Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/07
Il y a trente ans, Monsieur, que l’Institut national de France proposa dans la séance publique du 5 avril 1802 cette question : Quelle a été l’influence de la réformation de Luther sur la situation politique des différens états de l’Europe et sur le progrès des lumières ? L’Europe philosophique applaudit à cette proposition de la science française : c’était en effet une juste et profonde pensée que d’apprécier, au début du dix-neuvième siècle, les effets de la révolution qui avait agité le seizième siècle ; et si Charles Villers n’a pas tiré d’une si riche matière, et des secours prêtés par l’Allemagne qu’il habitait, par Heeren, par Paulus, un fragment entièrement digne du sujet, du moins son livre a tourné l’attention sur un des plus sérieux chapitres des annales modernes.
Dans cinquante ans, monsieur, vous pourrez peut-être, en Allemagne, poser à votre tour cette question : Quelle a été et quelle est encore l’influence de la révolution française sur la situation politique de l’Europe et sur le progrès des lumières ? Nous commençons à peine : l’ère philosophique des temps modernes est à sa plus faible aurore ; nous naissons ; la raison de l’Europe, après s’être affranchie des naïves et ferventes imaginations du moyen âge, après avoir essayé avec Luther et Calvin une théologie moins superstitieuse, avec Descartes et Kant une science de l’homme plus profonde, s’est aventurée à poser, avec la révolution française, le problème du gouvernement de la terre par le développement et l’application de l’esprit humain. Cela fut proclamé avec une noble audace, mais rien n’est fait encore. Les ébauches sorties d’une précipitation nécessaire et dévouée n’ont pu tenir ; toutes les esquisses improvisées ont pâli ; il ne faut ni s’en étonner, ni s’en troubler outre mesure, mais chercher les causes de ces défaillances, mais tirer de tant de difficultés et d’ajournemens de solides espérances.
Le poète Eschyle ouvre sa tragédie d’Agamemnon par les plaintes d’un homme placé au sommet d’une tour élevée. Cet homme, depuis longues années, attend l’apparition du phare lumineux qui doit dénoncer à Argos la prise d’Ilion. Il déplore de ne voir rien paraître et jette aux nuits et aux jours qui se succèdent ses cris et ses gémissemens. Je ne sais en vérité à quelle hauteur il faudrait se placer pour découvrir les destinées du dix-neuvième siècle, mais voilà bien des années que nous attendons, et surtout voilà bien des essais de gouvernement et de système imparfaits ou brisés, comme un pont inachevé ou rompu. Le dix-neuvième siècle s’est ouvert pour la France par le gouvernement consulaire de Bonaparte : on pouvait croire à la durée d’une république un peu militaire, où la liberté oublierait parfois la tribune pour les camps, mais où du moins le sang et les intérêts plébéiens seraient maîtres de leur propre fortune, sous le patronage d’une égalité commune et inviolable. Mais en 1804 le parvis de Notre-Dame reçoit un empereur, qui oublie 1789 pour renouer avec Charlemagne, et nous paie avec usure notre liberté au prix de conquêtes si grandes qu’elles ne se peuvent garder. Il tombe, le glorieux parjure qui a méconnu la république, et en 1814, en 1815, revient à deux fois la vieille monarchie proscrite ; elle règnera, nos défaites l’ont décidé : il faudra donc s’accommoder de ce triomphe de l’esprit antique sur celui du siècle ; on se résignera, et même on s’estimera content si la vieillesse de la monarchie n’est pas trop déraisonnable et trop idiote. Vaine espérance, et en 1830 nouvelle péripétie, nouvelles aventures pour la société française. Les systèmes n’ont pas plus duré que les gouvernemens. Vers 1800, les théories philosophiques du dernier siècle occupaient encore tous les esprits : c’était justice ; puis les sciences naturelles, physiques et mathématiques prévalaient chez nous sur les autres connaissances. Vers 1816, l’école vulgairement appelée doctrinaire commença d’écrire ; elle s’attacha à se créer un petit monde à part, elle ne s’inquiéta pas de continuer la marche progressive et directe de la pensée française ; elle s’isola de notre révolution ; engouée de l’Angleterre, prenant deux ou trois abstractions négatives pour une métaphysique profonde, dénuée des qualités qui plaisent aux Français, elle a été convaincue d’erreur, de stérilité, et même aujourd’hui personne ne songerait à elle, sans des travaux historiques qui composent son unique mérite, et sans la triste influence qu’elle exerce sur nos destinées. Aussitôt après juillet parut une école qui promit de tout expliquer et de tout résoudre ; elle éclata soudainement, elle provoqua la curiosité de tous, l’intérêt de beaucoup, le dévoûment de plusieurs ; mais à peine deux ans écoulés on la cherche, elle est dispersée, dissoute, évanouie ; on l’accuse même, non sans raison, d’avoir décrié les idées qu’elle prétendait servir, d’avoir de nouveau par ses folles exubérances répandu dans les cœurs le scepticisme et le dégoût, si bien qu’à l’heure où je vous écris, monsieur, tout serait sans lien, sans cohésion, sans système, et que les sentimens et les opinions, en pleine déroute, ne sauraient plus où se rallier. Dans ce naufrage, faudra-t-il donc, comme le surveillant d’Argos, désespérer de voir paraître le phare et la lumière ? Non, il n’y a de véritable écueil pour l’homme que son désespoir. Persévérons et donnons-nous au moins les émotions d’une vive recherche et d’une traversée agitée, en attendant ou en laissant à d’autres les plaisirs et les résultats de la découverte.[2]
Mais il n’est pas sans utilité, monsieur, de constater la dernière chute du dernier système, d’observer les raisons qui ont précipité le saint-simonisme, les élémens dont il s’était formé, les questions qu’il a soulevées, les semences qu’il a répandues dans les esprits.
