bien. Mais il l’admire beaucoup, malgré les anathèmes des mollahs, ce qui prouve un certain courage moral.

Un jour, Séid Omar me demande à brûle-pourpoint : « Croyez-vous aux djinns ? » Je n’ai, pour ma part, aucune bonne raison de n’y pas croire ; néanmoins, pour le piquer, je fis l’incrédule. Il me dit vivement : « Vous avez tort : les djinns existent, je le sais ; j’en ai vu deux fois dans ma vie et ne voudrais en revoir pour rien au monde. Une fois, comme je sortais de la maison, un djinn mâle est venu, m’a saisi la main sans mot dire et l’a serrée à la rompre : j’ai pris peur et j’ai crié au secours ; on est arrivé, mais le djinn avait disparu. Une autre fois, le soir, la porte s’est ouverte et j’ai vu entrer ma femme ; furieux, je lui criai : « Pourquoi es-tu sortie sans ma permission ? » et je levais la main pour la battre quand, regardant à droite, je la vis endormie sur le lit. Je compris que l’autre était un djinn femelle. » On reconnaît les djinns à ce qu’ils ont les yeux fendus verticalement ; cela ne doit pas être très beau ; et j’avais fort envie de lui demander si c’était à cela qu’il avait cru reconnaître sa femme ; mais j’ai eu peur que la question ne parût indiscrète. Vous connaissez le proverbe afghan : « Tout ce que tu voudras sur ma mère, ma fille, ma sœur ; mais pas un mot de ma femme ! »

Séid Omar a une fille et deux manuscrits. Un jour, il m’apporte les deux manuscrits et me demande si je veux les acheter, car les temps sont durs. L’un est en prose et est de Babou-Djan, le fameux théologien ; l’autre est un Divan[1] du poète Talab Chah. Il me laisse les manuscrits, et, le lendemain, je lui réponds que je les prends : il se trouble, barbotte, puis enfin me dit qu’il ne peut me céder que le Divan, qu’autrement il aurait affaire à sa fille. « Car j’ai une fille de dix-huit ans, qui est belle, et parda-nichine[2], et qui lit le Coran illustre aussi bien que le meilleur mollah. Quand elle a appris que je vous avais apporté les deux manuscrits, elle s’est écriée : « Mon père, si nous sommes si pauvres, vous pouvez vendre au Firanghi le Divan de Talab Chah, qui ne contient que des poésies d’amour et traite de choses profanes, mondaines et passagères. Mais je n’admets pas que vous vendiez le Babou Djan, qui est un livre plein de pensées pieuses et d’histoires édifiantes, et qui élève l’esprit qui le médite de la créature et des choses passagères vers le Créateur et le monde éternel. N’est-il pas vrai, grand-père ? » — Mon vieux père Mohammed Goul, qui était là, et qui est le plus grand savant du pays afghan, a branlé la tête et a dit : « Oui, je crois que Dourkhani a raison, tu ne peux pas le vendre, » et j’ai pensé en mon cœur, Sâb, que ma fille et mon père ont raison. » — Je ne tenais pas assez à Babou Djan, et j’avais l’esprit trop peu tourné vers les pensées d’édification et vers le monde éternel pour acheter ma part de paradis au prix de la paix domestique de Séid Omar et du déplaisir de la belle et pieuse Dourkhani. Je rendis au Séid le livre édifiant et me contentai du livre profane et périssable. Six mois plus tard, en effet, il périssait sous la dent des rats de Bombay. Avec lui périssait aussi un magnifique Livre des Rois, aux belles miniatures chinoises et aux marges d’or fleuries comme le paradis. Je le rapportais fièrement de Lahore ; mais Dieu n’aime pas les orgueilleux, et un matin je le trouvais rongé, près du cadavre de Talab Chah. Cela se passait en plein Bombay : à quoi pense la police municipale ? Si bouddhiste que l’on soit de cœur, il est dur d’acheter un Firdousi et un Divan pouchtou pour traiter une bande de rats. J’espère du moins qu’ils l’ont trouvé bon.

Sur les restes de Talab Chah, j’ai longtemps songé à Dourkhani, qui est belle et parda-nichine.

