Lettres républicaines/Lettre 09

LETTRES RÉPUBLICAINES.

Séparateur


IX.

DE QUELQUES ORATEURS.


MM. LEDRU-ROLLIN, LOUIS BLANC, PROUDHON, etc.

À Fanny Lewald.


14 août.

Le premier de tous les arts chez un peuple libre, c’est sans contredit l’art oratoire. Non seulement il contribue avec les autres arts, par le charme qu’il opère sur les imaginations, à la dignité ou à la douceur des mœurs ; non seulement il apporte sa part de jouissances nobles à la vie commune, mais encore il influe sur la législation ; il exerce une action directe et immédiate sur le gouvernement des affaires publiques.

Dans les monarchies absolues, l’éloquence est en quelque sorte un luxe. Les oraisons funèbres de commande, les discours d’apparat aux académies, les plaidoyers payés par les grands et les riches n’ont guère d’autre effet que de ravir les beaux esprits désœuvrés, en servant des intérêts purement individuels. Ce sont les exercices oiseux et souvent nuisibles de cette profession de flatterie dont parle Socrate, qui substitue le goût d’une beauté empruntée à celui d’une beauté naturelle. Un tel art n’a rien de sérieux. Il occupe une place très secondaire dans la vie intellectuelle des nations.

Mais lorsque des lois constitutives, quand la paix ou la guerre, la liberté ou le despotisme, résultent des délibérations d’une assemblée d’hommes égaux en droits, ne subissant d’autre empire que celui de la persuasion, alors l’art oratoire change de nature. Il entre, pour ainsi parler, dans sa virilité et s’élève à sa puissance la plus haute. Il devient l’expression suprême du génie des peuples.

En nous jetant en pleine démocratie, en conférant à tous les citoyens des droits politiques qui multiplient leurs relations entre eux, la Révolution de Février devait, selon toute apparence, imprimer un très grand élan à l’art oratoire. On s’attendait à voir surgir du sein d’une assemblée sortie du suffrage universel, du sein des clubs surtout, de véritables orateurs populaires. Il n’en a pas été ainsi. Dans les clubs où chaque soir, pendant quatre mois, le peuple allait traiter librement des affaires publiques, on n’a entendu que des déclamations plagiaires, des vulgarités hyperboliques empruntées au mauvais journalisme de 93. À l’Assemblée nationale, quelques renommées acquises et quelques voix nouvelles ont obtenu pour un jour un succès de déférence ou de curiosité, mais personne n’a conquis d’autorité durable ; nul n’est entré en possession de l’héritage des Mirabeau, des Vergniaud, des Danton. Ceux-là même qui peut-être les eussent égalés en talent ont senti entre eux et leur auditoire l’absence de cette communication magnétique qui est la force en même temps que la récompense de l’orateur. D’où vient cela ? D’où vient qu’en des circonstances qui paraissaient si favorables, l’art oratoire est demeuré languissant et n’a point conquis, par un essor nouveau, l’empire des âmes ?

Entre les causes diverses que j’entrevois à cette influence très minime des orateurs pendant la période si féconde en évènemens que nous venons de parcourir, il en est une qui suffirait seule à l’expliquer. C’est le caractère en quelque sorte pratique et le sens très peu idéal de la Révolution de février.

La guerre pour le droit, cette lutte de Titans dans laquelle nos pères ont prodigué tant d’héroïsme et de génie, est terminée. Il ne s’agit plus pour nous de faire triompher une cause à jamais victorieuse, mais de réaliser les promesses que les philosophes ont faites en son nom à l’humanité. La théorie est devenue un lieu-commun. Les principes ne sont plus contestés. Chacun souhaite, exige leur application dans les faits. Or, l’application sociale du principe de l’égalité fraternelle, ce n’est ni à la religion, ni à la philosophie, ni à l’art qu’on la peut demander aujourd’hui ; c’est à la science aride du chiffre, à l’économie politique, à ce qu’il y a de plus utile mais de moins beau dans l’ordre des connaissances humaines.