Je viens de vous le dire, monsieur, immédiatement après le triomphe de l’insurrection de 1830, on entendit parler à Paris d’une nouvelle école philosophique, religieuse et politique : on en racontait des merveilles ; elle déliait le nœud de toutes les difficultés sérieuses de l’ordre moral ; elle répondait à tout ; elle se donnait pour avoir la puissance d’accomplir une révolution aussi bien dans la religion que dans l’économie politique, dans la conception des idées comme dans la satisfaction des besoins ; l’industrie ne lui devrait pas moins que les beaux-arts ; elle promettait enfin, fidèle à la loi du progrès qu’elle venait annoncer et dont elle propageait la foi, de toujours renouveler elle-même ses croyances et ses doctrines, de ne se reposer jamais dans la recherche de la vérité, et de suivre toujours la marche haletante du génie de l’humanité. Le premier coup-d’œil qu’on jetait sur l’école lui était favorable ; on la trouvait unie, courageuse, ardente, se recrutant sans cesse, disciplinée, faisant mouvoir dans son sein des hommes dévoués et des vocations éclatantes, présentant un front et une surface de doctrines symétriques, positives, et qu’à la première vue on pouvait estimer complètes et nouvelles. Mais une fois le premier éblouissement passé, la réflexion et l’examen venaient décolorer et ternir ces apparences et ces impressions : si l’école offrait les dehors de l’unité, de la concorde et de l’obéissance, considérée de plus près, on y sentait l’influence nuisible d’un despotisme factice : pas de naïveté, d’indépendance et de liberté ; cette association si compacte était tendue, sans rien de naturel ; et sa dissolution rapide m’est une preuve sans réplique que les conditions nécessaires d’une association durable n’avaient pas été remplies. D’un autre côté, les doctrines ne soutenaient pas dans leur ensemble et leurs décorations les regards d’un observateur qu’un premier désenchantement avait préparé à la défiance ; sous une harmonie spécieuse et artificielle, on découvrait les pièces de rapport, les jointures mal assorties, les placages disgracieusement appliqués, les emprunts érigés en inventions, les contrefaçons préméditées données pour des créations de première venue ; on démêlait aussi une direction fausse, une déviation funeste imprimée à des principes élémentaires et générateurs, ainsi que la méconnaissance ou le mépris de faits constitutifs et primordiaux de l’humaine nature. Dès qu’on avait surpris instinctivement le secret des ellipses, des erreurs et des misères de la doctrine saint-simonienne, il était aisé de prévoir que cette hiérarchie arbitraire des personnes, et cet amalgame adultère des idées enfanteraient des schismes successifs et des désertions interminables : il n’y a de solide que ce qui est naturel ; les fictions, quelque laborieusement qu’on les accouple, ne sont pas fécondes. Effectivement elle fut courte l’unanimité de l’école saint-simonienne. Parmi les nouveaux adhérens, on vit l’un, après avoir plongé d’un effort jusqu’au fond, reprendre aussi rapidement possession de lui-même, et se séparer nettement par une absence décisive ; un autre, plus lent dans ses approches et dans sa retraite, semblait comme une abeille diligente n’avoir tourné long-temps autour que pour trouver de nouvelles fleurs, dont il pût composer son miel et sa poésie ; plusieurs s’engagèrent plus avant ; ils consentirent à mettre à leurs pieds ou à seulement ajourner des susceptibilités qui leur étaient chères, pour poursuivre d’un commun accord un but dont la grandeur leur semblait mériter tous les sacrifices : mais enfin la patience humaine a sa mesure ; les plus intelligens se lassèrent, d’autant plus que les parties erronées dont ils se trouvaient solidaires se gonflèrent et se corrompirent encore, au lieu de s’amender et de s’amoindrir ; sur certains points l’erreur alla jusqu’à la folie ; alors la plupart répudièrent avec indignation des hallucinations scandaleuses sans attrait et sans excuse ; désormais l’école n’exista plus ; chacun reprit son indépendance. Malheureusement dans cette expérience hâtive, quelques esprits fléchirent et succombèrent ; je veux parler de vous, jeunes hommes qui avez quitté la vie sous l’effort d’une recherche passionnée du vrai et sous le poids d’une déception amère qui vous semblait irréparable ; Bazard, tête grave et méditative ; Buchey, imagination tendre qu’a fait plier le souffle aride d’une fausse métaphysique ; Talabot, âme chaude et courageuse, vous vivrez long-temps dans le souvenir de ceux qui estiment encore la foi à la pensée humaine ; vous avez trouvé la mort dans cette gymnastique des idées, où il est imprudent de s’engager sans un triple airain autour du cœur ; vos noms, les seuls que je veux prononcer ici, puisque ceux qui les portaient ne sont plus, resteront dans notre mémoire méritans et honorés. Mais il est impossible que là, où se sont achoppées tant d’intentions généreuses, il n’y ait que mécompte et mensonge ; cherchons donc à débrouiller le vrai d’avec le faux, tâchons d’éclaircir quelque peu cet assemblage où se heurtent l’erreur et le bon sens, l’imitation et la nouveauté.
