Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/09

LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.

IX.
DE L’OPINION LÉGITIMISTE. — M. DE CHÂTEAUBRIAND.[1]


Paris, 3 octobre 1832.


S’il suffisait, monsieur, aux principes nouveaux de la civilisation moderne de paraître pour triompher, le monde serait plus heureux, l’histoire plus courte, et l’homme moins grand. Mais quand une vérité jusqu’alors inconnue commence à poindre, veut se familiariser avec les hommes, et se répandre parmi eux, elle trouve la place prise et depuis long-temps occupée. Les idées anciennes sont en possession ; et la vérité sera contrainte à l’usurpation, pour peu qu’elle veuille s’établir et s’asseoir. Alors commence la lutte : le génie novateur qui s’ignore lui-même, impatient de jeunesse, ivre de force et d’espérance, saisit la victoire au vol avec cette rapidité étincelante contre laquelle il n’y a pas de refuge. Les révolutions commencent toujours par un coup de tonnerre. Le passé recule, il est épouvanté, il se sent envahi : cependant la confusion se met parmi les novateurs ; les rangs sont mal gardés ; les cris se contredisent ; les volontés se heurtent ; la victoire n’est plus poursuivie avec cette unanimité qui l’a conquise : ce changement n’échappe pas à l’œil des vaincus ; peu à peu ils reparaissent dans toutes les positions naguère abandonnées ; ils rallient leurs phalanges et viennent à leur tour offrir le combat. Alors la lutte recommence, elle n’est plus étourdie, pétulante et courte ; des deux côtés elle est réfléchie, sombre et acharnée. D’une part, c’est l’antiquité, tout ce qui a autorité parmi les hommes par la possession et le temps, la coutume, les traditions héréditaires, les croyances réputées saintes, les idées estimées sages, les intérêts reconnus sacrés ; enfin l’esprit du passé, déployant tout ce qui lui reste de prestige et d’empire. De l’autre, c’est ce que l’esprit humain a de plus jeune, de plus vif et de plus frais, l’innovation pleine d’audace et de cœur, la pensée fière d’être libre, qui veut régner, quoique récente ; l’intelligence qui fait pleuvoir les plus sanglans mépris sur les puissances qui ne relèvent pas d’elle, le génie des choses inconnues, le démon de l’avenir qui anime ses soutiens, électrise ses soldats et leur crie de mettre leur foi, leur religion, leur poésie dans leurs espérances et non pas dans leurs souvenirs. Voilà, monsieur, ce qui se passe en ce moment en France : vous ne pouvez plus nous apercevoir qu’à travers les nuages et la poudre de l’arène et du combat. Non, jamais chez aucun peuple, jamais à aucune époque du monde, le duel du passé et de l’avenir n’a été plus flagrant : tout est en présence ; tous les cœurs sont à nu, toutes les passions sont hardies et sincères ; elle n’est pas prête à se dissoudre, la société assez forte pour supporter ces schismes douloureux.

En vous parlant, monsieur, des prétentions et des doctrines des partisans de l’ancienne monarchie, je ne crois pas trop difficile d’être juste : plus je suis loin de ces opinions, mieux je puis les découvrir et les voir, et l’on doit mieux comprendre ses adversaires à mesure qu’on s’en sépare davantage.

C’est une épreuve excellente pour les vérités dans lesquelles on a foi, qu’une confrontation sincère avec les propositions qui les contestent. Or le parti du passé a toujours professé que la révolution française n’avait été ni nécessaire ni légitime. Ainsi, sans nécessité, tout un siècle, le dix-huitième, aura rendu possibles et inévitables des changemens éclatans ; sans nécessité un homme d’état, Turgot, aura tenté dans l’état une réforme universelle ; sans nécessité un grand peuple, les Français auront consenti à démolir leur civilisation antique pour vivre quarante-trois ans sous la tente, et se porter l’avant-garde du monde dans la poursuite de destinées nouvelles ! Aveuglement ! illusion ! Mais la nécessité est la maîtresse des choses humaines ; à son geste, tout obéit : tant qu’elle n’a pas parlé, tout demeure immobile : elle proclame ses décrets par les actes du genre humain, et elle dépose l’esprit de ses lois dans les accidens de l’histoire. C’est chez certains esprits le signe d’une cécité déplorable et d’une pitoyable faiblesse que la méconnaissance de la nécessité, les petites colères, les malédictions furibondes vainement opposées aux envahissemens invincibles de ce qui doit être. La nécessité est le langage que Dieu parle à la terre ; c’est le voile transparent à travers lequel il se manifeste aux humains. Et où en serions-nous si nous ne reconnaissions pas à ce qui est nécessaire un caractère sacré ? mais alors pourquoi nos pères ont-ils vécu ? pourquoi vivre nous-mêmes ? En vérité si l’on perd la foi dans la nécessité progressive qui est la vertu impulsive du monde, il faut dépouiller la vie, comme un vêtement inutile. Je consens à trouver isolément les hommes faibles et corrompus, je me résigne au spectacle et au contact des vices et des misères qui entachent leurs qualités et leurs vertus ; mais au moins laissez-moi croire à la dignité et à la fortune de l’humanité, et que les petitesses de chacun me soient rachetées par la grandeur de tous. Or c’est nous insulter et nous calomnier, nous France, nous genre humain, que de nier la nécessité de ce que nous faisons depuis environ un demi-siècle ; c’est nous mettre au ban de l’histoire ; la tête nous a donc tourné : ce n’est pas assez, si nous nous trompons, nous avons été précédés nous-mêmes par une longue suite d’erreurs, et depuis la fin du xiiie siècle, époque où commence à être troublée l’obéissance uniforme à l’autorité qui se dégrade insensiblement, tout extravague et tout s’égare. La révolution française est solidaire de toute l’histoire moderne ; il faut nous absoudre ou condamner le monde.

