Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/08
Avez-vous présente à la mémoire, monsieur, la distinction que fait Rousseau en traitant de la religion civile à la fin du Contrat social ? Il remarque que la religion, considérée par rapport à la société, peut se diviser en deux espèces, la religion de l’homme et celle du citoyen. « La première sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion de l’Évangile, le vrai théisme, et ce qu’on peut appeler le droit divin naturel. L’autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires ; elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois ; hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs et les droits de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples auxquelles on peut donner le nom de droit divin, civil ou positif. Il y a une troisième sorte de religion plus bizarre, qui, donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires, et les empêche de pouvoir être à-la-fois dévots et citoyens. Telle est la religion des lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme romain. On peut appeler celui-ci la religion du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte ou insociable qui n’a pas de nom. »
Il y a quelque chose à redresser dans ces derniers mots de Jean-Jacques : la religion catholique ne s’est trouvée en lutte avec les pouvoirs politiques qu’en commençant à déchoir : elle voulait dominer les rois, et non pas partager la domination avec eux ; mais elle affecta plus qu’elle ne pouvait, et elle se vit précipiter, elle et le monde, dans des discordes et des divisions infinies, à force d’aspirer à une unité qui passait sa puissance. Alors, dès que le pape et l’empereur, dès que le pape et le roi de France, dès que le pape et le roi d’Angleterre guerroyèrent sur les choses religieuses et civiles, Jean-Jacques a raison, c’est quelque chose de mixte et d’insociable qui n’a pas de nom, c’est une perturbation de cette tranquillité des peuples tant célébrée par la religion catholique, qui se vante de pouvoir seule l’obtenir ; c’est une provocation irritante à s’engager dans des nouveautés.
Je viens de prononcer, monsieur, un mot fatal, nouveauté ! un mot qui trouble le monde, agite les esprits, remue les peuples, déplaît aux puissances : nouveauté ! ce qui n’a pas encore été dit, été fait, ce qui est inouï, inconnu, nouveau ; ce dont on ne sait rien encore, dont on ignore la valeur et les effets, ce qui est mystérieux, incalculable, ce qui échappe aux inductions les plus industrieuses ; voici l’ennemi du genre humain, ce qui est nouveau ! Sans lui, tout serait bien, paisible, clos, définitif, consommé : mais recommencer toujours, toujours en haleine, en fatigue ; toujours lutter, toujours répondre, se voir condamné à des changemens continuels qui s’appellent insolemment des progrès nécessaires, voilà qui est intolérable ; voilà ce qu’il faut prévenir d’un seul coup. Or, écoutez monsieur, le moyen de défense employé contre ce qui est nouveau ; il est admirable, il est simple, il est infaillible ; voici la sentence : tout ce qui est nouveau est faux ; la nouveauté et l’erreur sont même chose. Et ne croyez pas que j’imagine ou que j’exagère : quand Bossuet peint à grands traits les changemens de la religion en Angleterre, ne dit-il pas : « L’erreur et la nouveauté se faisaient entendre dans toutes les chaires ; et la doctrine ancienne, qui, selon l’oracle de l’Évangile, doit être prêchée jusque sur les toits, pouvait à peine parler à l’oreille ?[2] » Voyez-vous, monsieur, l’erreur et la nouveauté confondues, l’antiquité et la vérité identifiées. Et chez l’illustre catholique ce n’est pas une idée passagère, mais un principe constant : si au seizième siècle la réforme est erronée, c’est surtout parce qu’elle est nouvelle ; si Luther, Zwingle, OEcolampade, Melancthon, Calvin, sont condamnables, c’est comme novateurs ; ils ont trouvé l’erreur dans la rupture avec l’antiquité. J’aime ce parti ; il est commode et décisif : la règle est uniforme, et peut être appliquée par tous, par les insuffisans comme par les habiles.
Cependant ce refuge dans l’immobilité n’a pas su prévenir pour le monde les révolutions : on peut se mettre soi-même hors des voies de la gravitation morale, mais une fois dans l’ornière, on y reste seul, on y meurt. Le catholicisme a-t-il suivi l’esprit humain, après l’avoir servi au moyen âge ? Non, il s’est jeté de côté, puis il a réprouvé, maudit le spectacle auquel il a été condamné ; il a vu passer devant lui Galilée tout meurtri de ses fers, Copernic, contemporain de Luther, et portant dans les cieux le génie révolutionnaire, Keppler appuyant sur la certitude géométrique les divinations de Copernic, la réforme tout entière avec ses doctrines et ses novateurs, la science humaine pleine de vigueur et de fierté, la philosophie prenant possession d’elle-même ; je veux abréger : eh ! bien que fait le catholicisme ? Il vit, il respire, mais enchaîné sur sa base par une insurmontable torpeur, il occupe, il oppresse encore une partie du monde, mais il ne vivifie plus la terre : c’est la décrépitude d’un grand corps, lent à mourir. Ce n’est donc pas le moment de prononcer sur lui des paroles ardentes ou amères ; il en faut parler avec tranquillité, et je veux aujourd’hui, monsieur, vous entretenir de l’état où se trouve en France le catholicisme.