Le saint-simonisme a surtout failli par ses ruses et ses ambitions : nouveau dans la partie économique, il a voulu le paraître également dans la religion, dans l’art et dans la philosophie, et il a affecté de tourner dans une sorte de sphère encyclopédique. J’entame la démonstration par les idées religieuses.
En France, monsieur, l’impétueuse aversion du dix-huitième siècle pour tout ce qui touchait à la religion a laissé dans les esprits des traces profondes qui ont leur raison et leur justice : comme la religion s’était perdue dans l’idolâtrie d’intérêts et de passions égoïstes, elle avait été enveloppée dans la proscription de ces passions et de ces intérêts ; joignez à cela la marche de l’esprit humain qui converge sans relâche à l’explication des choses, et dont l’impatience préfère s’accommoder d’une solution imparfaite, que de n’en produire aucune. Aussi jusque dans ces derniers temps, on considérait généralement la religion comme une fourberie politique, comme une ruse ourdie systématiquement par quelques hommes supérieurs qui menaient les peuples. Cette opinion voulait être élargie, redressée ; elle était un progrès sur l’aveuglement de la foi à une révélation littérale, puisqu’elle tendait à restituer à l’homme sa puissance ; mais elle contrariait ouvertement les lois de sa nature qui répugne à ce qu’elle croit faux, et se laisse entraîner vers la vérité par une analogie qui fait sa gloire. L’homme ne se nourrit pas volontairement de l’erreur, et ne la distribue pas à ses semblables, même quand il la croirait salutaire. On s’était donc trompé en faisant de la religion une fiction ménagée avec art aux yeux des peuples ; il y avait à ramener les esprits à une explication plus vraie, plus naturelle.
À cette œuvre il fallait employer beaucoup de franchise et de simplicité, parler à l’esprit humain au nom de l’esprit humain, lui démontrer qu’il recelait en lui-même plus de grandeur qu’il ne supposait, puisque ces croyances, ces symboles, ces religions avec leurs établissemens et leur continuité, leurs mythologies et leurs mystères, sortaient de sa propre pensée ; c’était la nature de l’homme qu’il fallait approfondir, pour mieux la convaincre ; il y avait, pour ainsi dire, à la convertir par elle-même ; la grâce efficace était dans sa propre conscience. Mais au lieu de cette sincérité, j’aperçois des menées inconcevables ; je vois des philosophes qui s’érigent en prophètes ; ils appellent religion nouvelle quelques opinions philosophiques à peine conçues et rassemblées : ce n’est pas assez, ils fabriquent à leur tour une révélation ; ils se forgent un nouveau verbe de Dieu, et dans un monstrueux délire, au nom de Jésus-Christ ils accolent celui de Saint-Simon. Téméraires, vous avez désormais perdu toute puissance, car vous vous êtes jetés hors des voies de la vérité. Quelle est donc cette manie qui vous pousse à déclamer contre les philosophes, quand votre honneur et votre force seraient de pouvoir l’être un jour ? Quel est ce vertige ? Quoi, dès les premiers pas, vous trébuchez dans des aberrations qui repoussent tous les cœurs ! Mais nous ne sommes pas au bout, et je vous vois encore condamnés à d’autres erreurs.
Voilà donc Saint-Simon installé en qualité de révélateur ; il fallait bien une église à ce nouveau fils de Dieu ; on commence d’abord par vouloir imiter les premiers temps du christianisme, mais bientôt on se lasse d’une position si médiocre, et l’on passe d’un bond à la contrefaçon complète du catholicisme ; même on renchérira sur sa théocratie ; au lieu d’un pape, on s’en donnera deux ; pour être encore plus original, le nouveau clergé empruntera au jésuitisme ses ruses, ses pratiques et son obéissance passive : vous voyez, monsieur, comme en peu de temps, on peut habiller une petite religion tout-à-fait présentable. Cependant le nouveau culte venait se heurter contre une difficulté, c’est que ce catholicisme, dont on arrachait les plumes pour se les attacher, avait été depuis long-temps dépassé par une révolution religieuse, le plus grand événement des temps modernes jusqu’à la révolution française, et que retourner à la religion catholique au lieu de suivre, pour l’accélérer, le mouvement imprimé par la réforme, était l’un des plus rudes contre-sens où pussent faire tomber de fausses préoccupations. N’importe, pour si peu, les révélateurs ne s’arrêteront pas ; ils ne connaissent d’ailleurs le christianisme que par les yeux de De Maistre ; à quoi bon les longues études, quand on est inspiré ; ils diront, ils répéteront obstinément que le christianisme n’existe que dans le catholicisme. En vain les premiers commencemens de la doctrine chrétienne, en vain les temps écoulés depuis le seizième siècle, en vain la conscience de plus de la moitié du monde, qui s’incline au nom de Jésus-Christ, déposeront de la vanité de ce mensonge, ils s’y enfonceront toujours plus avant, et se feront ainsi la risée de ceux qui ont cherché l’histoire du christianisme autre part que dans Fleury et dans Bossuet.