Mais, monsieur, si la révolution française, quelle que fût sa nécessité, n’avait qu’un point de départ illégitime ; si par sa manière de se manifester, elle avait violé un principe éternel, savoir que la révolte n’est jamais permise, si elle avait cessé d’être juste le jour qu’elle devint insurrectionnelle… Examinons. C’est le christianisme qui a enseigné l’obéissance absolue aux puissances, et a voulu en faire une vérité de tous les temps et de tous les lieux. Avant lui, l’antiquité professait le respect aux lois de la patrie, mais elle estimait sainte la résistance à la tyrannie, elle punissait par le bras de chaque citoyen la violation de la cité. Si un usurpateur prenait la place des lois, c’était bien de l’immoler. La liberté antique, sortie de l’exaltation de la force morale, demandait des vengeurs à cette même force : fondée par la justice qui civilise, elle mettait le poignard aux mains de la justice qui frappe. Quand Jésus-Christ vint prêcher les hommes, il leur trouva la tête vide, le cœur corrompu et petit : il n’y avait plus rien des vertus antiques ; l’homme ne vivait plus qu’au caprice de ses appétits ; il fallait le purifier et le changer ; il ne s’agissait plus de sacrifier des tyrans, le monde les méritait, d’évoquer la liberté de Sparte ou de Brutus, morte, morte à jamais. C’était la vérité morale qu’il fallait communiquer non pas au citoyen, mais à l’homme, la résignation, la foi à l’immortalité, un immense désir du ciel qu’il y avait à répandre dans les ames. Aimez-vous, méprisez la terre, supportez la vie comme un fardeau pesant ; aimez les puissances bienfaisantes, supportez les puissances vénéneuses comme des épreuves nécessaires. Cependant le monde est changé, tout est chrétien depuis l’empereur jusqu’au serf ; le spiritualisme de l’Évangile, plein de profondeur et d’humilité, règne dans tous les cœurs. Soyons attentifs ; comment vont marcher les sociétés ? J’observe qu’une fois la théocratie romaine et la féodalité constituées, ni la féodalité ni la théocratie ne veulent s’améliorer et se réformer. En vain les peuples leur montrent leurs plaies douloureuses ; on leur répond en tirant la chaîne avec une dureté plus impitoyable, on leur signifie que par le silence seul ils peuvent obtenir une oppression stationnaire : que va donc devenir l’humanité ? Je convoque ici tous les sophistes de l’esprit rétrograde, je les interpelle : qu’ils nous indiquent le remède ; les rois sont sourds, le cœur est endurci, l’esprit hébété, ; le sacerdoce est complice ; où l’homme se réfugiera-t-il, si ce n’est dans sa force ? Je veux, par une hypothèse, supprimer de l’histoire toutes les insurrections, et je demande compte du genre humain. Où en serait la liberté politique sans la révolte des bourgeois et des communes ? la liberté religieuse, sans la protestation armée de la moitié de l’Europe ? Et l’histoire ne nous offre pas seulement le fait énergique des résistances légitimes : elle nous donne à lire la déclaration théorique et solennelle du droit que se sent l’homme de secouer violemment les violences de la tyrannie. Ce fut le 4 juillet 1776 que dans un monde nouveau, d’une civilisation récente, des hommes d’un esprit droit et d’un cœur ferme prononcèrent ces paroles devant leurs concitoyens et leurs semblables : « Nous regardons comme incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont été doués par le créateur de certains droits inaliénables : que parmi ces droits on doit placer au premier rang la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que pour s’assurer la jouissance civile de ces droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernemens dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ; que toutes les fois qu’une forme de gouvernement quelconque devient destructive de ces fins pour lesquelles elle a été établie, le peuple a le droit de la changer et de l’abolir, et d’instituer un nouveau gouvernement en établissant ses fondemens sur les principes et en organisant ses pouvoirs dans la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui procurer la sûreté et le bonheur. À la vérité, la prudence exige que l’on ne change pas, pour des motifs légers et pour des causes passagères, des gouvernemens établis depuis long-temps. Aussi l’expérience de tous les siècles démontre-t-elle que les hommes sont plus disposés à souffrir tant que leurs maux sont supportables, qu’à se faire justice eux-mêmes en abolissant les formes de gouvernement auxquelles ils sont accoutumés. Mais, lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, prouve évidemment le dessein d’écraser un peuple sous le joug d’un despotisme absolu, alors il a le droit, c’est même un devoir pour lui, de renverser un pareil ordre de choses et de confier son avenir à d’autres mains[2]. » Il n’y a pas de sophisme qui puisse ébranler le bon sens de ces paroles ; c’est la conscience du peuple et du genre humain dans ce qu’elle a de plus simple et de plus évident ; c’est le redressement de la théorie du christianisme sur l’obéissance absolue ; c’est la déclaration écrite des progrès de l’humanité. Il y a donc eu, depuis saint Paul jusqu’à Jefferson, un aggrandissement de l’esprit et du cœur de l’homme ; depuis l’enthousiaste de la route de Damas jusqu’au fondateur de l’indépendance américaine, l’homme est devenu successivement plus pur, plus profond, plus réfléchi, plus libre, plus intelligent. Ainsi donc il n’y a pas jusqu’aux propositions du christianisme qui ne reçoivent du temps des commentaires plus larges ou des corrections nécessaires ; autrement, c’est mettre l’Évangile hors la loi de l’humanité, je ne veux pas prendre ma part d’une pareille impiété.