Et le cœur humain est ainsi fait, l’homme est de si noble essence, que pour l’émouvoir fortement, pour l’exalter, il faut la beauté idéale. L’utilité des institutions par lesquelles le crédit, le travail, la prospérité, l’existence matérielle enfin, seront assurés à tous, cette préoccupation exclusive du dix-neuvième siècle, ne saurait inspirer le génie des arts libéraux. À quoi servirait de nous le dissimuler ? La société est entrée dans une de ces phases de transformation où le travail interne des forces vitales détruit toute harmonie apparente. N’avez-vous pas quelquefois observé un moment analogue dans la métamorphose des plantes, quand la fleur est flétrie et que le fruit n’est point encore développé ? Rien de moins agréable à l’œil que cette simultanéité d’une forme caduque et d’une forme embryonnaire. Ainsi du temps présent. L’éloquence et la poésie ont disparu avec le printemps de la liberté. Son été nous les rendra sous un autre aspect ; mais en attendant nous travaillons sans encouragement ni récompense. Nous subissons les conditions avares du progrès.

You fragments ! s’écrie le Coriolan de Shakspeare, en apostrophant le peuple mutiné ! Mot profond dans sa triste ironie. You fragments ! c’est l’arrêt des dieux jaloux qui pèse sur l’homme et sur les siècles. Rien de complet dans la vie mortelle. À chaque individu, à chaque génération, sa tâche fragmentaire. La nôtre est ardue plutôt qu’héroïque ; difficile, mais sans éclat. Hâtons-nous de l’accomplir pour pouvoir assister du moins avant l’heure du dernier repos, au réveil du génie chez une génération issue de nous et plus heureuse, amenée par les loisirs que nous lui aurons faits au culte de la beauté, de la poésie, de l’éloquence.

Pour répondre aux besoins des esprits, la parole, aujourd’hui, ne saurait être trop précise, trop sobre d’ornemens. Les longs développemens, les tours ingénieux, certaines élégances, certaines grâces même du langage, tout ce qui tient à l’art proprement dit semble un peu hors de propos, quand tout autour de nous se hâte fatalement vers une fin inconnue Exprimer simplement, avec mesure et clarté, des idées justes, c’est la seule perfection compatible avec l’effrayante et rapide succession d’hommes et de choses qui nous entraîne. L’Assemblée nationale se montre de cet avis. Elle a donné jusqu’ici très peu d’encouragemens aux essais oratoires. Les harangues l’ont trouvée distraite ; elle a fait prompte justice des monologues trop prolongés et se refuse opiniâtrement à entreprendre des éducations tribunitiennes.

Un très petit nombre d’orateurs a pu triompher de ces dispositions peu patientes. Je ne vous parlerai que pour mémoire de ceux dont la réputation était faite avant la révolution de Février. Ceux-la n’ont ni gagné ni perdu à paraître devant une Assemblée nouvelle. L’éloquence majestueuse de M. de Lamartine avait atteint dans les dernières années de la monarchie une élévation qu’il n’était guère possible de dépasser. Aucun succès ne pourra faire oublier à M. de Montalembert les transports que son tableau des scélératesses du radicalisme excitait, le 15 janvier dernier, dans la Chambre des pairs. En montant à la tribune de l’Assemblée élective, M. Hugo a pu voir sur tous les visages cette expression de condescendance un peu railleuse que la Chambre haute affectait pour ses antithèses romantiques et pour ses poses sacerdotales. Chacun semblait encore lui dire avec le chœur des Nuées : « Et toi, pontife des niaiseries les plus subtiles, dis-nous ce que tu veux. » MM. Berryer, Crémieux, Marie, en disant, à peu de mots près, les choses accoutumées, ont éveillé les mêmes échos. Quant à M. Barrot, lorsque, pour la première fois depuis le 22 février, où il déposait sur le bureau de M. Sauzet l’acte d’accusation de M. Guizot, il a reparu devant une assemblée législative, il a retrouvé dans tous les cœurs la même estime pour son honnête personne et la même disposition à prendre au sérieux, chez lui, ce qui chez tout autre semblerait risible : l’emphase de la légalité, la monotonie de l’indignation, la consciencieuse solennité d’une importance qui s’abuse.