J’arrive au fond du dogme, monsieur, et j’y trouve encore la même persévérance dans l’appropriation des idées d’autrui. Avec De Maistre et Bentham, Spinosa a le plus apporté dans les contributions forcées que le saint-simonisme a frappées sur toutes les écoles ; mais sentirons-nous beaucoup d’opportunité dans cette résurrection du panthéisme ?
Il y a deux pôles dans l’universalité des choses, le monde et l’homme, et ç’a été le travail des idées humaines de chercher la place de Dieu tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre de ces extrémités. L’Orient a absorbé la cause suprême dans la substance infinie ; la Grèce a sculpté la Divinité dans les variétés gracieuses de l’image humaine ; le christianisme a tiré son Dieu des entrailles d’une femme, l’a fait homme, et dès ce jour, Dieu et l’homme se sont tellement rapprochés, que désormais l’homme ne saurait plus consentir à perdre Dieu encore une fois dans les abîmes sans âme de l’infini. Depuis Jésus-Christ, le panthéisme n’est plus socialement possible : mais il s’est trouvé qu’au dix-septième siècle, un homme sorti de l’hébraïsme comme le fondateur du christianisme, un Juif, prenant en main la cause de l’univers et de l’infini, considérant la révélation chrétienne comme une solution trop légère parce qu’elle était trop humaine, replongea Dieu dans les profondeurs de la substance, et ne craignit pas de le dépayser, à la stupéfaction commune. Voilà pourquoi Spinosa est si grand ; il n’a pas hésité à rivaliser avec Jésus ; le Nazaréen avait annoncé Dieu homme, le Hollandais proclama le monde Dieu : c’est avec ces résolutions extrêmes qu’on remue l’espèce humaine : aussi le métaphysicien solitaire a ébranlé toutes les têtes de ceux qui pensent à la pensée ; seulement les sociétés qui vivent instinctivement ne se sont pas laissé distraire par ces gigantesques efforts de l’art métaphysique. Ils ne seront pas inutiles cependant ; ils auront remis en relief les parties idéales trop oubliées de la science et de la nature humaine, et quand après longues années, notre génération et celles qui la suivront auront renouvelé l’histoire et la pensée, découvert les fondemens et les mystères de l’Orient, passé la revue de toutes les religions antiques où le christianisme viendra prendre sa place à son rang et selon ses mérites, quand elles auront aussi scruté plus avant la nature de l’homme, quand elles connaîtront mieux son organisme physique, sa structure morale, quand surtout ces générations auront vécu long-temps, ayant foi dans l’autorité et l’indépendance de l’humaine pensée ; quand le monde les aura vus long-temps persévérer dans la raison et dans la force, alors il pourra venir, il viendra le philosophe créateur et poète, le révélateur intelligent et intelligible, chargé de faire faire à l’Occident un pas de plus, d’élargir sa conscience de Dieu, de rendre la religion plus humaine encore, et cependant plus idéale ; d’outrepasser Jésus-Christ et Spinosa, et d’agrandir dans les voies du temps l’instinct et la notion de l’éternité. Génie divin, nous ne te verrons pas ; nous et plusieurs encore auront vécu avant que tu touches la terre, pour l’enseigner et la réjouir. Si nous pouvions au moins, générations de ce siècle, préparer quelque peu ta venue, et dans le pressentiment de tes triomphes, oh ! nouveau verbe de l’esprit, puiser le courage nécessaires aux luttes que nous soutenons !
Ressusciter littéralement le panthéisme a donc été une faute ; et dans quel temps encore ? Quarante ans après une première révolution, le lendemain d’une seconde, c’est-à-dire à une époque où la liberté humaine serait perdue si elle s’éprenait aux langueurs et aux attiédissemens d’une contemplation oisive.
Ce contre-sens est d’autant plus remarquable, que le saint-simonisme s’était inquiété de relever la fierté de l’activité humaine, et avait protesté contre l’exagération de l’humilité chrétienne : il était ainsi sur la trace de la marche progressive du génie occidental. Certes, depuis le seizième siècle, l’homme n’est pas humble ; il est révolutionnaire ; il ne veut plus être pauvre d’esprit ; cette disposition incontestable s’affermira de plus en plus, c’est le levier du monde moderne.