L’écueil où viennent toujours se briser les soutiens du passé est l’obligation où ils se trouvent d’injurier le présent et l’histoire de la patrie depuis quarante années. Cette révolution, qui a fait l’admiration et le salut du monde, n’a été ni nécessaire ni légitime ; nos grands hommes, orateurs et guerriers, sont des factieux ; notre gloire est exceptionnelle ; on pourra la couvrir d’une amnistie à force de clémence : notre émancipation est une folie ; il faudra retourner en 1788, relire les cahiers de nos pères, en extraire quelques humbles vœux et les présenter au bon plaisir de la légitimité triomphante.

Mais, disent les partisans de l’ancienne société, nous avons abdiqué le droit divin ; seulement nous sommes restés fidèles à l’hérédité du pouvoir monarchique de mâle en mâle par ordre de primogéniture ; ce principe est à nos yeux le fondement de l’ancien droit national français et doit vivre éternellement : voilà pour nous quelle est la légitimité. Cette proposition, qui semble plus modeste et plus raisonnable, n’a ni moins d’inconvéniens ni plus de vérité que la théorie du droit divin ; c’est toujours la négation des résultats de 1789 ; c’est toujours contester au peuple français sa souveraineté ; c’est lui refuser l’omnipotence là où il importe le plus qu’il la garde pour l’exercer au jour marqué. La constitution de 1791 maintint la royauté, mais elle abaissa le droit du trône devant le droit du peuple : elle fit du sceptre une magistrature utile, un ministère public ; elle n’abolit pas la monarchie, mais elle voulut la convertir et la tourner doucement en démocratie. Dans cette œuvre, la Constituante obéit à l’impulsion de son siècle et de la France : il n’y eut rien là d’arbitraire. Depuis Louis xiv, le pouvoir royal avait constamment reculé devant les progrès de la société, devant les agrandissemens d’un peuple intelligent et laborieux. Voilà pourquoi aujourd’hui la France, qui a commencé son histoire par l’aristocratie féodale, qui s’est ensuite affermie sous l’autorité d’une monarchie glorieuse et forte, travaille à se développer et à s’asseoir dans les formes nouvelles d’une démocratie constituée. Hors de ce point de vue, l’histoire de notre patrie n’est plus qu’un chaos, un labyrinthe sans issue, un naufrage éternel.

Bossuet a dit qu’il n’y a pas de droit contre le droit ; je m’empare à mon tour de cet adage et je maintiens que rien, ni race ni famille n’a un droit qui puisse en France primer le droit du pays. Et si l’on déplore la fatalité qui bannit du trône un enfant qui n’a rien fait, nous demanderons pourquoi il n’y aurait pas une solidarité pour les dynasties, quand on en reconnaît une pour les peuples, et pourquoi les nations au jour de leur justice ne s’armeraient pas des sentences dont on a voulu les accabler ? Le fils de Napoléon s’est éteint dans l’exil ; pourquoi le fils d’un prince sans gloire, dont la mort tragique fut la seule distinction, serait-il plus heureux ? Nous ne sommes pas acharnés contre un enfant ; nous savons tout ce qui s’attache de charme douloureux, dans l’ame des serviteurs fidèles, à une royale enfance qui commence la vie par la proscription : mais est-ce notre faute à nous ? D’ailleurs cette antique famille, qui depuis un siècle est stérile en héros et ne peut se recommander auprès de nous que d’Henri iv et de Louis xiv, a-t-elle bonne grâce à se plaindre ? Dans ses prospérités, a-t-elle eu pitié des vaincus ? a-t-elle eu pitié de nos guerriers ? a-t-elle eu pitié du grand empereur quand il se promenait sur les grèves de Ste-Hélène ? Qu’elle se rende justice ; que, rappelant un reste de fierté, elle ne veuille plus de nous quand nous ne voulons plus d’elle, et qu’elle laisse la France poursuivre en paix ses immortelles destinées.

En parcourant, il y a quelques jours, monsieur, la collection du Conservateur ; j’y ai trouvé cette proposition : La révolution française ne fera pas plus époque dans l’histoire générale, que les jours d’ivresse d’un homme du peuple ne font époque dans l’histoire de sa vie[3]. Vous reconnaîtrez l’aveuglement que je vous ai signalé : il vaut la peine de relire les pages de ce recueil célèbre, pour constater à quelles aberrations s’abandonnèrent les défenseurs de l’ancien ordre : à leurs yeux, la société est folle, impie ; la philosophie moderne est une philosophie essentiellement athée[4]. La France est perdue si elle ne remonte violemment le cours de son histoire. Et la vérité est si grossièrement outragée, qu’on ne s’expliquerait pas l’influence exercée par cette feuille loyaliste, sans l’intervention d’un homme, M. de Chateaubriand, qui prit l’antique monarchie sous sa tutelle, et cacha quelque temps sous les splendeurs de sa gloire les taches de la couronne et les ruines du trône. Comment donc le premier écrivain de notre âge se trouve-t-il dans d’autres rangs que les nôtres ? D’où vient ce divorce entre les allures du génie et les mouvemens de la liberté ?