Quand l’esprit chrétien se répandit sur la terre, il resta long-temps faible et désarmé. Comme Jésus, il vint au monde nu et petit ; il cherchait à s’insinuer dans les âmes ; il demandait à l’homme une place dans son cœur ; il mettait son ambition à s’y établir, à s’en rendre maître, de telle façon qu’il y devint nécessaire, et que le cœur, une fois atteint et saisi, ne put plus se passer des délices de l’amour nouveau. La charité sut tout convertir, parce qu’elle sut tout enflammer. Le grand Paul lui donna le pas sur la foi ; Jean s’en fit le poète et le docteur, et le christianisme fut reconnu divin, parce qu’il purifiait ardemment le cœur de l’homme. L’homme appelle divin tout ce qui relève l’humanité ; comme il se sent dieu lui-même, en ce sens qu’il en participe, il divinise ce qui est grand, bon et salutaire ; rapprochement nécessaire, confusion glorieuse de Dieu et de l’homme, incarnation continuelle qui de jour en jour devient plus sensible et plus intelligible. C’est pour avoir été charitable, moral et pratique, que le christianisme réussit dès son début ; plus tard il se fit une théologie et une métaphysique ; plus tard encore il passa de la variété infinie de petites sociétés ou églises démocratiques, à l’unité monarchique de la théocratie romaine. Il était naturel qu’une religion dont le caractère et la supériorité consistaient dans une morale plus humaine et plus pure que tout ce qu’elle venait supplanter, aspirât à devenir une institution politique, à maîtriser la société. L’intelligence convoite facilement le maniement des choses humaines. Mais si l’esprit du christianisme se revêtit des insignes de la papauté aux applaudissemens du monde, s’il eut pour ministres des prêtres plus que rois, il finit par s’oublier et se perdre dans des intérêts périssables et corrompus, il s’y incorpora, il en fit sa chair, ses membres, et comme sa substance ; il s’identifia dans l’église, il personnifia l’église dans le pape, et l’étreinte fut un instant si forte, tellement inextricable que ce christianisme si pur à sa naissance, libre comme la pensée, inépuisable comme l’amour, sembla près d’expirer dans les liens et le contact d’une solidarité mortelle. Artistes de Léon x, que faites-vous ? Vous embellissez le catholicisme quand l’esprit ne le visite plus ; vous lui prêtez de vives couleurs, mais il a perdu son âme, et Rome n’aura jamais été plus magnifique qu’au moment où la terre lui échappe.
Ainsi donc le catholicisme a failli parce qu’il a cru à l’immobilité : il a voulu se fabriquer une théologie immobile, et il s’est irrité contre ceux qui cherchaient dans des textes spirituellement écrits un esprit progressif, un sens nouveau ; il a voulu frapper d’immobilité la science humaine, et il a fait passer dans les flammes les novateurs et leurs ouvrages ; il a voulu que les sociétés restassent immobiles, et il a déclaré les vieilles institutions toujours saintes, la nouveauté toujours coupable. Sur tous les points, je le trouve excommuniant le génie de l’homme, immolant l’esprit à la forme, le présent au passé, et jetant à l’humanité une colère ridicule. Il y a deux siècles, l’aspect du Vatican et de Rome eût peut-être excité mon indignation ; mais en visitant, il y a bientôt deux ans, monsieur, la ville maîtresse où je cherchais surtout la grande antiquité, je n’ai trouvé dans mon cœur que de la pitié pour les derniers restes de la théocratie romaine, pour cette agonie qui s’ignore et qui s’exaspère, pour ce sacerdoce dégénéré qui ne se réveille de sa léthargique mollesse que dans le désir de maudire de temps à autre, et d’opprimer autour de lui l’intelligence et la liberté.
Je ne sais, monsieur, si, au milieu de vos études et de vos travaux sur l’antiquité et la philosophie, vous avez pu trouver le loisir de lire un des meilleurs ouvrages qui aient paru en France cette année : l’Histoire de la Régence par Lemontey. Cet écrivain y conte un trait charmant sur la cour de Rome. Clément xi refusait sans motif les bulles de douze siéges épiscopaux : le régent, fatigué, chargea une commission, composée de maréchaux et de ducs, d’aviser à un parti prompt et décisif. Le pape à cette nouvelle est épouvanté ; il apprend aussi que des conférences ont lieu à Paris entre l’ambassadeur d’Angleterre et les membres les plus suspects de la Sorbonne ; il croit voir le moment tant prédit où l’église gallicane doit, comme l’anglicane, recouvrer son indépendance. « En moins de quarante-huit heures, il expédie, non-seulement les douze bulles épiscopales, non-seulement d’autres grâces qui étaient en instance, mais jusqu’à d’anciennes affaires oubliées dans la poudre des greffes ; pour plus de sûreté, il envoie lui-même un courrier chargé de tant de faveurs, et ce malheureux fit une si grande diligence, qu’il expira en arrivant à Paris. »
Telle est Rome, ajoute l’historien, tyrannique avec les faibles, servile avec les forts. La réflexion est bonne, et devrait profiter à ceux qui gouvernent.