Sur un autre point capital, la nouvelle école fut hardie ; elle nia l’existence du mal et prêcha la réhabilitation de la matière. Y a-t-il du mal ? Y a-t-il du bien ? Qu’est-ce que le mal ? Qu’est-ce que le bien ? Il n’y a pas de mal, s’est écriée l’école ; l’homme n’a point à lutter contre une puissance funeste ; ce qu’il a pris pour le mal n’est que l’imperfection de sa propre science et l’insuffisance de sa propre force ; mais plus il saura, plus il pourra vouloir et pratiquer ce qu’il aura voulu, plus il verra s’effacer et s’évanouir ce fantôme qui, jusqu’à présent, a terrifié le genre humain. L’homme n’est pas déchu ; sa vie ne doit pas être une épreuve lugubre, une expiation funèbre ; l’homme est de plus en plus perfectible pour devenir de plus en plus heureux : plus sa carrière est progressive, plus elle s’embellit et devient riante. Disparaissent à jamais les ténèbres, les terreurs et la nuit du royaume de Satan ; l’enfer est un mensonge, le mal est une chimère ; l’homme n’a, dans le temps et l’espace, d’autre obstacle que lui-même : ce sont ses propres illusions qu’il doit disperser avec son épée comme des apparitions menteuses.
Cette levée de boucliers contre le héros infernal de l’Évangile, du Dante, de Milton et de la mélancolie moderne, est audacieuse et bruyante ; on dirait un défi de la force humaine qui s’exalte, jeté à la fatalité qui pèse sur elle : c’est encore une réclamation énergique contre cette humilité qui fit de la résignation son héroïsme, et mit sa grandeur à courber la tête. Pour moi, je donne la main à cette insurrection ; je la crois légitime, et je la regarde comme un fruit naturel de la température de mon siècle ; seulement il y a des mystères que nous ne savons pas encore. Pourquoi dans l’histoire tant de catastrophes inépuisables ? Pourquoi dans l’homme tant d’irrémédiables douleurs ? J’ai toujours été frappé de la tristesse qui nous ronge le cœur, et dès mon début dans la pensée, j’écrivais ces mots : « Il est vrai, l’homme porte partout avec lui les déchiremens d’un mal inconnu, d’un mal incurable ; mais n’importe, il doit marcher, il doit agir ; mais sa force et sa gloire est de n’en rien dire, c’est l’enfant de Lacédémone expirant en silence sous la morsure du renard[3]. » On peut augurer instinctivement que l’énergie de l’homme lui donnera plus tard le secret de l’énigme ; il doit vaincre le sphynx pour le pénétrer ; donc il est raisonnable de s’élever contre cette partie théologique du christianisme ; mais en même temps il faut scruter et confesser notre nature ; il n’est pas bon de prendre pour une solution complète un premier instinct de résistance : la véritable science doit commencer par préciser la mesure de ce qu’elle cherche et de ce qu’elle ne sait pas encore ; et même là où le saint-simonisme se trouve sur la piste de la vérité, il s’est égaré à force d’impatience et de présomption. Quant à ce qui concerne la réhabilitation de la matière, j’y vois un effet et un pléonasme du panthéisme, qui incorpore la matière dans Dieu même et l’absout par cette assimilation ; j’y remarque aussi une vue de bon sens, une appréciation plus juste des travaux de l’industrie et des merveilles du luxe : c’est la pensée du mondain de Voltaire, revêtue d’une formule solennelle ; mais ici encore des aberrations sont venues se glisser après coup sous la souplesse d’une expression trop vague.
Les grands philosophes, tels que Platon, Spinosa, ont toujours fait dériver leur politique de leur philosophie métaphysique, et cette descendance, qui au fond est une identité, est la première condition d’une véritable philosophie sociale. L’école saint-simonienne se proposa d’imiter ce procédé. Mais l’exécution fut incohérente et factice ; en effet, au lieu de développer directement et avec simplicité le principe d’association qui est le véritable fondement de la doctrine saint-simonienne, et qui surtout en fait le mérite, on imagina de le déduire en apparence d’une métaphysique qui, en réalité, n’avait été usurpée qu’après coup. On proclama ambitieusement l’application sociale d’une conception religieuse nouvelle ; unité de Dieu et du monde, donc unité de l’homme et de la société ; amour, intelligence et force, donc artistes, savans et industriels ; vous reconnaissez ici, monsieur, un nouvel emprunt ; on complète Spinosa par Platon, par la république du disciple de Socrate, qui est divisée en trois classes, les magistrats, les guerriers et le peuple, division qui découle de la triplicité des facultés morales ; la raison est représentée par les magistrats, le courage par les guerriers, et les passions par le peuple : ainsi passions et peuple, courage et soldats, magistrats et raison, voilà la société idéale conçue par Platon. Quelle fureur d’imitation et de plagiat s’était donc emparée des ordonnateurs du saint-simonisme ? Quelle rage de gâter le simple et le vrai ? Car, monsieur, nous arrivons enfin à des idées justes qui vous expliqueront la célébrité dont a joui cette doctrine.