C’est la Bretagne, une des plus illustres provinces de la France, qui nous a donné M. de Chateaubriand. Dans les bruyères de Combourg s’éleva son enfance et sa première jeunesse ; il y était le compagnon des vents et des flots, pour parler son langage ; il y contracta l’amour de la solitude et de la nature, le besoin des grands spectacles de la création, et par contre-coup des pathétiques émotions qu’impriment au cœur les ruines de l’histoire. Cette enfance décida de sa vie ; elle éveilla cette imagination céleste qui a fait ses tourmens et nos délices, don divin et douloureux, irrésistible enchanteresse qui ne communique ses secrets et sa jouissance qu’en déchirant l’homme dont elle fait un poète sacré, une lyre éternelle, un temple animé. Au printemps de 1791, le jeune François de Chateaubriand quitta sa mère et la France pour commencer à voyager ; volontairement il se détourna du choc de la révolution pour traverser les mers, pour visiter l’Amérique, pour entamer cette course aventureuse qui se confond avec sa vie, qu’elle remplit presque tout entière, et dont elle est l’image. Désormais le voyageur ne se reposera plus ; c’est peu pour lui d’avoir serré la main de Washington, et contemplé les monumens de l’Ohio ; après avoir touché le sol de la patrie, il repart, et je le vois dans Rome. Mais ce jeune homme est déjà rassasié dans son cœur, ou plutôt il a tout dévoré : il a tourné la tête vers l’Orient, il aspire à Jérusalem, en prenant pour étapes Sparte et Athènes ; eh bien ! ni Jérusalem, ni Lacédémone, ni les cités de Minerve et de Rémus ne le satisferont ; en vain le nomade Breton a poursuivi tous les souvenirs ; en vain il s’est penché sur tous les débris, il n’a rien trouvé qui pût combler le vide de cette ame qui se dévore et s’alimente sans relâche. Cette ame dépasse les proportions de tous les spectacles qu’il se donne, elle le fait plus grand que toutes les grandeurs accumulées à ses pieds ; il rêve au-delà d’elles ; et mécontent de la terre qu’il a visitée, des hommes qu’il craint et qu’il connaît peu, triste, ramené à Dieu par cet ange de la mélancolie qui est sa muse, il n’a plus pour tempérer l’amertume des jours qui pèsent sur lui, qu’à faire éclater sur sa lyre ses douleurs et ses chants. Alors, à ces accens nouveaux, les peuples s’arrêtent, les générations s’émeuvent au fond de l’ame, on les dirait suspendues aux lèvres du poète pour boire avec ivresse une si délectable harmonie : jamais, avant lui, on n’avait entendu rien de si doux et de si magique ; il règne dans tous les cœurs, surtout dans celui des femmes et des adolescens. Eh ! qui n’a pas enchanté sa première jeunesse avec les tristesses de René ? Il faut être Français, monsieur, pour comprendre entièrement le culte que chacun de nous a voué au chantre des Martyrs ; il a doté la France d’une poésie qu’on s’opiniâtrait à lui refuser ; il a innové sans l’altérer dans la langue de Bossuet et de Racine ; c’est un harmonieux mélange des formes d’Homère et de Tacite ; surtout c’est un poète divin ; je lui appliquerais volontiers ces paroles qui lui appartiennent : « La vie des poètes est à la fois naïve et sublime, ils célèbrent les dieux avec une bouche d’or, et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfans ; ils expliquent les lois de l’univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s’en apercevoir, comme des nouveau-nés. » Aussi, monsieur, il n’y a pas de colère politique dont les flots ne doivent venir expirer aux pieds de notre poète : dans tous les rangs il est révéré ; aussi la France s’est soulevée de dégoût à l’aspect des alguazils qui ont violé l’asile du serviteur des Muses. Toujours et partout où le génie jouira de ses franchises, surtout en terre de France, M. de Chateaubriand est inviolable et sacré.