À mesure que le pontificat romain s’affaisse, on voit dans l’histoire grandir l’église de France : il est impossible de rencontrer une élite plus nombreuse et mieux continuée, depuis Suger jusqu’à Massillon, d’hommes politiques, savans, pieux, éloquens. Or, dans ses relations avec Rome, l’église de France eut toujours quelque chose d’indépendant et de schismatique, non qu’elle en eût le dessein arrêté, mais la nature des choses l’entraînait, et il était trop déraisonnable que toutes les lumières et les vertus du clergé d’une grande nation fussent soumis absolument à la domination ultramontaine. J’en produis pour témoin Bossuet. Ce grand homme, au fond, s’estimait supérieur à Rome ; il lui a été fatal ; comme de concert avec Louis xiv, il a montré possible la séparation complète de l’église gallicane. Et Fénelon, en obéissant au Vatican, ne l’a-t-il pas ébranlé ? Il est des soumissions insolentes et de triomphantes résignations.
Que le sort de la religion chrétienne a été différent en Allemagne et en France ! Chez vous, monsieur, le christianisme se régénéra dès les premiers momens de l’éveil donné au génie moderne ; il redevint moral, pratique, raisonnable, savant ; c’était pour lui une véritable renaissance ; il reprenait tous les charmes et tous les attraits de son enfance : aussi l’Allemagne fut ardemment religieuse, et quand plus tard, dans son sein, l’esprit philosophique se manifesta, loin de combattre la réforme, il n’eut qu’à en continuer les progrès. Et pourquoi se serait-il déclaré l’ennemi du christianisme, quand le christianisme s’était montré humain, perfectible ? Pourquoi aurait-il eu des paroles de haine pour l’Évangile, ce livre d’amour, de passion et de charité, quand l’Évangile avait été enseigné avec bon sens, et fertilisé par des commentaires pleins de raison et de science ? Aussi en Allemagne, monsieur, le christianisme et la philosophie ne nourrirent pas d’inimitié l’un pour l’autre : je ne parle pas de quelques aventures particulières. Mais en France il n’en alla pas de même : la réforme ne fut embrassée que par une minorité probe et sincère ; Calvin, si bien compris par Rousseau, et dont il serait beau d’écrire dignement l’histoire, put dominer à Genève, balancer Rome, mais non prévaloir à Paris : des persécutions toujours renaissantes, une injurieuse tolérance qui s’interrompait tout-à-coup pour faire place aux supplices et aux assassinats, quand le fanatisme en trouvait l’audace et le pouvoir : voilà tout ce qu’en France pendant long-temps obtint le protestantisme.
Cependant le catholicisme gallican, au dix-huitième siècle, entièrement débordé par le flot de l’esprit humain, divisé par les querelles expirantes des jansénistes et des jésuites, ne servait plus que des intérêts et non pas des croyances. La science et l’évangélique religion étaient bien la moindre affaire de ce clergé que la mort de Massillon laissa sans nom brillant jusqu’à nos jours. Les plus dévots se repaissaient encore des subtilités et des haines qui avaient exaspéré Arnaud et Daniel ; c’est même une comique coïncidence que de voir le gallicanisme, pendant les progrès et l’élévation de la philosophie, consumer avec incurie son reste de force dans des inimitiés intestines et ridicules, ennuyer le régent et Louis xv, se déconsidérer ; quelle appréciation du siècle que de continuer les dissensions de Jansénius et de Molinos ! Les jansénistes surtout se montrèrent les plus obstinés : elle n’entendit à rien, cette secte prude, étroite, chagrine, bilieuse, travaillant à se créer un milieu, une doctrine entre l’indépendance et la soumission, protestante sans l’avouer, hypocritement rebelle, sifflée par les philosophes, abhorrée par les vrais catholiques, remplaçant la charité par les plus aigres rancunes, sans véritable grandeur, et qui, n’était la plume de Pascal, n’eût jamais obtenu l’éclat de la popularité. Et Pascal, monsieur, n’était pas, à vrai dire, un janséniste : il avait trop de sens pour être sectaire ; mais il ne put résister au plaisir d’écrire une invective immortelle ; ses amis l’entouraient, lui apportaient des notes, lui transcrivaient des passages, l’excitaient à une gloire divertissante. Pascal se reposa de la géométrie en injuriant les adversaires de Port-Royal ; il donna cours à sa verve ; il se fit pamphlétaire avant Voltaire et Benjamin Constant : voilà tout le jansénisme de Pascal.
