Lettres républicaines/Lettre 11

LETTRES RÉPUBLICAINES.

Séparateur


XI.

À HENRI DE BOURBON,
COMTE DE CHAMBORD.




2 septembre.


Prince,

Depuis quelque temps une rumeur, vague d’abord, mais de plus en plus accréditée, se répand, qui attribue au parti légitimiste un redoublement d’activité dans des projets hostiles à la République. On signale des menées ; on nomme des agitateurs. L’opinion générale est qu’un plan, je ne voudrais pas dire un complot, existe, dont le but serait d’opérer un soulèvement qui remettrait en vos mains, Monseigneur, à une époque assez peu éloignée, le gouvernement de l’Etat de France.

J’ignore si de semblables suppositions reposent sur quelque fondement. J’inclinerais plutôt à les croire tout à fait chimériques. Mais ce dont je me porterais garant, prince, sans avoir jamais eu l’honneur d’approcher votre personne, c’est que, si vous donniez les mains à des tentatives de cette nature, votre religion aurait été surprise et votre patriotisme étrangement trompé.

Ce patriotisme est trop pur, trop désintéressé, j’en ai la persuasion, pour obéir aux suggestions de l’orgueil. Cependant, on peut craindre, sans vous offenser, qu’il ne se laisse séduire par les conseils d’un zèle aveugle. Ce serait uniquement le malheur de votre position et non le tort de votre jugement. Éloigné de France dès vos plus jeunes années, élevé par des personnes dignes de tout respect, mais étrangères par nature et par circonstances aux instincts, aux sentiments, aux idées de la génération présente ; grandi dans une atmosphère monarchique et aristocratique, comment vous rendriez-vous un compte exact des besoins et des tendances de la démocratie française ? Comment, à une si grande distance matérielle et morale, auriez-vous suivi un mouvement rapide et complexe à tel point que ceux-là mêmes sous les yeux desquels il s’accomplit ont peine à l’embrasser dans sa tumultueuse étendue ?

Il peut donc arriver, qu’animé des intentions les meilleures et doué du sens le plus droit, vous vous fassiez illusion sur notre situation politique, et que, un jour ou l’autre, en pensant vous dévouer au bonheur de la France, vous consentiez à jouer un rôle dont vous repousseriez avec indignation l’éclat équivoque s’il vous était montré sous son véritable aspect. Je n’ai pas mission de vous éclairer, Monseigneur. Une telle présomption me siérait mal. Néanmoins, en considérant combien votre rang, vos grandeurs et surtout vos infortunes rendent difficiles à ceux qui sembleraient mieux autorisés, de vous parler avec une sincérité entière et un complet dégagement d’esprit, je me sens poussé à vous soumettre quelques réflexions auxquelles vous ne refuserez pas votre attention, j’ose l’espérer ; non à cause de moi qui ne suis rien, mais à cause de la vérité qui vous parviendra, par mon humble entremise, dans toute sa simplicité, dans toute sa sévérité salutaire.

Personne plus que moi ne comprend tout ce qu’un exil tel que le vôtre commande de respect et de ménagemens. Nourri dans les traditions anciennes, allié de près à des personnes dévouées à votre royale maison et dont la mémoire m’est chère, si l’expérience et l’étude m’ont conduit dans une sphère d’idées différente de celle où j’avais commencé de vivre, je n’ai point pour cela, comme il arrive trop fréquemment, pris en haine ou en dédain ceux qui sont demeurés dans le premier état. En m’affranchissant de préjugés devenus inconciliables avec ma raison, je n’ai point oublié qu’ils ont leurs racines dans l’histoire. Je crois enfin pouvoir me rendre ce témoignage que jamais peut-être une foi plus vive dans les institutions nouvelles ne s’est rencontrée avec une plus sincère déférence pour l’antique loyauté.

C’est pourquoi. Monseigneur, du fond d’une solitude que les ambitions politiques n’ont en aucun temps visitée, je me permets d’adresser à V. A. R. un exposé succinct de la situation présente des choses, ainsi du moins qu’elle m’apparaît et sous toutes réserves. De plus habiles s’y sont trompés, s’y trompent encore incessamment ; je ne réponds que de mon absolue bonne foi. Ce n’est point assez pour voir loin mais cela suffit peut-être dans ce cas particulier surtout, pour voir juste.

