Lettres républicaines/Lettre 10

X.

LES SUPPLIANTES.


Au général Cavaignac.
17 août.

Faire accorder les inspirations du cœur avec les conseils de la raison, c’est le secret des grandes vies, c’est le devoir des hommes d’État ; c’est, nous le savons, général, le vœu le plus fervent de votre belle âme.

Les sévérités de la guerre vous ont été commandées, au jour de la lutte, contre une sédition qu’il fallait vaincre à tout prix, parce que son triomphe eût plongé la France dans un chaos sanglant que l’histoire épouvantée se serait refusée à décrire.

En domptant par la force une révolte plus insensée encore que criminelle, vous avez sauvé la cause sacrée qu’elle croyait défendre ; car, pareil à ces races antiques que poussait à d’involontaires forfaits un destin inexorable, le peuple de Paris courait fatalement à sa perte. Exaspéré par la misère, aveuglé par l’ignorance, on l’eût vu au lendemain d’une victoire sinistre, en proie à mille passions contraires, éperdu, pressé de remords, doutant de lui-même et de Dieu en présence de l’impossible, entonner pour s’étourdir le Péan des furies. Puis il eût tourné contre son propre sein sa force en délire ; il eût consommé, dans le transport de ses espérances inassouvies et dans les ténèbres de sa raison, un immense, un épouvantable suicide.

Oui, nous le disons tous, et c’est notre devoir de le répéter bien haut afin d’alléger, s’il se peut, le poids qui pèse aujourd’hui sur votre grand cœur attristé, il a fallu, il a été d’une nécessité implacable que la force triomphât de la force.

Mais à l’heure de la force succède immédiatement, chez les peuples libres et policés, l’heure de la justice qui est aussi l’heure de la clémence, car, pour qui sait comprendre l’humanité, la clémence n’est qu’une justice supérieure et attendrie.

« Dans Paris, je ne vois que des vainqueurs et des vaincus ; que mon nom reste maudit si je consentais à y voir des victimes ! » C’est vous, général, qui avez prononcé ces nobles paroles et vous êtes chef de l’État : et l’Assemblée nationale a confiance en votre sagesse ; et la France entière, revenue de ses terreurs, incline aujourd’hui avec vous à la miséricorde !

Une première et bien rude expiation est accomplie. Entassés dans des cachots ; confondus avec des assassins, des pillards et des délateurs séparés de leurs familles dont les cris de détresse assiégent en vain des murailles muettes les bras inactifs quand ils savent que leurs enfans, exténués par la faim, implorant, d’une voix de plus en plus éteinte, la pitié publique ; ignorant à travers quelles immensités, sur quelle plage déserte, une sentence sans appel va les jeter nus et maudits ; des hommes simples, trompés par d’ambitieux égoïstes, des ouvriers honnêtes et fiers, capables de dévoûment et de patriotisme, subissent la torture la plus cruelle à des êtres doués d’énergie et de volonté ; leur conscience est en proie au sentiment amer, au remords stérile de l’irréparable.

Oh ! qu’il n’en soit pas ainsi ! Qu’un choix prudent sépare au plus vite des instigateurs de complots et des fauteurs de guerre civile ces dupes héroïques, ces victimes repentantes ! Déjà l’Assemblée, dans un sublime instinct de maternité, a résolu que la famille ne leur serait point enlevée. Un mot encore, un signe de mansuétude, et que la patrie aussi leur soit rendue !

Grâce à la vaillante persévérance de cette armée qui honore en vous l’un de ses plus glorieux chefs, l’Algérie est aujourd’hui une terre française. C’est la patrie militante qui, chaque jour, par les armes, par l’agriculture, par l’industrie, conquiert à la civilisation, sur des régions plus étendues, un empire mieux affermi. Une telle œuvre demande un concours nombreux, et l’Algérie est dépeuplée. La fécondité de son sol languit faute de culture. Les vaincus de juin, l’un des braves de notre armée vous le disait il y a peu de jours[1], seraient pour la terre algérienne de précieux colons. Ils trouveraient, au prix du travail, dans ces campagnes fertiles, avec l’estime de leurs concitoyens reconquise, ce bien-être réparateur qui pacifie les instincts rebelles et les convoitises désordonnées. Ils puiseraient dans les chances permanentes d’une guerre périlleuse l’espoir de verser pour la patrie un sang expiateur.

Leur établissement, on l’affirme, coûterait moins à l’État que la déportation transatlantique, leur vie moins que leur mort ; le sillon du laboureur serait moins chèrement payé que la fosse du banni…

Aux temps de la Grèce antique, quand tout était encore symbole, poésie, beauté, amour, des Suppliantes vêtues de lin, le front ceint de bandelettes blanches, portant le rameau sacré et les ornemens aimés de Jupiter, venaient embrasser ses autels ; et, sûres d’être exaucées, elles demandaient les douceurs de la patrie à une terre hospitalière.

Aujourd’hui, suppliantes invisibles, cachant à tous les yeux leur dénuement et leur angoisse, des épouses, des mères, des sœurs qui n’osent arriver jusqu’à vous, sentent retomber sur leur cœur en effroi leur prière découragée… Entendez-les, exaucez-les ! Au nom d’un Dieu qui connut l’exil, au nom de la patrie sauvée, ne repoussez pas de son sein les Suppliantes !


  1. Le général Létang. Lettre au général Cavaignac.