Séid Omar est sujet loyal et ce n’est pas lui qui ira prêcher la guerre sainte dans la mosquée. Cela ne l’empêche pas de juger le Serkar[3] avec une grande liberté d’esprit. Il ne cache pas qu’il regrette les temps de l’empereur Akbar : voilà quatre cents ans qu’on n’a vu les pareils. En ce temps-là on payait l’impôt en nature et les terres des hommes de Dieu étaient maâf, terres franches. Sans doute le régime firanghi a ses beaux côtés, et, me montrant du doigt les vases de fleurs et les coupes à thé étalées sur ma cheminée : « Moi aussi, dit-il, je mange dans des assiettes ; j’ai des fourchettes, j’ai des findjân, j’ai des zourouf, j’ai des martabans ; j’ai une montre et je sais lire l’heure ; — vous voyez, il est quatre heures et demie et il faut bientôt que je vous quitte pour aller à la mosquée ; — j’ai des lunettes ; » et il tira de sa poche une paire de lunettes à branches de nickel qu’il ouvrit avec soin et affermit dans la rainure du nez avec une satisfaction visible ; « mais pour tout cela il faut payer, et les roupies s’en vont : ce n’était pas comme cela autrefois. » J’essaye de lui faire comprendre qu’il ne peut guère en être autrement ; que des lunettes ne peuvent venir sur un nez d’homme sans qu’un certain nombre de roupies sortent de sa poche et que cela serait contraire aux lois les mieux établies de l’économie politique ; qu’il est impossible, d’autre part, que le gouvernement se charge de fournir de lunettes, aux frais des contribuables, tous les nez de mollahs, car ce serait tomber dans les errements funestes, vingt fois condamnés, du socialisme d’Etat. Il me répond d’un air ennuyé : « Oui, vous avez raison. » Mais je vois bien que c’est pour se débarrasser poliment de moi, et que mes arguments orthodoxes n’ont pas ébranlé sa conviction.

« Les Engriz[4] sont justes, il n’y a pas à dire le contraire : ils font respecter la vie et la propriété du faible comme du fort, et il n’y a plus de guerre entre les tribus et les villages. Cela n’empêche pas que l’on était aussi en sûreté et peut-être mieux, au temps ancien. La preuve, c’est qu’il a fallu établir une police de djezailtchis pour protéger les caravanes dans la passe de Khaiber[5]. Or, autrefois, quand vous vouliez voyager, vous n’aviez pas besoin d’une police qui coûte cher : vous vous adressiez au Khan de l’une des tribus dont vous aviez à traverser le territoire, et il vous donnait un badraga, c’est-à-dire, un guide qui vous servait de sauf-conduit ; la tribu, qui vous voyait accompagné d’un badraga donné par son Khan, se gardait bien de vous piller, et les autres tribus vous respectaient aussi, pour ne pas s’attirer une mauvaise affaire avec un chef puissant. Il ne vous en coûtait que quelques bakhchich sagement distribués çà et là et on arrivait plus d’une fois à destination sans être pillé ni égorgé. »

Séid Omar est grand politicien, comme tous les Afghans. « Chez nous, dit-il, tout le monde s’intéresse aux choses de l’État et les comprend, et vous entendrez des enfants de dix ans discuter avec des Sifid rich[6] sur les affaires d’Hindoustan, d’Iran et de Rouss, si bien que vous ne sauriez distinguer quel est l’enfant et quel est le Sifid rich. Nous sommes informés de tout ce qui se passe dans le monde plus vite que les Engriz avec leur fil à éclair. Car toutes les fois que vient un voyageur d’un des pays lointains, nous nous informons de tout ce qui touche ce pays ; à combien de kroh il est d’ici et quel est le Serkar ; si c’est un pays d’Islam ou d’infidélité ; si le gouvernement est juste ou tyrannique ; si les Musulmans y sont bien traités ou opprimés ; combien il y a de soldats, combien de fantassins et combien de cavaliers. Aussi nous savons beaucoup de choses, beaucoup de choses, continua-t-il en clignant les yeux, que les Engriz ne connaissent pas. » Je m’en aperçus en effet et j’appris bien des choses nouvelles de Séid Omar : j’appris par exemple qu’il y a douze mille Musulmans à Londres et neuf mosquées ; que l’Islam y avait été prêché par un clergyman converti, — ou perverti, comme disent les Anglais,  — le Révérend Green ; qu’il avait fait tant de prosélytes que la reine, alarmée, l’avait mis en prison ; qu’il avait abjuré, mais que les nouveaux Musulmans étaient restés fidèles au Prophète et que, tous les vendredis, ils parcouraient la ville en chantant des prières. Le pauvre Omar avait combiné et sanctifié, par un effort de charité synthétique, l’histoire du ritualiste Green et des momeries salvationnistes, dont des bribes, par je ne sais quel canal, étaient allées le trouver jusqu’a Péchawer.