Depuis l’époque où, tout enfant encore, vous avez quitté la France, de très sensibles modifications se sont opérées dans nos mœurs. Dix-sept années d’un règne dont l’influence désastreuse eût fini, si elle se fût prolongée, par altérer le caractère national, ont pesé sur nos destinées. Un vieillard, aux yeux duquel les sentimens et les principes étaient des obstacles incommodes qu’une saine politique devait écarter ou détruire, avait réussi à force de ténacité, en y employant, outre son habileté propre, le concert des plus rares talens, détourner l’esprit français de ses voies naturelles. Il l’avait poussé dans les spéculations et l’absorbait de jour en jour davantage dans les calculs de l’intérêt privé, dans les jouissances énervantes des biens matériels. Arrivée avec Louis-Philippe au pouvoir et devenue prépondérante dans le gouvernement des affaires, la bourgeoisie n’était que trop préparée d’ailleurs à subir et à exercer cette action corruptrice. De l’indifférence en matière de religion par laquelle elle avait échappé au joug du droit divin, elle en vint bien vite à l’indifférence en matière de politique qui devait si promptement la soustraire à l’empire du droit humain. Aussi les doctrines en vertu desquelles le Tiers-Etat avait fait deux révolutions furent-elles promptement oubliées. Le mot même de droit tomba bientôt en discrédit ; le fait accompli devint le seul critérium auquel les consciences émoussées surent reconnaître le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l’injuste, la légitimité de l’usurpation. Et cela n’a rien qui doive surprendre, car ce fait accompli donnait gain de cause à la classe moyenne. C’était la satisfaction de tous ses besoins et de toutes ses vanités ; c’était sa puissance bien établie entre la noblesse qui n’existait plus et le peuple qui n’existait pas encore, tandis que le droit, elle en avait comme un pressentiment confus, c’était désormais l’extension à son détriment du principe de l’égalité par l’admission de tous aux bienfaits de l’éducation et à la dignité de la vie politique. Il aurait donc fallu, pour que ce droit passionnât la bourgeoisie, que l’intérêt public prévalût dans son esprit sur son intérêt propre. Or, ses mœurs amollies rendaient incapable d’un patriotisme aussi dévoué. Elle préféra fermer les yeux à une vérité qui l’aurait troublée dans la jouissance de ses honneurs et de ses plaisirs.

Pendant qu’elle s’aveuglait volontairement, l’intelligence des classes laborieuses s’éclairait, non pas d’une manière égale, salutaire, ordonnée, comme il serait arrivé par un système d’instruction publique organisé sur une vaste échelle, mais confusément, partiellement, sans méthode ni discipline, par les voix tumultueuses de la presse. Des sectes, des écoles, des livres, des journaux imbus d’un esprit violent de réaction contre l’égoïsme des classes supérieures, prêchaient au peuple la révolte. Par un très étrange abus de mots, qui peint mieux que toute chose l’état anormal d’une civilisation en lutte avec elle-même, on enseigna, au nom du Christ et de l’Évangile, on érigea en doctrine le mépris des vertus sur lesquelles repose le christianisme. La résignation à la douleur et le renoncement aux biens terrestres furent représentés comme des faiblesses incompatibles avec la dignité humaine. On exalta les classes qui ne possédaient rien par le même moyen qu’avait employé Louis-Philippe pour abattre les passions de celles qui possédaient tout, en leur inculquant l’estime immodérée des biens matériels. Les convoitises affamées furent excitées contre les convoitises repues. Tous les germes d’une guerre sociale étaient depuis longtemps semés et fermentaient dans les profondeurs, lorsque des causes purement politiques en apparence firent éclater la révolution de Février.

Dans cette étrange mêlée où les principes combattaient sans se nommer comme les dieux de l’Olympe dans la guerre troïenne, le peuple demeura vainqueur parce que le droit était de son côté et que, en dépit des faux apôtres et des faux prophètes, le travail et la privation avaient entretenu dans son sein les mâles vertus. Le premier cri de son triomphe fut l’acclamation de la République.