Deux hommes seulement, parmi ceux que l’on connaissait, semblent avoir grandi dans les dernières luttes parlementaires : M. Ledru-Rollin et M. Thiers.

Excité par des attaques dont la partialité lui permettait de confondre sa cause personnelle avec celle de la révolution, M. Ledru-Rollin a trouvé des accens pathétiques qui ont surpris les préventions les mieux en garde. Son improvisation chaleureuse dont le rhythme inégal semble ne se mesurer qu’aux battemens d’un cœur fortement ému, sa parole emportée et vibrante, ont produit un effet extraordinaire. Les acclamations arrachées en quelque sorte par M. Ledru-Rollin, dans la séance du 3 août, à un auditoire sinon hostile du moins très en défiance, sont un des plus étonnans triomphes de l’éloquence révolutionnaire. Cette séance a laissé dans l’Assemblée la conviction que, si M. Ledru-Rollin ne s’est pas montré au pouvoir aussi prudent, aussi modéré qu’il convenait de l’être, s’il a eu des écarts et des négligences infiniment regrettables, il demeure, par la trempe de son esprit, par la nature de son talent, un défenseur puissant du droit et de la liberté, un de ces orateurs qui exercent sur le pays, dans les momens de crise, une action décisive et salutaire.

Les ennemis de M. Ledru-Rollin, en lui donnant l’occasion, par leur sévérité outrée, d’une si belle défense, l’ont aidé, contre leur attente, à ramener à lui l’opinion publique. Elle apprécie aujourd’hui avec beaucoup plus d’équité des actes, répréhensibles il est vrai, mais compensés par de signalés services. Si elle condamne les inconséquences de l’homme d’état, les faiblesses coupables de l’administrateur, elle réhabilite le citoyen dévoué, le tribun courageux. Il n’a fallu, pour une telle conversion, que dix minutes d’une éloquence que j’appelais tout à l’heure révolutionnaire, parce qu’elle ne s’astreint à aucune règle et tire toute sa force de ce désordre entraînant par lequel se révèlent et se communiquent les passions profondes.

Ce n’est pas précisément à la même source que M. Thiers va puiser ses inspirations. Le succès récent de sa parole tempérée, vous vous en serez aisément rendu compte, est d’une nature toute différente et tient à des causes très opposées. M. Thiers est un habile tacticien ; il tourne l’ennemi avec une prestesse napoléonienne. Il vient d’exécuter de si merveilleuses manœuvres contre MM. Goudchaux et Proudhon qu’à l’heure où je vous écris la province en masse le considère comme le seul homme capable de rétablir l’ordre dans nos finances, et, ce qui est un bien autre titre à ses yeux, comme l’exterminateur du socialisme et le sauveur de la propriété. Désormais le Dieu Terme est dépossédé de son office. Point de champ bien gardé si la borne qui le sépare du champ voisin ne porte, taillés dans le grès ou le granit, le nez conservateur et le menton résolu du petit ministre.

Ceci me conduit à vous parler des orateurs nouveaux dans la personne desquels le socialisme a fait sa première apparition à l’Assemblée nationale ; apparition qui, selon moi, est un des symptômes les plus caractéristiques de cette force des choses, innommée et incomprise, qui nous pousse, en dépit de nos résistances, de nos erreurs, de nos folies, aux conséquences logiques de principes posés par le dix-huitième siècle.

J’aurais voulu que vous vissiez M. Pierre Leroux monter à la tribune. Tous les yeux le suivaient avec une sorte d’anxiété ; chacun retenait son haleine dans l’attente de cette parole encore inconnue à laquelle les circonstances prêtaient la gravité et l’autorité de l’apostolat. Un danger sourd menaçait le pays. Les socialistes avaient tant parlé de leur influence sur le peuple qu’on les croyait maîtres des évènemens. Déjà plusieurs orateurs les avaient conjurés de venir en aide aux politiques déconcertés. On les suppliait de s’interposer dans ce cruel malentendu entre le riche et le pauvre qui, d’un instant à l’autre, allait éclater en un combat sanglant. M. Pierre Leroux consentit à dévoiler sa pensée demeurée jusque-là muette.