Vous concevez, monsieur, comment en France au dix-huitième siècle la religion et la philosophie se séparèrent pour se combattre ; la religion se montrait superstitieuse, bigote, sans talens ; la philosophie se produisait hardie, facétieuse, éloquente ; les grands hommes étaient de son côté, signe infaillible de la victoire et de la vérité : aussi la société ne resta pas long-temps en suspens, et la philosophie put jouir à longs traits des humiliations de sa rivale. La scène change encore ; elle ne se passe plus dans le royaume des idées, et l’église comparaît devant la révolution française. Quel choc d’opinions et d’intérêts ! quelle accablante sentence portée contre les vieux établissemens de la religion ! que de haines s’emportant jusqu’à la fureur ! que de tristes représailles d’intolérance et de cruauté de la part de l’esprit philosophique ! Vous connaissez, monsieur, les malheurs et les persécutions endurées par l’église ; beaucoup d’hommes déployèrent dans ces épreuves cette foi inébranlable pour laquelle le martyre n’est pas un effort : mais je ne sais si l’église elle-même a su recueillir de tant de catastrophes de salutaires enseignemens pour sa propre conduite ; elle a enveloppé dans son ressentiment la révolution tout entière, le génie de la liberté comme ses excès, elle semble n’avoir pas mieux compris son siècle après ses disgrâces qu’auparavant : elle a commencé par tout maudire, elle n’a rien distingué, et peut-être elle n’a rien pardonné.
Qu’est-il provenu de cette disposition funeste ? Nous vîmes en France la religion s’empreindre de fausses couleurs, oublier les saints désintéressemens de sa mission divine pour s’attacher à la fortune de certains intérêts politiques : au lieu de se tenir calme dans une majestueuse et chrétienne douleur, que le temps et la charité devaient adoucir, elle se précipita avidement dans les chances des prospérités temporelles : pour récompenser Napoléon d’avoir relevé les autels, elle apporta à ses pieds des adulations monstrueuses qui firent pâlir les plus audacieux flatteurs ; elle l’appela un nouveau Cyrus, se réservant, sans doute, d’en faire un Nabuchodonosor, quand il serait tombé. En effet les vieux rois reparaissent ; aussitôt les statues de César sont insultées et détruites ; on pousse l’autel au pied du trône de l’ancienne monarchie, on travaille à l’y adosser ; l’église et la royauté se déclarent solidaires ; elles confondent leurs passions et leurs intérêts ; ce n’est plus qu’une même cause. Ainsi la religion consent à descendre de sa spiritualité céleste à une mésalliance périlleuse ; elle abdique les cieux pour le partage d’une couronne d’autant plus fragile qu’elle est plus antique. J’eusse mieux aimé pour la religion des persécutions nouvelles que les prospérités dégradantes dont elle a joui sous la restauration. Et quand juillet éclata comme un coup de tonnerre, elle se crut perdue, parce que la domination glissait de ses mains : peu-à-peu elle a repris courage ; elle a même repris sa haine contre la révolution française ; elle déclame au lieu de prier ; elle met dans la même balance la croix de Jésus-Christ et le blason de la vieille monarchie. Aberration fatale ! plaie douloureuse pour la société française ! Le temps seul saura la guérir. Mais en attendant, il importe que le pouvoir, s’armant d’une ferme et tranquille intelligence, montre à l’église, qu’il faut ramener à des opinions plus sociales, un front serein, une volonté constante ; pas de persécutions, mais justice : respect et honneur aux dignes soldats de l’église qui ne connaissent d’autre politique que la charité, d’autre faction à servir que l’humanité à consoler ; mais répression du fanatisme et de l’ignorance qui voudraient égarer le peuple et tourner la piété en sédition. D’ailleurs on peut même prévenir de pareils déportemens en versant abondamment l’instruction et la lumière sur les populations : à l’heure qu’il est, l’église, sauf une école dont je vais vous parler, monsieur, ne compte guère dans ses rangs que des hommes communs, des jeunes gens ignorans poussés du village au séminaire ; elle ne saurait plus prétendre à diriger son siècle : que le pouvoir s’empare de cette mission désertée, et disperse ses ennemis en les inondant de clarté.
Au surplus, l’église catholique a droit à la liberté, à cette conquête d’une révolution qu’elle n’aime pas ; qu’elle épure ses croyances, et les rapproche des progrès de la vérité ; dans cette sphère, elle est souveraine, et n’a rien à redouter que sa propre impuissance. Dans cette direction, je rencontre une nouvelle école catholique qui se propose ouvertement de régénérer et de relever la religion.