La classe ouvrière de Paris aime passionnément la République. Sa passion l’emporta sur les prudences et les habiletés des chefs de parti, qui voulaient arrêter à un nouveau juste milieu l’élan révolutionnaire. Le Peuple passa outre et fit spontanément ce que la raison d’état aurait conseillé aux plus profonds penseurs. L’évènement ratifia les décisions de cette instinctive sagesse. L’adhésion de la France à la forme républicaine fut unanime. Le clergé bénit loyalement l’arbre de la liberté. Les orléanistes ne prirent pas une heure pour pleurer à l’écart les princes déchus. Quant à vos partisans, Monseigneur, ils reconnurent dans cette grande catastrophe la justice d’une Providence vengeresse. Chacun salua avec empressement la République, chacun voulut apporter sa pierre à l’édifice nouveau dont l’assise immense promettait un abri à tous les droits, à toutes les croyances, à tous les intérêts. Ce fut une heure solennelle comme les nations en comptent bien peu dans leurs annales, d’une beauté trop parfaite pour n’être pas fugitive, trop divine pour ne pas laisser dans les cœurs d’ineffaçables regrets.

Sorti de l’acclamation du peuple, le Gouvernement provisoire fut un moment l’expression idéale de cette conciliation entre les classes et les partis qui promettait au pays une puissante unité. Composé d’éléments très divers, mais personnifié par l’opinion dans un homme dont le nom glorieux éveillait des images toutes de paix et d’amour, l’état républicain s’annonçait sous les plus heureux auspices. Lamartine, en effet, par les métamorphoses successives de sa pensée qui réflètait avec splendeur l’évolution du siècle, par la magnanimité bien connue de son caractère et la sérénité de son beau génie, apparaissait aux yeux de tous comme un médiateur providentiel entre le monde ancien et le monde nouveau. Les ambitions impatientes de quelques-uns de ses collègues dans le gouvernement lui ravirent une gloire si pure. Loin de comprendre la grandeur de cette mission pacificatrice de l’esprit moderne, ces hommes sans initiative propre conçurent l’idée fatale de reprendre la tradition révolutionnaire de 93. Un plagiat intelligent parodia je ne sais quel système terroriste plus ridicule qu’effrayant et bien proportionné à la médiocrité des courages sur lesquels on voulait agir. Pour arracher immédiatement et par contrainte à l’esprit public ce qu’il aurait fait de plein gré un peu plus tard, on évoqua les fantômes du communisme et du jacobinisme. Contre des périls exagérés à plaisir on rappela ces redoutables maximes de salut public dont les imaginations étaient encore frappées par la récente lecture de l’Histoire des Girondins. Les pressions extérieures contre le Gouvernement provisoire d’abord, puis contre l’Assemblée, inoffensives et toutes d’appareil théâtral à leur origine, devinrent, en dépit même des hommes qui les avaient organisées et par la seule logique des choses, menaçantes et séditieuses. Des sophistes orgueilleux voulurent imposer au bon sens public des théories brutales et chimériques tout ensemble. On s’efforçait vainement de les comprendre quand les journées de juin vinrent leur donner un commentaire formidable. Alors une panique immense saisit le pays. On ne raisonna plus, on ne voulut plus rien entendre. Ce fut une déroute complète, un sauve-qui-peut universel. Au moment où j’écris ces lignes, Monseigneur, on n’est point revenu encore de cette épouvante. Chose étrange et bien triste à dire, c’est uniquement la peur aujourd’hui qui gouverne les conseils de la nation la plus brave du monde.

Ici commence l’erreur des partis monarchiques. Ils spéculent et raisonnent sur cette peur anormale comme s’il était possible qu’elle eût quelque durée. Ils se persuadent que les dispositions du pays sont changées parce que sa confiance est abattue. Et pourtant le choix même de l’homme que l’épouvante publique a porté au pouvoir l’atteste, rien n’est changé au fond des esprits ; le même désir de conciliation au sein de la République subsiste dans la pensée générale. Bien que cela puisse sembler paradoxal au premier abord, il est facile de reconnaître, pour qui regarde un peu au-dessous de l’apparence superficielle des choses, que le général Cavaignac représente exactement, sous une autre forme, cette pensée de conciliation qui fit en Février la force et la popularité de Lamartine.