Enveloppé d’un vêtement d’étoffe grossière dont l’ampleur informe accusait vaguement la forte stature un peu affaisée déjà de l’homme entré dans la maturité de l’âge, l’œil rayonnant dans l’ombre qu’une chevelure brune, touffue, inculte, jetait à son front largement développé, le philosophe socialiste produisit sur l’Assemblée une impression étrange. La flamme subtile de son regard, son teint animé, sa lèvre sensuelle, son cou épais et court sortant d’une cravate à peine nouée, la beauté à la fois épicurienne et rustique de toute sa personne, expriment, avec une rare puissance, cette aspiration ardente de l’esprit vers les jouissances matérielles, cette convoitise ennoblie par l’intelligence, qui donnent un caractère si tristement tourmenté à notre vie moderne.

Le discours de M. Pierre Leroux fut pathétique, mais sans enchaînement ni conclusion. Il lançait à la société un anathème dont la redite ne manquait pas d’éclat. On s’émut avec lui au récit navrant des souffrances du pauvre qu’il connaissait mieux que personne. Mais que fallait-il faire pour en tarir la source ? M. Pierre Leroux ne le disait point. Les journées de juin nous surprirent avant qu’il eût eu le temps d’expliquer sa pensée énigmatique. L’archevêque de Paris alla mourir sur les barricades. M. Pierre Leroux continua de méditer sur son banc. À dater de ce moment son éloquence perdit tout prestige. Le peuple n’accorde le droit de parler en son nom qu’à ceux qui savent combattre à ses côtés. En révolution, quiconque n’est pas toujours prêt à affronter la mort ne peut prétendre à évangéliser les hommes.

Si M. Louis Blanc a mieux résisté que M. Pierre Leroux à l’épreuve de la tribune, cela tient à une pratique plus exercée de l’improvisation et à une verve naturelle mieux secondée par l’art. Cela tient aussi, chose singulière, à l’autorité qu’il sait prendre, malgré sa taille et sa physionomie juvéniles. L’éclair de son grand œil noir, les lignes fermes de son visage, son croisement de bras expressif, décèlent chez lui une force de volonté peu commune et qui s’impose. Sans cette autorité en quelque sorte extérieure, je doute que M. Louis Blanc parvint à captiver long-temps l’attention, car la passion qui brille dans son regard n’anime point sa parole. Il a beau la renfler, il a beau accentuer d’un geste violent ses périodes sonores, le froid glacial d’une creuse rhétorique vous saisit bientôt. On regarde, mais on n’écoute plus. Le cœur reste fermé à cette déclamation monotone au fond de laquelle ni l’idée, ni le sentiment ne palpitent.

Malgré l’éclat de sa réputation et la part active qu’il a prise dans le gouvernement, M. Louis Blanc, de même que M. Pierre Leroux, s’efface de jour en jour, et la curiosité publique se tourne tout entière vers une individualité bien autrement originale, saisissante et hardie, qui, dans l’opinion du vulgaire, personnifie à cette heure le socialisme en France. Est-il besoin de nommer M. Proudhon ?

Le socialisme, il est vrai, proteste contre une telle assimilation et repousse un si dangereux auxiliaire. Par le vote du 31 juillet, il s’est violemment séparé, et renouvelle chaque jour, par tous ses organes, de la manière la plus formelle, son acte de divorce ; mais le public n’en persiste pas moins à confondre dans une même réprobation des systèmes et des personnes hostiles.