Il n’y a pas de meilleur exercice pour l’esprit que d’étudier un grand homme ; tout sert de leçon, l’intelligence de ses dons les plus brillans comme celle de ses faiblesses. Je me suis souvent interrogé pour démêler la cause des sentimens contradictoires que suscitait en mon cœur le génie de M. de Chateaubriand. D’abord une admiration effrénée, des transports fougueux d’enthousiasme, puis des regrets, je dirai presque des remords d’avoir été mené si loin, un désabusement qui glaçait ma première ardeur, des avertissemens sévères de la raison qui me réprimandait de mes fanatiques plaisirs. Pourquoi donc ces combats ? Pourquoi ces déchiremens ? L’adoration du vrai, du beau, doit-elle donc porter dans l’ame tant de discordantes émotions ? Il y a là quelque secret qu’il me faut percer ; car, enfin, je suis de bonne foi, je me suis exposé avec naïveté aux rayons du génie ; il faut que le Dieu sous lequel je me débats porte en lui-même la cause de mes tourmens ; son action n’est pas toute bienfaisante ; sa lumière me brûle plus qu’elle ne m’éclaire : je suis fasciné, je ne suis pas heureux. Pourquoi donc, quand je relis ces pages que j’ai dévorées, ne subsiste-t-il guère dans moi que l’inébranlable admiration de la langue ? Mais la foi à la pensée même a disparu. Manquerait-il quelque chose d’essentiel à M. de Chateaubriand ? Serait-ce qu’il n’a pas assez de bon sens en proportion de son génie ? Serait-ce qu’à une imagination divine il n’a pu marier qu’une raison légère ? En effet, suivez son esprit, il ne s’est rien proposé d’avance, il marche à l’aventure, au vent de l’occasion. M. de Chateaubriand n’a pas, comme Voltaire ou Goëthe, conduit et poussé son siècle dans les voies d’une émancipation qui s’agrandit toujours : il n’a pas comme eux épanché avec une majestueuse persévérance les trésors salutaires d’une philosophie progressive ; il semble plus occupé de lui que du genre humain, de ses passions que des intérêts de tous ; et son esprit qui n’a rien de posé, de systématique, l’abandonne sans lest, sans résistance aux capricieuses impulsions de sa fantaisie. Quel enseignement sait-il retirer de notre première révolution ? Il n’y gagne qu’un ébranlement de tête qui lui inspire son Essai sur les Révolutions, ouvrage où l’imprudent jeune homme se livre et trahit son secret. C’est une imagination furieuse qui bouleverse le ciel et la terre, débute par les jeux les plus bizarres, se permet les comparaisons les plus disparates, les plus monstrueux accouplemens : il prend la révolution française pour une apparition fantastique, et il en compose avec l’antiquité un mélange adultère. Cependant une autre tentation le prend ; s’il chantait les autels relevés, le christianisme rétabli ! Jamais ouvrage n’offrit plus que le Génie du Christianisme le reflet de M. de Chateaubriand ; descriptions magnifiques de poétiques circonstances, de cérémonies religieuses, des merveilles de la nature, résurrection oratoire et impétueuse des vieux souvenirs, sentiment profond des sublimités de la Bible et de Bossuet : mais où est la pensée de l’ouvrage ? Faut-il la chercher dans la supériorité du passé sur le présent et l’avenir du monde ? elle serait fausse ; mais non, ne demandons pas à cette œuvre brillante une profondeur même erronée. M. de Chateaubriand s’est proposé d’écrire admirablement sur un thème adopté ; voilà tout. C’est un habile orateur qui sacrifiera tout à un parti pris ; dans son panégyrique du catholicisme, rien ne l’embarrasse. La réforme, la philosophie, la révolution française, tout le mouvement de la rénovation moderne sera oublié ou flétri, et à force de tableaux enchanteurs, de prétentions adroites, de poétiques ornemens, le lecteur est saisi, entraîné jusqu’au bout. C’est bien : mais aussi quand le temps a coulé, on expose ses ouvrages à de cruels retours si on ne leur a pas donné pour appui le bon sens du genre humain ; il ne suffit pas à la gloire d’être concédée une fois, elle doit pouvoir soutenir le regard des générations qui arrivent, et sortir triomphante des révisions séculaires. Au Génie du christianisme je préfère de beaucoup les Martyrs et l’Itinéraire qui en sont comme les radieux corollaires. M. de Chateaubriand s’y trouve plus à l’aise qu’ailleurs, il n’a qu’à chanter et à décrire, et il n’est nulle part plus excellent et plus pur que dans son épopée et ses notes de voyageur : nouvelle preuve de l’originalité presque exclusive qui marque au front ce favori des Muses : il a été jeté sur la terre pour chanter, et ce n’est pas son affaire de conclure ou d’agir. Vous avez lu, monsieur, le dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, ses Études historiques : tout ce qui est descriptions et tableaux resplendit d’un éclat incomparable ; mais dès que l’auteur veut se montrer philosophe, historien grave, dès qu’il affecte les généralités de la pensée, ses aperçus sont faibles, courts, ses distinctions arbitraires, ses considérations presque puériles. M. de Chateaubriand sera emporté au temple de Mémoire sur ses ailes de poète : le chantre des Martyrs, des Natchez, de René, d’Atala, trouvera bon accueil auprès d’Homère, de Milton et du Tasse ; mais qu’ensuite il ne veuille pas passer du côté de Montesquieu, de Rousseau, de Voltaire ; il n’a ni la raison assez haute, ni le bon sens assez populaire ; il faut qu’il se tienne content avec la société de Racine et de Virgile.


Vous trouverez naturel, monsieur, que l’auteur des Martyrs ait porté dans la politique le même tempérament que dans la littérature. Ce sont les mêmes caprices et les mêmes inconstances du génie, c’est la même vocation à contredire et à s’opposer ; ce sont les mêmes incohérences, d’où sortent des effets et des positions dramatiques. Mais au milieu de ces singularités s’élève et subsiste une grandeur d’ame peu commune ; M. de Chateaubriand peut être inconséquent, mais il est toujours noble. Poursuivant intrépide de la gloire, il peut quelquefois la chercher mal, mais au moins il la cherche toujours : il n’a jamais laissé la fierté de son cœur échouer contre les petites convoitises et les cupidités ignominieuses. Si la révolution française le trouva pour elle sans amour et sans intelligence, il ne pouvait du moins échapper à l’empire qu’exerçait sur tous les hommes Napoléon. Il y a des affinités entre les diversités de la grandeur humaine. L’enthousiasme qu’inspirait le premier consul à M. de Chateaubriand, reçut une vive atteinte des mêmes coups qui frappèrent le duc d’Enghien : l’écrivain refusa courageusement de servir davantage l’homme terrible qui, pour se sauver du parallèle avec Monk, s’était permis du sang. Plus tard, il se laissa ramener au pied du trône impérial, mais il ne put résister long-temps à la tentation périlleuse de le braver encore ; et le poète était contre le héros, en opposition ouverte, quand sur les débris de notre fortune les Bourbons reparurent.