L’épée du soldat n’appartient pas plus à un parti que la parole du poète. Le rôle tracé à l’un comme à l’autre par l’opinion, c’est le rôle de Washington. Si plusieurs parlent de Monck, tenez pour certain, Monseigneur, qu’ils abusent ou qu’ils vous abusent sur les nécessités du temps et sur les inclinations de la France. Parce que la République a eu, comme l’Église, ses convulsionnaires et ses inquisiteurs, parce que les républicains ont compté dans leurs rangs quelques pervers et quelques fous, s’ensuit-il que l’institution républicaine soit jugée et condamnée ? Loin de là. Sa supériorité évidente, relativement à l’état actuel de nos mœurs, indépendamment de sa valeur absolue, consiste en ceci qu’elle a en soi un mouvement propre et normal qui, pareil au mouvement naturel des êtres organiques, subit, sans en être altéré, des modifications incessantes. Les partisans de la forme monarchique affirment, il est vrai, que ce mouvement est un danger ; qu’il faut, pour contenir la mobilité du caractère français, une forme invariable et la stabilité du principe héréditaire ; mais l’expérience leur répond assez. L’œuvre rénovatrice du dix-neuvième siècle, cette grande transformation des conditions de vie de tout un peuple, ne se peut opérer, pacifiquement que dans un État qui ne porte aucun nom d’homme et qui soit véritablement la chose publique. On l’a vu en février, on l’a vu en juin, c’est cette chose abstraite qu’on appelle le droit, animée par une volonté collective sans nom, qui a vaincu et qui seule pouvait vaincre. Tous les partis se sont trouvés d’accord, tous ont concouru sans préméditation, sans arrière-pensée au triomphe de ce droit universel. Si demain, dans le trouble et la confusion où nous ont jetés des évènemens si extraordinaires, un parti s’emparait du pouvoir par un coup de main habile, vous verriez immédiatement tous les autres entrer en révolte. Leur honneur y serait engagé plus encore que leur intérêt. Seul, le principe républicain est supérieur même à l’honneur des partis. Vos adhérens l’ont reconnu en fait. La République a seule une vitalité assez puissante et un mode d’existence assez souple pour s’assimiler sans effort les élémens les plus hétérogènes. Dans l’ordre politique, la République, c’est la sphère dont parle Pascal ; son centre est partout, sa circonférence nulle part. C’est le seul état capable de comprendre aujourd’hui l’infinie diversité des idées, des habitudes, des besoins et des tendances qui composent et compliquent la civilisation moderne.

Monseigneur, vous avez l’âme trop généreuse pour que cette vérité la blesse. Auguste et infortuné représentant de la plus ancienne race et de la plus illustre monarchie de l’Europe, si vous n’avez point de rôle actif et politique dans les temps nouveaux, une grandeur historique, et je dirai poétique, vous est réservée, qui peut satisfaire le plus haut orgueil. Vous l’avez compris ainsi ; j’en ai pour preuve et pour garant la dignité constante de votre attitude. Plus heureux que tant d’autres, vous avez forcé à l’estime les ennemis de votre maison. Tous regardent respectueusement les traditions anciennes s’éteindre avec dignité, avec douceur, dans votre noble silence. L’histoire aura pour vous une page attendrie ; la muse austère n’aura pas un blâme pour votre personne.

Dieu vous garde, Monseigneur, d’écouter jamais d’autres conseils que ceux de la voix intime qui parle au dedans de vous. Si je me permets d’y joindre un moment la mienne, ce n’est pas pour vous prémunir contre vous-même, mais contre des devoûmens auxquels votre jeunesse accorde peut-être une déférence trop grande, J’ai besoin de le répéter en finissant, s’il y avait autour de vous, Prince, des ambitions et des espérances téméraires, votre patriotisme mieux informé ne tarderait pas à en faire justice ; la droiture de vos instincts repousserait des suggestions contraires à cette sagesse parfaite et cette résignation religieuse dont vous avez jusqu’ici donné l’exemple.