Il y a deux principes qui se débrouillent pour gouverner le monde : l’intelligence et l’égalité. Ils sont inséparables et s’appuient l’un sur l’autre : on ne les conteste pas eux-mêmes, tant ils sont lumineux et irrésistibles ! Seulement on les commente différemment ; on les applique à des degrés divers. Or, le sol européen où ils trouvent le champ le plus libre est la France ; et depuis quarante ans, les constitutions[4] et les théories les ont reproduits ; le saint-simonisme les a pleinement compris ; il a senti que dans la société, l’intelligence devait être maîtresse, et l’égalité, loi. Il a prêché sur les toits la capacité, et porté les derniers coups aux derniers préjugés de la naissance et de l’aristocratie.
La doctrine saint-simonienne a eu aussi une perception très vive de l’association ; elle a eu l’instinct de l’unité qui doit coordonner toutes les parties de la sociabilité, de l’utilité générale qui doit en être le but ; elle a enseigné l’association universelle par et pour l’amélioration toujours progressive de la condition morale, physique et intellectuelle du genre humain : elle s’est élevée contre l’exploitation de l’homme par l’homme ; elle a réagi puissamment contre l’égoïsme et l’individualisme ; elle a travaillé à rallumer des sympathies généreuses ; elle s’est inquiétée du peuple ; elle a eu pour lui des entrailles et de la charité ; elle a demandé que le travail rendît heureux le travailleur, et laissât entre ses mains un autre salaire que la continuité de la misère.
Nous trouvons ici le lieu de la politique et de l’économie politique du saint-simonisme. Dans le dessein de soulager les classes laborieuses, il innova dans la théorie et l’assiette de l’impôt ; il proposa ce thème à la science économique : « Pourvoir les services publics de manière à ce que l’impôt ne trouble point la production, à ce qu’il atteigne principalement les revenus indépendans de tout travail, et enfin à ce que son recouvrement s’effectue avec la plus grande économie possible de capitaux et de forces. » Le saint-simonisme montra encore les fictions de l’amortissement, émit des idées praticables sur le taux des fermages, des loyers, des intérêts et des salaires ; il proposa la transformation et le perfectionnement des banques, la centralisation des banques les plus générales en une banque unitaire, directrice, la spécialisation de banques particulières.
Dans l’Exposition de la doctrine saint-simonienne, je lis que l’industrie et la propriété sont à-peu-près identiques ; d’abord, je ne connais pas de quasi-identité ; et puis voilà le germe de l’aberration sur le droit d’héritage qui a fait tant de bruit. Je ne reviendrai pas, monsieur, sur la propriété ; je me confie à vos souvenirs, et d’ailleurs il importe ici, plutôt que de remuer encore un problème isolé, d’indiquer la source de toutes les erreurs où s’est précipité le saint-simonisme dans l’ordre politique. Il s’est surtout trompé parce qu’il a manqué du sentiment du droit et de la liberté : tantôt ç’a été le panthéisme avec ses espaces infinis, tantôt l’industrialisme avec ses richesses et ses jouissances qui lui a fait perdre la notion du temps et de la liberté, et l’a jeté dans un matérialisme où dogmatiquement la dignité humaine était sacrifiée au bien-être. De là ce mépris de l’individualité dans les utopies parodiées qui devaient réaliser l’association universelle ; de là des déclamations où l’on enveloppait dans la même censure une légalité défectueuse, et le principe même du droit et des constitutions politiques ; de là une servilité hypocrite envers le pouvoir ; de là un abandon cynique des conquêtes et des idées de notre révolution ; pas le moindre instinct politique ; la société dans un temps marqué devait s’organiser en une théocratie manufacturière. Je rends grâce à la société de s’être montrée rebelle à une pareille métamorphose, car pour ne pas mourir de faim, nous serions morts d’ennui.
Après avoir pris quelques faits économiques pour des lois morales, le saint-simonisme emprunta plusieurs idées à Bentham ; il fortifia ainsi son application du principe de l’utilité, et crut avoir entièrement parcouru la sphère de la législation.
La science historique du saint-simonisme a été fort légère ; le point de départ est vrai ; Turgot, Condorcet, avaient esquissé cette ligne directe et progressive de l’humanité que nous reconnaissons de plus en plus pour la loi de l’histoire ; mais pourquoi avoir embrouillé cette idée avec cette éternelle intervention d’un antagonisme factice, surtout au moment où l’on niait les réelles oppositions que présente la nature humaine ? Pourquoi encore avoir abusé de cette distinction en époque critique, époque organique, qu’on pouvait trouver ingénieuse à la première vue, fausse à la seconde, mais à coup sûr insupportable à la troisième. La formule était commode, je l’avoue, pour dispenser de l’étude ; l’érudition se trouvait supprimée, puisque l’histoire aussi était révélée ; et les bibliothèques étaient déclarées suspectes, puisqu’elles pouvaient devenir des instrumens d’hérésie.