Je relis à l’instant même, monsieur, la brochure de Buonaparte et des Bourbons : j’avais oublié les violences de ce pamphlet ; jamais la vérité n’a été plus éloquemment trahie ; dans ce factum, le mensonge coule abondamment ; il y règne avec une éclatante effronterie ; sciemment l’écrivain est injuste, inique, sans pudeur et sans frein ; sa plume n’est plus qu’une arme furieuse avec laquelle il veut achever un adversaire abattu. Il envenime les plaies de la France, il les élargit, sans doute pour y faire entrer plus à l’aise cette main royale qui devait nous guérir de nos douleurs comme des écrouelles. Que de fois M. de Chateaubriand a dû gémir sur cette orgie du talent dont il a souillé ses œuvres pour des indignes et des ingrats ! Il est triste d’avoir calomnié le génie et la patrie, quand le génie abdiquait et quand la patrie était mourante.

Dès que commence la carrière politique du célèbre auteur avec le règne de Louis xviii, commence aussi pour lui une situation perplexe et compliquée, fertile en embarras et en contradictions. M. de Chateaubriand se propose une illustration nouvelle, il veut être homme politique comme écrivain et comme ministre ; il a devant les yeux Montesquieu, Fox et Pitt. Voilà son but : quel est son point de départ ? Il est l’espoir et l’orgueil des royalistes et des soutiens du passé ; ils le considèrent comme l’adversaire de la révolution française, comme le chantre et le fondateur dans l’esprit des peuples de la légitimité, comme l’instrument de leurs passions, comme le ministre de leurs intérêts ; ils le suivront s’il veut leur obéir. Mais le génie de M. de Chateaubriand le dispute aux préoccupations folles de son parti, il n’est qu’à moitié dans l’erreur ; en dépit de ses engagemens, des amitiés et des séductions qui l’entourent, il est attiré vers cette France jeune dont il attend la confirmation de sa gloire ; il n’est pas dans son humeur de se brouiller sans retour avec les grandeurs et les maximes de notre révolution ; il aimerait mieux, en y réfléchissant, être auprès de la postérité l’historien de Napoléon que son fléau littéraire ; et cet homme formé par la nature pour tout ce qui est grand et vrai, qui, placé dans une situation simple, pouvait être aussi utile à sa patrie qu’il avait été brillant, consumera quinze ans de sa vie, cette maturité précieuse qui sépare la jeunesse du tombeau, dans une suite d’avortemens et de mécomptes : trop libéral pour les royalistes, trop royaliste pour les libéraux, réputé impie par les gens d’église, raillé comme cagot par les philosophes, gentilhomme républicain, démocrate amoureux des vanités de l’étiquette, et quelquefois le plus petit des hommes, s’il n’était pas, depuis la mort de Rousseau, le plus grand de nos écrivains.

Après avoir publié ses Réflexions politiques, en 1814, opuscule où il s’efforçait de faire accepter aux royalistes un peu de liberté, M. de Chateaubriand voulut, dans un ouvrage important, consigner sa politique et se mêler à l’élite des publicistes. La Monarchie selon la Charte ne me paraît pas mériter la prédilection particulière que lui a vouée son auteur, et sans le style qui cependant reproduit trop le calque et les habitudes de Montesquieu, la lecture en serait soutenable à peine ; c’est un assemblage de quelques principes constitutionnels, de futilités nobiliaires et de fureurs royalistes. M. de Chateaubriand dit vouloir fonder la liberté, mais en même temps il veut écraser les principes et les intérêts de la révolution française. Rien n’accuse mieux que la Monarchie selon la Charte, l’insuffisance politique de cet esprit toujours dupe et toujours léger.

Mais relevons, en passant, une inconséquence honorable pour M. de Chateaubriand. Dès 1815, il se déclarait le partisan de la liberté de la presse, il la revendiquait avec de singulières restrictions[5], j’en conviens, mais enfin il maintenait les droits de la pensée, stipulant pour lui, et ne consentant à servir le trône que si on lui laissait à lui-même son sceptre, sa plume. Le génie même, au milieu de ses plus désolantes aberrations, garde toujours quelque chose d’excellent et revient, à la vérité par quelque endroit.

Cependant le moment est arrivé où M. de Chateaubriand se servira, pour lui-même et pour son parti, de sa puissance ; puisqu’on leur refuse obstinément le pouvoir, ils le raviront, et le demanderont, non plus au roi, mais à l’opinion. Quelle concession au siècle ! M. de Chateaubriand illustra de son nom le Conservateur, l’anima de sa verve et le revêtit de son éclat : il fut le général de cette croisade de gentilshommes qui se servaient de la liberté par vengeance et par ambition : tout était nouveau dans cette entreprise ; et la France, sans être convaincue, lisait avec curiosité le manifeste de cette démagogie aristocratique.