Si vous voulez explorer les problèmes religieux, trois chemins s’offrent à vous, la philosophie, la réforme, le catholicisme. Pour nous, monsieur, nous avons fait notre choix, et nous nous en référons philosophiquement, sur toutes choses, à l’autorité de l’esprit humain. Le protestantisme reconnaît bien l’empire et la légitimité de la philosophie ; mais à son sens, il est une région où la raison seule s’égare, où la foi seule peut soutenir l’homme et le mener : il admet le secours formel de la Divinité, la réalité d’une révélation positive, il la prouve par l’Évangile dont il remet l’interprétation aux convictions de la raison individuelle. C’est ainsi qu’il s’efforce de suppléer à la philosophie, de la dépasser, et qu’en même temps il y revient ; c’est ainsi qu’il s’avoue avec sincérité partagé entre l’Évangile et la maison. Le catholicisme s’appuie sur l’église et la tradition ; il ne peut entendre l’Écriture, en ce qui regarde la foi et les mœurs, que suivant le sens des pères ; l’église catholique professe de ne s’en départir jamais, et elle ne reçoit aucun dogme qui ne soit conforme à la tradition de tous les siècles précédens. Il est donc avéré qu’elle se considère comme close et consommée : elle pourra permettre à ses enfans de se mouvoir quelque peu dans le cercle tracé, mais voilà tout ; à ses yeux toutes les grandes vérités sont trouvées ; tous les travaux de l’homme ne sauraient être que des commentaires plus ou moins heureux d’un texte une fois écrit et toujours vrai. Comment donc innover au sein de cette église ? Comment le pouvoir sans être hérétique ? Comment le tenter sans être condamné ? C’est ici, monsieur, que je vous appelle à suivre avec moi la marche et les efforts d’un prêtre célèbre dans son entreprise d’une rénovation catholique. Quand M. de la Mennais[3] parut dans l’arène, il tourna sur lui les regards de tous ; le cri qu’avait jeté cet athlète, la véhémente apostrophe qu’il dirigeait contre l’indifférence de son siècle, réveillèrent les esprits ; d’ailleurs, c’était justice de gourmander et de poursuivre cette molle apathie qui trouve son tourment dans le choix et la fidélité d’une opinion, et dont le goût émoussé ne peut plus distinguer la vérité de l’erreur, tant elle a perdu la saveur de ce qui est bon et salutaire ! Mais une fois donné le signal du combat, comment le brillant provocateur va-t-il entamer sa campagne ? Il pousse à la raison humaine, et ne se propose pas moins que la mettre à terre ; il se prend à Descartes pour le réfuter et le détruire. Il y avait dans cette résolution de l’audace et du tact : en effet, tant que la raison restera debout avec son indépendance, relevée par Descartes, elle doit tout dominer sur la terre. Singulière cause que celle du catholicisme, qui a besoin d’humilier l’homme pour le convertir ! Mais enfin comment le religieux écrivain s’est-il tiré de son entreprise ? Nous voici face-à-face avec le formidable problème de l’autorité.
Or, je veux prendre un exemple simple et familier, qui facilite un peu l’entente de la chose. Quand un auteur est goûté, suivi, adopté, ne dit-on pas qu’il fait autorité ? Qu’est-ce-à-dire ? Un homme isolé accepté par tous ? Pourquoi ? Comment ? C’est que cet homme a élevé sa raison et son génie à la généralité qui seule persuade et satisfait le genre humain ; il est parti de son propre sens, et s’est exalté à des sentimens assez vastes pour que tout le monde pût s’y trouver à l’aise. Chez lui, homme individuel, tout est grand et général ; il s’est rapproché de la raison suprême, il s’est fait dieu, autant qu’il était en lui : qu’il s’appelle César ou Jésus-Christ, Shakespeare ou Platon, peu m’importe ; ces hommes ont su se faire grands, se créer autorité, comment ? En vertu d’eux-mêmes. A-t-on jamais cherché hors de César la raison de son génie ? S’il a mis son cachet sur le monde, empreinte qui dure encore, à qui donc le doit-il, si ce n’est à lui-même, à cette nature dont Montesquieu a dit qu’elle avait beaucoup de vices, et pas un défaut, à ce type personnel de l’héroïsme humain, dont l’invincible beauté attirait tout à elle par un inexplicable mélange de terreur et d’amour ? L’autorité, c’est l’esprit humain qui se pose ; l’insurrection, c’est l’esprit humain qui se lève pour installer une autorité nouvelle, détrôner la vieille, et ne pas laisser un trop long interrègne dans les idées efficaces de l’humanité. Quoi ! tout vit et se soutient par la raison, les sciences, la plus haute géométrie, les plus profondes mathématiques, la connaissance des cieux, l’étude de la nature et de l’homme, l’histoire, cette mémoire des sociétés, la vie présente tant de l’homme que des peuples, et la religion seule ne pourrait subsister devant elle, devant cette raison qui cherche et découvre toujours, et qu’on exilerait de l’intelligence du ciel, pour la récompenser de ses fatigues sur la terre ! Non, non, je ne veux pas ainsi borner Dieu et la raison ; je les conçois autrement : Dieu est la raison même et se manifeste à elle, loin de la craindre et de la maudire ; il est l’intelligence ; je le sens partout où il se médite quelque chose de grand ; quand Luther innove dans le christianisme, il y a du Dieu chez cet homme ; dans Descartes et son insurrection, j’adore Dieu ; dans ces sociétés qui se dressent et se lèvent au lieu de dormir, je sens Dieu ; Dieu est partout, excepté peut-être où quelques-uns voudraient le confiner. Vous verrez qu’il faudra que l’homme de notre âge s’en réfère sur la manière de connaître et d’aimer Dieu aux décisions du concile de Trente.