Séid Omar n’est pas seulement bien informé, il est perspicace. Il y a eu ces jours-ci à Péchawer bien des étrangers : d’abord deux officiers Rouss, revenant des grandes manœuvres de Delhi et qui sont allés visiter les fortifications de la frontière ; puis deux officiers Prachich[7], qui, faisant le tour du monde, étaient curieux de voir quelles ombres fait sur la passe de Khaiber la forteresse d’Ali-Mesdjid ; puis un baron australien (lisez autrichien — mais l’Australie est plus connue dans l’Inde que l’Autriche), qui promène un appareil photographique avec lui. Voilà bien des étrangers et cela promet des événements. Mon séjour prolongé à Péchawer l’intrigue aussi : les Prachich ont été jadis quasi maîtres du Pendjab ; ne serais-je pas envoyé par le gouvernement prachich pour étudier le terrain ? Un jour, il me demande de but en blanc « Qui préfère-t-on dans votre pays, les Musulmans ou les Hindous ? » Je lui réponds sévèrement, en bon Français nourri dans les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, que chez nous tous les hommes sont égaux et que nous ne faisons pas la moindre différence, à Paris, mais pas la moindre, entre un Musulman et un Hindou. Je m’aperçois à sa mine que je viens de commettre une grosse faute diplomatique : Séid Omar voulait tâter le terrain, et préjuger la ligne que pourrait bien suivre la politique prachiche entre les deux religions hostiles : ma réponse vient de gâter toutes les chances de la France. Il me fait observer un peu sèchement que cette impartialité est étrange ; que si des Firanghis étaient en guerre contre les Hindous, les Musulmans considereraient, eux, comme un devoir sacré d’aider les Firanghis, parce que les Firanghis sont après tout « peuple du livre » et que les Hindous sont de purs païens, des kafirs.

Pour changer la conversation, je passe en Afrique et lui demande ce qu’il pense du Mahdi. — « Quel Mahdi ? — Celui de Khartoum. — Je ne connais pas. » Je lui conte l’histoire du Mahdi, qu’au fond il connaît aussi bien que moi. Mon histoire achevée, il me demande, avec un léger accent d’ironie, à quoi je le reconnais pour Mahdi. « Mais ! sa piété, ses signes, ses victoires ! — Le Sahib de Svat était aussi pieux qu’a pu l’être votre Mahdi et a battu les Engriz à Ambéla[8] sans s’arroger pour cela le titre de Mahdi. Et pourtant, lui, venait de l’Orient et non du Couchant, comme cet imposteur. Et qu’est-il devenu votre Mahdi ? — Ce qu’il est devenu ? mon Dieu, il est mort. — Ah ! il est mort ! Un Mahdi qui meurt ! » fait le Séid avec un geste de pitié, J’avais oublié et nous avions tous oublié en Europe que le Mahdi doit naître à la Mecque. Aussi, si les Anglais étaient moins ignorants, ils s’épargneraient la peine inutile et ridicule de faire vacciner tous les enfants dans l’Inde ; car vous savez qu’un des signes du Mahdi est qu’il aura du lait dans les veines, et c’est pour cela que le vice-roi fait vacciner tous les enfants, afin de découvrir, à la blancheur du sang, l’enfant prédestiné, et de le mettre à mort.

Pour faire la paix avec le Séid, je lui parle du grand empereur afghan, Ahmed Chah, le Dourani, qui écrasa les Mahrattes et le Grand Mogol et régna de Hérat et Kandahar jusqu’au Soutledj et jusqu’à Delhi ; a mon grand étonnement, il reste froid. « Ahmed Chah, lui dis-je, n’était-il pas un grand homme ? — Non ! il n’y a pas de grands hommes : il y a eu des hommes et il y en a beaucoup qui valent Ahmed Chah ; mais, lui, est venu dans un siècle de foi, et quand vient la foi la victoire suit. La foi s’en va, et revient ; elle est partie, elle reviendra, et avec elle reviendra la puissance afghane. Les Mogols sont venus, ont levé l’impôt et sont partis, les Afghans sont restés ; puis sont venus les Sikhs et les Prachich : ils ont levé l’impôt, ils sont partis et les Afghans sont restés ; puis sont venus les Engriz, qui lèvent l’impôt à présent ; ils partiront et les Afghans resteront ; les Rouss viendront à leur tour, léveront l’impôt, disparaîtront, et les Afghans seront toujours là. Ils ont louté[9] Delhi à trois reprises et la louteront plus d’une fois encore. Car le monde est comme cette montre dont l’aiguille fait toujours le même chemin bien que le temps passe ; l’aiguille revient toujours au même endroit, quand la montre est bien remontée : et c’est Dieu qui la remonte. »

  1. Recueil de poésies lyriques.
  2. Parda-nichine, assise sous le rideau, qui n’a jamais vu le regard d’un homme.
  3. Serkar, le gouvernement.
  4. Les Anglais.
  5. Voir la huitième lettre.
  6. Des barbes blanches.
  7. Français ; voir plus haut, page 125.
  8. Voir plus haut, pages 121 et suivantes.
  9. Louté, pillé.