La légitimité a eu deux soutiens, M. de Villèle et M. de Chateaubriand, elle a commis la faute de les désunir et de sacrifier le poète à celui qui était plus qu’un homme d’affaires sans être un grand homme d’état. M. de Villèle avait l’avantage de ne pas partager les superstitions de son parti ; il ne croyait qu’au pouvoir et à l’argent ; il répugnait à la Charte, parce qu’elle lui paraissait gêner l’autorité royale ; cependant il s’y était résigné dans l’espoir d’un budget plus facile et plus opulent. Mais s’il était sans fanatisme, il était aussi sans conscience ; les calculs du financier finirent par étouffer tous les sentimens du royaliste. Il ne prenait plus fort à cœur les traditions et les croyances du mysticisme monarchique, mais il alla trop loin dans ses mépris, et son ame qui était vide égara son esprit qui était fin. On ne fait rien, surtout on ne gouverne pas les hommes sans quelque grandeur et quelque sincérité dans le cœur ; et les ressources de l’habileté la plus déliée ne valent pas, en de certains jours, les grossières hardiesses de la conviction. En face de M. de Chateaubriand, M. de Villèle, ayant pour complices les antipathies de Louis xviii, se montra petit, ingrat, mal élevé, et il l’outragea pour s’en délivrer irrévocablement.

C’en est fait, Coriolan passe chez les Volsques, et changera les destinées ; si l’injure fut sanglante, la vengeance sera vive ; elle dépassera les espérances, et peu s’en faut qu’elle n’excite la pitié des plus cruels ennemis de la monarchie : elle en meurt, la vieille dynastie, holocauste offert à l’amour-propre blessé ; elle expire sous le genou et sous le fer de celui qu’elle a renié. Mais arrête, implacable tribun ! suspends tes derniers coups ; grâce pour l’ouvrage de tes mains ; souviens-toi de toute ta vie ; retrouve-toi sujet fidèle aux pieds de ton roi ; pardonne l’outrage, redeviens chrétien. Impossible : le vieillard à la tête grise[6] n’entend plus rien : il s’est poussé impétueusement à la tête des générations nouvelles ; il a fait passer à sa suite, sous les drapeaux du siècle et de la liberté, une défection qui laisse un vide funeste dans les rangs opposés. Il célèbre, d’un ton de triomphe, les funérailles de la monarchie ; nous ne sommes pas rois, s’écrie-t-il, ce n’est pas pour nous que nous parlons ; il est enivré ; pour la première fois, il se trouve populaire ; enfin, il n’est tiré de son inexplicable aveuglement que par le canon des barricades.

Si quelqu’un, monsieur, a précipité, par son impulsion personnelle, la chute de la maison de Bourbon, c’est M. de Chateaubriand ; il a perdu ce qu’il avait élevé. Jamais polémique ne fit plus de ravage. Grâce à lui, personne de quelque sens et de quelque consistance n’osa plus s’avouer royaliste ; chacun briguait, sous sa conduite, les honneurs de la désertion, et passait à l’ennemi sous le fracas des applaudissemens publics.

Mais ne voilà-t-il pas que, par une péripétie nouvelle, celui qui s’est vengé, se lamente sur sa victoire ; après avoir donné quelques jours et quelques paroles à l’admiration de l’héroïsme populaire, il retourne au culte des débris de la légitimité : cela peut être fort chevaleresque, mais cela n’est pas raisonnable ; car enfin, que veut M. de Chateaubriand ? S’il désire sincèrement le développement des destinées du monde, s’il veut être l’agent de l’humanité et non pas d’une race de rois, comment ne comprend-t-il pas que la rupture avec l’ancien ordre est, pour nous, un progrès nécessaire, le seul, à vrai dire, que nous ayons fait ? C’est abuser de l’autorité du génie que de nous présenter la légitimité monarchique comme une vérité sociale de tous les temps ; et nous offrir Henri v comme l’unique ressource de la France, voilà qui est fort ridicule. Que M. de Chateaubriand ne se méprenne pas à l’éclat de ses derniers pamphlets : s’il a satisfait la conscience de notre honneur par l’éloquente réprobation de la politique poltronne qui nous abaisse aux yeux de l’Europe, il a contristé tous ceux qui estimaient le moment, arrivé pour lui, de donner à sa brillante renommée la sanction du bons sens et de la solidité.

En vérité, M. de Chateaubriand s’est placé dans une situation comique entre les générations nouvelles et le parti rétrograde. Aux premières, il déclare accepter toutes les possibilités et toutes les aventures de l’avenir, il ne fait pas difficulté d’écrire : Et pourquoi donc la république serait-elle une chimère ? Mais aussitôt il se sent ressaisi par ses vieilles habitudes, et il fait entendre le cri de Montjoie et Saint-Denis : de cette façon, il est en règle avec tout le monde ; prophète de l’ordre nouveau, gardien fidèle du royal oriflamme.

On n’échappe pas à la fatalité de son caractère. M. de Chateaubriand est né pour ébranler l’imagination de ses contemporains, mais non pas pour éclairer leur raison, mais non pas pour exercer sur les affaires publiques une influence utile : c’est un poète incorrigible. Il a poursuivi la gloire de l’homme d’état, il n’a pu trouver que celle de l’écrivain, et, par un singulier contraste, il s’est approprié avec bonheur les formes du style politique, sans être davantage un homme politique. Il a été de sa destinée de se trouver spectateur impuissant de nos deux révolutions : en 1789, il est trop jeune et trop sauvage ; en 1830, il est trop vieux et trop engagé ; dans l’intervalle, en 1814, il travaille à la restauration de la vieille couronne ; de 1825 à 1830, il la brise ; aujourd’hui, il la pleure ; toujours inconséquent, toujours chimérique, puissant dans l’opposition et l’invective, incapable d’asseoir les choses et de gouverner les hommes.