M. de la Mennais définit l’autorité, la raison générale manifestée par le témoignage ou par la parole. Que de peine il se donne pour éviter la pensée même ! Mais le témoignage et la parole impliquent l’esprit. Pourquoi donc ne pas reconnaître l’autorité dans la pensée humaine, s’élevant à ce caractère de généralité qui la fait vraie et sociale ? M. de la Mennais pousse si loin l’horreur de la raison, qu’il cherche la preuve de Dieu dans les traditions plutôt que dans le cœur de l’homme. La famille, dit-il, a sa tradition et remonte jusqu’au premier père, qui est sa raison ; chaque peuple a sa tradition, et remonte jusqu’à un premier pouvoir, à un premier père qui est sa raison : le genre humain a sa tradition, et remonte jusqu’à un premier père qui est Dieu et sa raison. L’écrivain n’a de plus grand souci que de prouver que la certitude n’a pas de base en nous-mêmes. Le sentiment est variable et faux ; le raisonnement est trompeur ; une autorité extérieure est seule certaine. M. de la Mennais repasse sur les traces de Bossuet, qui dit dans ses Variations : « Le propre de l’hérétique, c’est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de s’attacher à ses propres pensées, et le propre du catholique, c’est-à-dire de l’universel, est de préférer à ses sentimens le sentiment commun de toute l’église. » Toujours la même répulsion exercée contre la liberté et la raison.
Un des volumes de l’Essai sur l’indifférence est consacré à prouver que jamais aucun peuple n’a ignoré les dogmes ni les préceptes de la religion primitive, à montrer en même temps que l’idolâtrie n’avait ni doctrine, ni loi morale, ni enseignement, et que, par conséquent, elle n’était pas une religion, mais la violation d’un commandement divin ; d’où il suit qu’il n’y eut jamais qu’une religion dans le monde, religion universelle, catholique, dans le sens le plus rigoureux. Il est certain que la doctrine de l’unité de Dieu n’est pas une création du christianisme, et je ne vois rien à en conclure, si ce n’est qu’il vint seulement rendre plus populaire une idée nécessaire et naturelle de l’humanité. Sous les variétés et les imaginations du polythéisme, était déposée, au fond, l’unité de Dieu. Ses mystères en étaient le témoignage toujours présent et toujours caché. Mais est-il vrai que le polythéisme n’avait ni doctrine ni loi morale ? Je le nie : c’est une tournure d’esprit et une habileté de discours familière dans tous les temps aux apologistes du christianisme, depuis Saint-Augustin jusqu’à M. de la Mennais, de rabaisser l’antiquité. Mais sortons de ces passions de circonstances pour nous élever à la vraie justice de l’histoire, et nous verrons les sociétés païennes riches et fortes par leurs doctrines, leurs lois et leurs vertus, héroïques, épanouies, brillantes. Là l’humanité se développait avec vigueur et beauté ; elle composait, pour ainsi dire, un groupe harmonieux et magnifique, dont l’œil ne saurait se détacher : l’antiquité est la sculpture de l’histoire. Là, dès que l’homme était reconnu grand, rien ne le contraignait à descendre. Il s’appuyait sur des qualités tellement sensibles et puissantes, qu’elles le soutenaient contre tout, même contre les mauvaises parties de lui-même. Le mérite du paganisme est d’avoir chez l’homme exalté la force. Nous aurions besoin aujourd’hui de quelques vertus antiques et païennes, et, dans la refonte qui se prépare des opinions, des idées et des mœurs de l’humanité, les côtés vrais de notre nature qu’avait fortifiés la civilisation antique, et que le christianisme avait trop éclipsés, reparaîtront pour contribuer à la matière première et aux élémens d’une nouvelle humanité. Il est donc inique de représenter les sociétés comme déchues et ravalées sous l’empire du polythéisme. Le christianisme a servi l’humanité, mais il ne la constitue pas. Avant sa venue, le monde vivait : il n’a pas commencé l’histoire, pas plus qu’il ne la consommera.
Qui donc comprend et honore le mieux le christianisme, celui qui le relègue dans une croyance immobile, ou celui qui le considère comme un développement naturel et raisonnable de l’humanité ? M. de la Mennais a essayé un système des connaissances humaines, où il les partage en deux ordres, ordre de foi, ordre de conception ; il fait de l’ordre de foi le propre de l’autorité générale, de l’ordre de conception le propre de la raison individuelle. La religion appartient à l’ordre de foi, la science à l’ordre de conception. D’abord l’écrivain catholique emprunte ici quelque chose au protestantisme : il sait mieux que nous qu’au moyen âge, l’église aspirait à dominer l’intelligence comme la foi, la science comme le dogme : il connaît les persécutions suscitées, les combats livrés pour rester en possession de toute la société et de tout l’homme ; mais, quand la science laïque eut vaincu, peu-à-peu l’église se retrancha dans la foi, le protestantisme déclara la scission, et c’est converger à lui que de l’accepter. Au surplus, cette séparation est ou un fait réel, ou une hypothèse idéale : mais, à coup sûr, elle n’est pas une solution rationnelle ; car, enfin, poser en aspect la raison et la foi, ne les concilie pas, ou plutôt c’est se mettre dans la nécessité de confesser que la raison empiète de plus en plus sur le domaine de la foi. Au terme de cette usurpation triomphante, que deviendrait alors la religion, si elle n’était qu’une croyance bornée ou un sentiment ardent ; mais elle est aussi, et, dans ce siècle, elle est surtout une idée, un rayon de l’intelligence, un jet de l’esprit, un fruit de la raison ; elle est immortelle, car elle est vraie ; elle est humaine, car elle est divine ; elle n’a rien à craindre des révolutions et des progrès de l’esprit et des sociétés, et c’est à la philosophie à la sauver, en la retirant des mains impuissantes d’une théologie qui aujourd’hui croit reverdir, parce qu’elle emploie quelque peu de raison à nier la raison.