Quant à M. Proudhon, approbation ou improbation, protestation ou concours, succès ou échec, semblent également mal venus à sa hautaine indifférence. Doué d’une puissance d’abstraction à faire envie au plus exercé des hégéliens, il nie tout ce qui est. Ni les choses, ni les personnes n’ont à ses yeux la moindre réalité. La société, pour lui, n’existe plus. Il s’étonne seulement du bruit importun qui se fait encore à la surface de ce néant que traverse sa pensée. Le visage impassible de M. Proudhon répond avec une fidélité effrayante à cet esprit de négation qui possède son âme. On dirait que sa bouche n’a jamais souri, que son regard ne s’est jamais posé avec douceur sur aucune chose humaine. Dans sa morne physionomie, de même que dans ses livres, on ne découvre pas la trace d’un mouvement sympathique. Sa verve amère est toute de mépris et d’indignation. Il déverse le blâme et l’injure sur ceux-là même qui combattent à ses côtés. Il ne reconnait point d’alliés, ne cherche point de disciples. Il veut rester seul, en tête-à-tête avec un mathématicien invisible auquel il démontre une équation que la société ne peut ni ne veut comprendre.

On conçoit, sans le justifier, l’irritation extrême des représentans en voyant la contenance imperturbable et, si je puis m’exprimer ainsi, le flegme passionné avec lequel M. Proudhon expose ses doctrines. Il devient à peu près impossible désormais au philosophe du prolétariat de prendre la parole.

On peut donc considérer le socialisme actuel, sous ses formes diverses, comme réduit au silence dans l’Assemblée législative car on ne peut guère compter, après les trois écrivains-orateurs que je viens de nommer, ni les excentricités pittoresques de M. Caussidière, ce génie de carrefour, ce Démosthène des barricades, ni les exclamations pathétiques de M. Lagrange, ce chevalier sans peur de la démocratie.

Est-ce à dire que le socialisme soit vaincu ? Bien aveugle qui le croirait ! Dans l’état encore si vague de ses aperçus, dans l’incohérence de ses systèmes, le socialisme obtient le seul succès auquel il doive raisonnablement prétendre ; il contraint ses adversaires, il force tout ce qui parle, tout ce qui écrit, tout ce qui pense, tout ce qui gouverne, à chercher la solution des problèmes qu’il a posés.

Mais cela se fait sans qu’on en ait conscience. L’Assemblée, comme le pays, obéit à une force cachée dont elle ignore le but et les voies. L’éloquence de la tribune n’a servi jusqu’à présent qu’à nous montrer sous un jour plus sombre nos maux de plus en plus aggravés, sans qu’aucune inspiration du génie nous en ait fait entrevoir le remède.

En d’autres temps, il y aurait eu à tenir grand compte d’un talent tout-à-fait hors ligne qui s’est produit depuis l’ouverture de la Constituante. Je veux parler de M. Jules Favre. Une précision, une lucidité parfaites, une déduction sévère, un tissu serré, un langage soutenu sans déclamation, de l’ordre sans monotonie, telles sont les qualités éminentes qui ont valu à M. Favre un succès sérieux, sans toutefois lui donner d’influence sur l’Assemblée. Le sens souvent très juste, mais toujours très froid de ses discours, satisfait l’esprit ; il n’entraîne jamais aucun vote.

Un bien déplorable débat va s’engager prochainement entre plusieurs des hommes dont je viens de vous entretenir. Nos plus beaux talens, les orateurs les plus chers à la Républiques, vont s’entr’accuser, dit-on, s’entre-déchirer. Au profit de qui ? Hélas ! au profit de nos ennemis qui déjà se réjouissent.

Mais pourquoi vous communiquer mes tristesses ? je voulais, en vous écrivant, faire diversion à des pensées qui me pèsent. J’aurais voulu surtout pouvoir vous dire avec conviction ce qu’un ancien disait de sa belle patrie : « Notre république est l’école du monde. Il me semble y voir chaque citoyen doué d’une heureuse flexibilité que jamais n’abandonnent les grâces[1] ».

La vérité m’a fait tenir un autre langage. Pardonnez à l’amitié qui ne sait rien feindre. Mon intention était de ne vous parler que d’art et de poésie ; mais l’art et la poésie ont fui loin de nous ; une activité malfaisante nous agite stérilement. Nos souffrances nous arrachent des plaintes injustes, et l’injustice irrite nos souffrances. L’éloquence, qui devrait du moins charmer nos douleurs, n’est plus que le don funeste d’accuser et de maudire. Le génie de la France se voile.


  1. Thucydide.