Dans le domaine du beau, le saint-simonisme n’a que le mérite d’avoir renouvelé une vue juste, l’utilité sociale de l’art ; mais encore il l’a faite trop matérielle et trop bornée : sans doute l’art dans sa vocation n’est pas seulement, soit une fantaisie individuelle, soit une contemplation du passé mêlée de regret ; je ne crois pas que le poète de notre âge doive consumer sa vie devant le portail de Reims, la cathédrale de Cologne ou de Strasbourg ; mais l’art est infini ; mais c’est la liberté, c’est la vie, c’est la grandeur, c’est la délicatesse, c’est le sacrifice, c’est l’égoïsme. Artiste, marche ton chemin à ton heure, à ta guise. As-tu le rameau d’or ? Je ne te demanderai pas comment tu l’as conquis ; mais, quand tu le montreras aux sociétés, elles tressailliront. La beauté, la véritable beauté, fille de l’art, ne nous donne pas des plaisirs stériles : elle nous élève en nous charmant ; le feu qu’elle allume dans nos âmes les purifie. Après avoir joui de ses chastes attraits, nous sommes plus forts, plus généreux, plus grands ; alors la patrie pourra se servir de nous. L’art de cette façon devient socialement utile ; mais vous devez tout à la liberté de l’artiste. Invoquez son génie ; mais sachez l’attendre. Il est déraisonnable d’assigner au poète des sujets et des matières d’utilité sociale et de lui faire des commandes philosophiques. C’est à lui d’imposer la loi, et non pas de la recevoir ; mais si un peuple vivait longues années sans enfans prédestinés qui lui dévouassent leur âme, il y aurait à juger sévèrement cette désertion du génie et ce peuple abandonné.
La philosophie psychologique et morale du saint-simonisme a été d’une faiblesse misérable. Il faudrait cependant connaître l’homme quand on veut le conduire et le transformer. L’intelligence a toujours été confondue par l’école, tantôt avec le raisonnement, tantôt avec le sentiment. La liberté méconnue, le droit oublié, l’individualité blessée, les passions signalées comme un puissant mobile, mais point approfondies dans leurs profondeurs et leurs mystères, témoignent de la légèreté avec laquelle fut fabriquée la métaphysique du saint-simonisme.
Il me reste, monsieur, à jeter avec vous un dernier coup-d’œil sur le caractère général de l’école et les résultats de sa courte apparition. L’école a voulu réussir à tout prix, et le plus tôt possible ; ç’a été son écueil et sa folie : elle a pris le bruit pour la popularité, la curiosité pour l’approbation ; afin d’augmenter le bruit et la curiosité, elle a essayé tous les tons, tous les costumes, tous les moyens : elle a dissipé toutes ses ressources, fatigué tous les esprits, découragé les dévoûmens qui s’étaient offerts, ou ceux qui se préparaient : en un an, elle a gaspillé tout un avenir. Ce n’est pas ainsi que les choses prospèrent et se mènent à bien. Voulez-vous acquérir quelque ascendant sur les hommes, soyez simples, montrez-vous ce que vous êtes et non pas autres. Apparemment c’est en vertu de votre propre nature que vous voulez prévaloir ; ne la fardez donc pas ; faites-la connaître avec ses qualités et ses défauts, ses travers et ses avantages ; on vous estimera votre prix, et les destins s’accompliront. Et puis aussi, consultez votre temps : s’irriter contre son siècle, c’est ressembler à Xercès, qui faisait châtier la mer ; il est insensé de vouloir emporter son époque ou d’assaut ou par ruse ; on ne conquiert pas l’humanité par un coup de main. J’admire en vérité ces impatiences qui se gonflent comme des vagues furieuses, et comme elles viennent mourir sur la grève sans avoir fécondé le sol.
Que devait-on se proposer, si ce n’est de continuer à marcher dans la route ouverte par Condorcet et Saint-Simon[5], ne prendre le nom de personne, s’associer pour étudier, mais librement ; n’affirmer que ce qu’on savait, apprendre tous les jours, croître avec naïveté, se laisser devenir grand, et se fier à Dieu, comme la nature au soleil ?
Cependant, monsieur, même dans cette entreprise avortée, tout n’a pas été perdu, et tout ne sera pas stérile. Trop de questions ont été soulevées, trop de problèmes jetés au milieu de la société française, trop de jeunes esprits émus, réveillés, pour ne pas estimer considérable l’influence du saint-simonisme. Il a fait plus en deux ans, il a remué plus de difficultés que la philosophie de la restauration en quinze années. Plusieurs des opinions qu’il a propagées dirigent la presse périodique tant à Paris que dans nos provinces ; la tribune législative a répété quelques-uns de ses principes. Le saint-simonisme s’est fait connaître partout en France ; il est un symptôme du besoin de rénovation qui nous travaille ; il est, pour ainsi dire, une table des matières vaste et confuse, un prospectus hâtif de la philosophie française du dix-neuvième siècle : il sera bon de s’ingénier, afin que l’ouvrage annoncé ne reste pas toujours sous presse.
À l’heure où je vous écris, monsieur, il n’y a plus ni saint-simonisme, ni saint-simoniens ; tout s’est évanoui, car je ne compte pas dans l’ordre des idées la secte qui donne en ce moment un si pitoyable spectacle ; il est plus triste que risible de voir quelques jeunes gens sous le charme inexplicable des plus fastidieuses folies ; mais il fallait les laissera eux-mêmes, et ne pas déployer contre eux l’apparence d’une persécution. Pourquoi les troubler dans la retraite qu’ils se sont faite ? Ne pourra-t-on pas en France être absurde librement ? Ne saurions-nous d’ailleurs posséder parmi nous une petite secte, quand l’Amérique en compte quelques mille ?