Si vous me demandez, monsieur, dans quelle estime je tiens M. de la Mennais, comme philosophe, je crois que, malgré ses efforts, il a laissé le catholicisme au même point qu’à la mort de Bossuet : après une laborieuse tentative, il est retombé sur lui-même ; il n’a triomphé ni de Descartes ni de la raison, mais il a fait d’ingénieuses variantes sur le thème déjà commenté par Pascal ; mais il a étonné, même il a séduit, grâce à un splendide talent. M. de la Mennais est un des premiers écrivains de notre siècle ; nul n’a la plume plus ferme, plus nette, plus claire, plus acérée, plus éloquemment injurieuse : il expose avec lucidité, il réfute avec emportement, il insulte avec des ressources infinies ; son génie l’appelle à toute heure dans le champ clos de la polémique ; il le sait, il s’y plaît : c’est un théologien moitié philosophe, moitié tribun, se débattant avec éclat et douleur sous le sentiment et le poids d’une fausse situation ; défenseur de la tradition ; au fond, contempteur de l’église telle que nous la voyons aujourd’hui ; obéissant en frémissant à une autorité qu’il méprise dans le secret du cœur, révolutionnaire au service d’une vieille cause, déchiré par tant d’inconséquences, exhalant son dépit, son chagrin, son désespoir dans des pages qui ne mourront pas.
Comme membre du clergé, M. de la Mennais est curieux à suivre : après la publication du premier volume de l’Essai sur l’indifférence, il se donna à la défense du trône antique, et partagea avec MM. de Châteaubriand et de Bonald l’éclatante responsabilité du Conservateur, où il s’emporta souvent contre la révolution française et contre son siècle. Quand plus tard les intérêts positifs de la contre-révolution fleurirent sous le patronage habile et corrupteur de M. de Villèle, M. de la Mennais se mit à l’écart ; les passions du prêtre effacèrent celles du royaliste ; et c’est alors que, donnant plus de consistance et de régularité aux doctrines ultramontaines de M. de Maistre, l’auteur de l’Essai commença de prêcher et de tenter la séparation de l’église d’avec l’état, et rêva l’alliance du Vatican et de la liberté. Cette fois, tous les gallicans prirent peur : offusqués depuis long-temps de la verve un peu téméraire de M. de la Mennais, ils profitèrent de l’occasion pour crier à l’hérésie, et ce fut un émoi universel parmi les sacristains de la restauration. On n’épargna au prêtre illustre aucune amertume, aucune censure, et monseigneur l’archevêque de Paris lança un élégant mandement contre la seule renommée que possédait l’église. Les archevêques de Paris ne sont pas heureux dans le choix de leurs adversaires ; Christophe de Beaumont provoqua Jean-Jacques : le prélat qui est aujourd’hui notre métropolitain, a attiré sur sa tête les éloquentes réponses de M. de la Mennais : il y a cependant des instincts de prudence qui ne devraient jamais abandonner la médiocrité et la sauveraient du moins des étreintes et des vengeances du génie.