Harmonieux vieillard, repose-toi ; c’est assez de fatigues, d’épreuves et de contradictions, le temps est venu pour toi d’entrer dans la majesté du silence : ou si tu veux encore distraire la renommée, illumine et colore de graves sujets avec les dernières lueurs de ton génie ; occupe-toi de l’humanité, parle-nous de Dieu, mais ne courtise plus les petites occasions et les circonstances frivoles ; ne te fais plus l’auxiliaire et l’apologiste des manéges d’une cour qui ne te pardonnera jamais d’avoir besoin de ton patronage, et que tu n’as jamais aimée, même en la servant : ne songe plus qu’à la postérité, il importe que ta gloire fasse son salut ; pour cela, elle a besoin d’un retour irrévocable à l’autel de la liberté.

Pourquoi faut-il que tant de dissensions divisent encore les Français ? avoir passé quarante années de discordes civiles, pour se retrouver encore en présence et dans l’attente de déchiremens nouveaux ! Le parti du passé ne souscrira-t-il jamais à la marche du temps ? Je conçois tout ce qu’en 1789 a pu avoir de saisissant, d’amer, et de désespérant pour les royalistes, cette insurrection subite qui peu à peu devint furieuse ; ils durent tomber dans le même étonnement et la même douleur que les catholiques au xvie siècle devant la réforme de Luther, Mais depuis, n’ont-ils rien appris ? prennent-ils encore notre glorieuse révolution pour une émeute ? Grand Dieu ! que leur faut-il donc pour leur dessiller les yeux ? L’histoire n’est donc pas assez claire, assez vive ? que gagnent-ils à déclarer impuissant et coupable le principe révolutionnaire, qui est le principe vital de la France ?[7].

Napoléon a dit un mot sévère et juste : la démocratie a des entrailles, l’aristocratie n’en a pas. Mais au moins l’aristocratie a toujours eu de la fierté, elle a de la grandeur dans son égoïsme, et quand elle a obéi à son génie, elle n’a jamais servi que sa propre cause en paraissant servir celle des rois. Eh bien ! puisque le trône antique s’est écroulé, et puisqu’elle n’a pu le sauver, qu’elle ne songe plus qu’à elle, à sa propre dignité. Que tout ce qui reste de noblesse française se jette à corps perdu dans la liberté. Il était difficile d’être à la fois plus brave et plus ignorant que nos gentilshommes : qu’ils se montrent aujourd’hui éclairés, intelligens, citoyens. Pourquoi ne pas consentir et ne pas se former à la vie politique ? pourquoi ne vivraient-ils pas avec orgueil et plaisir dans un état démocratiquement libre, où la liberté serait générale, la naissance inutile, le talent nécessaire ? Les comices et la tribune les attendent : qu’ils y viennent défendre leurs principes et leurs droits, qu’ils fondent, s’ils le peuvent, une nouvelle aristocratie qui ait une autre base que des mottes de terre. Dans toute démocratie vraiment constituée, les intérêts conservateurs doivent former un contre-poids à la mobilité envahissante des nouveaux intérêts qu’enfante chaque jour l’activité de l’homme : en ce sens, il y a toujours une aristocratie dans la société la plus nivelée ; et cette aristocratie concourt à l’harmonie du corps social.

Mais que peuvent espérer les partisans de l’ancien ordre, en s’obstinant dans la méconnaissance de leur siècle, en nous fatiguant par les pratiques de la guerre civile et de la conspiration ? Imprudens ! par pitié pour vous-mêmes, ne prenez pas, dans la marche de l’esprit nouveau, un moment d’incertitude pour une insuffisance dont vous pourriez triompher ! Le génie de la révolution française ne craint ni les champs de bataille, ni la tribune : il ira partout où l’appellera sa fortune ; il consentira à remettre ses destinées, autant de fois que le voudront ses ennemis, à la discrétion des combats et des suffrages : il écartera tous les obstacles pour arriver à son but ; car il est appelé à fonder un ordre aussi positif, une société aussi glorieuse que la monarchie de Louis xiv.


Lerminier.
  1. Voyez les livraisons du 15 janvier, 15 février, 15 mars, 15 avril, 1er juin, 1er juillet, 15 août et 15 septembre.
  2. Cette déclaration solennelle est suivie de la série des griefs des États-Unis contre l’Angleterre, et se termine par ces mots : En conséquence, nous représentans des États-Unis, assemblés en congrès général, en appelant au juge suprême de l’univers qui connaît la droiture de nos intentions, nous publions et déclarons solennellement, au nom et de l’autorité du bon peuple de ces colonies, que ces colonies sont et ont droit d’être des états libres et indépendans ; qu’elles sont dégagées de toute obéissance envers la couronne de la Grande-Bretagne ; que toute union politique entre elles et l’état de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement rompue ; et que, comme états libres et indépendans, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, d’établir le commerce et de faire tous les autres actes ou choses que les états indépendans peuvent faire et ont droit de faire. Et pleins d’une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette déclaration notre vie, nos biens et notre honneur, qui nous est sacré. »

    (Déclaration de l’indépendance par les représentans des États-Unis d’Amérique, assemblés en congrès, le 4 juillet 1776.)

  3. Tome iii, page 536.
  4. Tome v, page 443.
  5. Il demandait une loi répressive qui fût immanis.
  6. Expression de M. de Chateaubriand.
  7. Voyez la cinquième lettre : Qu’est-ce qu’une révolution ?