Que reste-t-il donc, monsieur, du saint-simonisme ? Les questions, les problèmes et les idées. Je puis dès aujourd’hui vous signaler les indices d’études continuées, reprises dans les voies sincères de la science : une partie de l’ancienne école saint-simonienne travaille à s’ouvrir une route philosophique, a pour organe la Revue encyclopédique, manifeste une foi vive dans la puissance de la pensée, des talens notables, et des convictions vigoureuses. D’un autre côté, l’Européen est la tribune de l’école philosophique, qui, dans l’origine, se rattachait à Saint-Simon ; on pourra dans peu l’apprécier entièrement ; elle va publier le fruit de ses travaux : Introduction à la science de l’homme, ou science du développement de l’humanité, tel est le titre du livre qu’elle nous promet. Tous ces esprits, tous ces jeunes hommes, tous ces efforts, vont au même but : chez eux, et chez beaucoup d’autres encore, disséminés, silencieux, fermente le désir de fonder la liberté par la réflexion, et d’unir la cause de la sociabilité à celle de la philosophie : ils sentent aussi que les efforts de l’esprit combinés portent des coups plus sûrs que les tentatives solitaires ; le temps viendra où l’on verra des dissentimens qui survivent encore, disparaître, des nuages s’effacer pour faire place à une solidarité immense, reconnue, embrassée avec ardeur, à une association naturelle et simple où pourront se mouvoir au large les originalités fortes et les naïvetés délicates. Il n’y a pas besoin pour un pareil but de jonglerie franc-maçonique ; le fond importe seul : avez-vous des entrailles pour le peuple, voulez-vous qu’on l’instruise, qu’on le relève ? Croyez-vous aux destinées de la liberté moderne ? Apportez-vous créance dans la puissance de l’esprit humain ? Comprenez-vous, désirez-vous le progrès de l’humanité ? Il suffit, voilà le signe d’une foi commune ; d’ailleurs, les causes vraiment grandes et populaires doivent prendre la devise de César : tout ce qui n’est pas contre moi est pour moi. Elles doivent tout recevoir dans leurs rangs, parce qu’elles ont la force de tout entraîner et de tout conduire. Elles doivent être l’image de la vie humaine ; elles doivent posséder dans leur sein toutes les qualités, tous les caractères, toutes les vocations, toutes les aptitudes, l’énergie, la pensée, la prudence, l’audace, riches et pauvres, l’artiste, le soldat, le commerce, la science, tout ce qui fait enfin la force et la substance d’une société. Amis de la liberté, ne vous isolez jamais par des précipitations et des manies où l’on ne vous suivrait pas : songez que cette liberté pour laquelle vous êtes toujours prêts à verser votre sang, doit se faire toute à tous et se proposer la conversion de tous.
Et il est plus nécessaire que jamais de se rallier au culte des idées, dans un temps où nous semblons opprimés sous je ne sais quoi de vulgaire, de médiocre, et de bourgeois : nous sommes comme exténués de platitude ; ce qui est commun et stationnaire fleurit, prospère, se prélasse, nargue l’esprit nouveau, lui demande un compte ironique de ses espérances et de ses projets, de cette révolution qui devait être si grande, de cette ère nouvelle si ardemment pressentie. La réponse pourra se faire attendre : mais ne viendra-t-elle pas ? Elle dépend des générations qui s’élèvent et qui travaillent : en leurs mains reposent les destinées de la France : si les révolutions qui se débordent, se font obstacle à elles-mêmes, les révolutions qui avortent, laissent dans la société le germe d’une maladie mortelle. Il y a des momens marqués dans l’histoire d’un peuple, où il lui est nécessaire d’être grand, ne fût-ce que pour exister : il lui est interdit de vivoter ; et quand même il consentirait à s’assoupir dans les langueurs et les hébètemens de l’indifférence, il ne le pourrait pas : pour éviter sa ruine, il n’aurait plus à se sauver que dans la gloire[6].
- ↑ Voyez les livraisons du 15 janvier, 15 février, 15 mars, 15 avril, 1er juin et 1er juillet de cette année.
- ↑ À ceux qui s’étonneraient de trouver ici déclaré ce besoin d’émotions même dans l’ordre des idées, je rappellerai ces paroles de Pascal : « C’est le combat qui nous plaît et non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle est arrivée, on en est saoul. Ainsi dans la recherche de la vérité, on aime à voir dans la dispute le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissant de la dispute… Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » A-t-on jamais porté plus loin l’orgueil et la curiosité de l’esprit ? Pascal, plus je vous lis, moins je vous trouve l’âme chrétienne.
- ↑ Introduction générale à l’Histoire du droit, page 175.
- ↑ « La constitution garantit comme droits naturels et civils, i. que tous les citoyens sont admissibles aux places et aux emplois, sans autre distinction que celle des vertus et des talens. » Constitution de 1791.
- ↑ Voyez l’appréciation de ce philosophe dans la Philosophie du droit.
- ↑ Gloria rationi non repugnat, sed ab eâ oriri potest. Spinosa.