Après l’explosion de juillet, M. de la Mennais voulut se servir de la liberté comme d’un instrument de rénovation ; il se dressa une tribune, et il se mit à réclamer dans un journal quotidien, l’Avenir, l’indépendance absolue de l’église catholique, sa séparation d’avec l’état : il fallait que l’église renonçât à tout salaire octroyé par le gouvernement pour devenir omnipotente dans son culte, sa discipline et son enseignement, et qu’elle songeât à se régénérer, elle, sa constitution et sa théologie. Le prêtre catholique se jetait hardiment dans les flots de son siècle et de la démocratie pour les retenir ou les ramener ; il changeait de ton et de langage, le prédicateur de l’autorité immobile, et plein de mépris pour les rois qui tombaient sous ses yeux, il se tournait vers les peuples entre les mains desquels il sentait la puissance. Nouvelle épouvante parmi les gallicans, cris de fureur, dénonciation à Rome. Le prêtre journaliste est un hérétique damnable qui ébranle l’église par de factieuses nouveautés. La clameur fut si haute, qu’elle déconcerta M. de la Mennais ; il s’interrompit tout-à-coup, et résolut d’aller demander à Rome l’approbation de ses doctrines et de son entreprise. Il avait jusqu’alors beaucoup écrit pour elle ; il avait proclamé que la mission de l’autorité pontificale était de sauver la foi et la société, en rompant les liens qui arrêtent l’action de la puissance spirituelle ; que sous la parole du souverain pontife tout devait plier[4]. Il espérait quelque reconnaissance ; il croyait aussi pouvoir éclairer, convaincre le prêtre qui siége au Capitole. Ce n’était pas connaître Rome ; elle est implacable contre ce qui est nouveau ; le génie, surtout dans le sein de l’église de France, lui cause toutes les transes de la peur, et tous les déchiremens de l’envie. Ces cardinaux italiens qui de temps à autre se donnent un maître ou un serviteur, sont inépuisables en ruses et en rancunes contre tout ce qui tient à la France. Nous ignorons encore à Paris, monsieur, les détails précis de l’accueil qu’a trouvé à Rome M. de la Mennais, mais en ce moment même je lis dans nos journaux[5] une lettre encyclique du pape Grégoire xvi, donnée près de Sainte-Marie-Majeure, le 15 août dernier, jour de l’Assomption, dans laquelle M. de la Mennais, sans être nommé, se trouve signalé, condamné. Il y est dit qu’il est tout-à-fait absurde et souverainement injurieux pour l’église que l’on mette en avant une certaine restauration et régénération comme nécessaire pour pourvoir à sa conservation et à son accroissement. Et ceux qui forment de tels desseins sont avertis qu’au pape seul appartient le droit de prononcer sur les règles anciennes. Dans la même lettre, la liberté de la presse et de la pensée est traitée de liberté funeste, et dont on ne peut avoir assez d’horreur.
Il est beau pour M. de la Mennais de trouver sa condamnation à côté de l’anathème dirigé contre le génie de l’humanité. Qu’il s’en glorifie au lieu de s’en contrister ! Qu’il puise dans cette injurieuse ingratitude une leçon salutaire et des forces nouvelles. Voilà les décisions de cette infaillible autorité ; voilà la récompense de la foi dans sa justice et sa compétence. Que l’illustre auteur de l’Essai reprenne sa fierté et son indépendance ; sans imiter Fénelon, qu’il soit lui-même ; il a rompu avec les gallicans, il peut briser avec Rome ; il a le goût du schisme, qu’il en ait le courage ; l’ancien catholicisme le repousse, qu’il se montre donc néochrétien ; nous croyons comme lui, que l’unité est la loi de l’homme et des sociétés humaines ; seulement c’est dans l’avenir et non dans le passé, dans l’esprit et non dans la tradition, dans l’activité et non dans une humble obéissance, que nous cherchons le germe d’une unité vivante, et non pas exhumée, nouvelle, et non pas recrépie. Que M. de la Mennais et sa brillante école renoncent aux déclamations contre la philosophie, comme ils y ont déjà renoncé contre la liberté. En vain on se débat contre l’esprit qui pousse le monde, on le suit tout en lui résistant ; il vous envahit au moment même où vous le combattez : mieux vaudrait reconnaître son empire et se vouer à son service, on serait plus conséquent et plus utile.
Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, après avoir reconnu combien la philosophie platonicienne l’emportait sur toutes les autres doctrines de l’antiquité, et combien elle avait eu le pressentiment et la prescience des vérités que le christianisme enseignait, dit qu’une mauvaise honte empêche seule les platoniciens[6] de confesser l’incarnation du fils de Dieu, et de le reconnaître pour l’unique médiateur. Ainsi ce grand théologien voulait tout entraîner vers la foi. Mais depuis l’évêque d’Hippone, le génie de l’homme ne s’est pas tenu tranquille, et ne sommes-nous pas en droit de dire à notre tour aux sectateurs éclairés de la religion : — La philosophie connaît par elle-même toutes les vérités que vous enseignez ; loin de vous combattre, elle vous comprend et vous explique : il n’y a plus qu’une mauvaise honte qui puisse vous empêcher de reconnaître la puissance de la raison, de vous rallier aux progrès et aux espérances inépuisables du genre humain.
P. S. Je vous mande ce que j’apprends à l’instant : M. de la Menais s’est soumis au pape.
- ↑ Voyez les livraisons du 15 janvier, 15 février, 15 mars, 15 avril, 1er juin, 1er juillet et 15 août.
- ↑ Oraison funèbre de Henriette de France.
- ↑ En publiant cette lettre, nous avons l’avantage de pouvoir renvoyer le lecteur à la belle étude biographique consacrée à M. de la Mennais, par M. Sainte-Beuve. Nous n’avons pas à nous excuser, auprès du public, de traiter le même sujet que notre éloquent ami : il est évident que nous n’avons pas l’imprudence de nous jeter dans la même route.
- ↑ Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’église, pages 264, 265.
- ↑ Quotidienne, du 8 septembre 1832.
- ↑ Sancti Aurelii Augustini, libri xxii de Civitate Dei. Libr. x, cap. xxix, de Incarnatione Domini nostri Jesu Christi quam confiteri Platonicorum erubescit impietas.