Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/06

LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.[1]

VI.
DE LA PAIX ET DE LA GUERRE


Paris, 19 juin 1832.


Il est remarquable, monsieur, qu’à toutes les époques mémorables de l’histoire moderne, la paix et la guerre ont fait le sujet des spéculations des philosophes. Ils n’ont pu voir les peuples se combattre, sans y réfléchir ; et ils se sont mis à raisonner sur cette mêlée terrible des passions humaines. Vers la fin du seizième siècle, un Italien qui vécut long-temps en Angleterre et professa à l’université d’Oxford, composa un traité de Jure belli, que Grotius a eu sous les yeux en écrivant son livre. L’illustre réformé s’occupa d’adoucir le droit des gens, et de le ramener aux principes du christianisme. Dans la dernière moitié du dix-septième siècle, l’Europe ensanglantée, lasse, soupirait après le repos, et les écrivains fomentaient, en le reproduisant, ce désir de la paix. L’abbé de Saint-Pierre insistait sur le projet d’une paix perpétuelle, et d’une espèce de parlement de l’Europe, qu’il appela la diète européenne. Mais celui qui s’éleva le plus puissamment contre la guerre fut Fénelon ; il se considérait parmi les hommes comme un ange de paix, de réforme et de miséricorde ; il travaillait à leur inspirer des pensées douces, des intentions bienveillantes et pacifiques ; il amollissait le cœur des rois ; il conjurait les nations de ne plus s’exaspérer les unes contre les autres ; sa voix fut entendue, et la société française se précipita dans le repos avec avidité, oubliant même les délicatesses de l’honneur national cruellement froissées par le prêtre qui menait la régence, tant après Louis xiv, on avait hâte de se tranquilliser, de se distraire, de jouir des plaisirs de la vie et de l’indépendance de l’esprit.

D’Alembert a dit quelque part que le vœu de son siècle était l’agriculture et la paix ; la guerre n’était réellement alors que l’auxiliaire de quelques combinaisons diplomatiques, et se rapportait rarement aux intérêts de la sociabilité. Votre pays seul, monsieur, avait besoin des armes pour se constituer, et Frédéric, conquérant utile, a solidement assis la monarchie prussienne. Voilà ce qui explique la disposition unanime des philosophes français à réprouver la guerre d’une manière absolue. De nos jours, aussi, ce problème a occupé quelques penseurs : De Maistre et Hegel l’ont roulé dans leur tête puissamment ; le philosophe catholique, au spectacle de la révolution vaincue, s’exalte et glorifie le Dieu des armées. Quand il écrivit les Soirées de Saint-Pétersbourg ; son dernier ouvrage, le génie du siècle semblait altéré, respirant à peine sous le joug amphyctionique de la diplomatie ; voilà quel était pour lui le fructus belli. Il ne s’enthousiasmait pas de la guerre, parce qu’elle avait délivré l’Allemagne de notre injuste supériorité, affranchi les peuples ; le fond de sa pensée est autre : la guerre n’a tant d’attraits à ses yeux que parce que la victoire a déserté les drapeaux de la révolution française, et il la nomme divine, parce qu’il la trouve liberticide. Fichte, au contraire, appela la guerre au secours de l’indépendance allemande. Hegel a sur ce point des méditations plus complètes et plus calmes. Il reconnaît que la guerre n’est pas un accident arbitraire qui vient ensanglanter les hommes capricieusement ; elle est à ses yeux le combat des différentes idées qui constituent les peuples et se disputent l’empire ; elle entretient, pour ainsi dire, la santé des nations comme le mouvement des vents sauve les ondes d’une stagnation corrompue ; un calme éternel stupéfierait la nature aussi bien que la société. Je paraphrase un peu la comparaison de votre compatriote : wie die Bewegung der Winde die See vor der Fäulniss bewahrt, in welche sie eine dauernde Ruhe, wie die Völker ein dauernder oder gar ein ewiger Friede versetzen würde[2]. Récemment un écrivain distingué a, parmi nous, développé cette théorie, mais en l’exagérant. Je crains que M. Cousin, partagé entre De Maistre et Hegel, n’ait pas eu l’esprit assez libre pour se faire à lui-même son thème, se tracer son domaine, et parler avec cette indépendance qui préserve de l’amplification. Les Saint-Simoniens, à leur tour, ont reproduit les idylles de l’abbé de Saint-Pierre ; vous voyez, monsieur, que depuis trois siècles l’esprit s’est exercé sur le sang qu’on a versé.

À quoi sommes-nous donc destinés aujourd’hui ? À nous battre encore, et à raisonner de même, à tourner dans le même cercle de systèmes et de batailles ? N’y a-t-il donc pas d’issue ? Nous le verrons plus tard ; mais quoi qu’il arrive, je voudrais, monsieur, constater avec vous où nous en sommes ; vous m’avez paru quelquefois craindre que les premières ruptures de la paix européenne ne fussent l’ouvrage de l’impétuosité française : examinons, monsieur, et tâchons de comprendre les conjonctures présentes.

Vous m’accordez, monsieur, que la Révolution de 1789 est sortie naturellement de la civilisation intellectuelle du dernier siècle, et vous la reconnaissez pour l’application sociale de quelques principes philosophiques groupés en système ; or, ces principes étaient l’égalité des hommes et des peuples, la paix, le commerce, l’industrie et la liberté pour tous, la condamnation des conquêtes et des aventures militaires qui ne seraient pas utiles au monde, la solidarité du genre humain. Dans tout cela, je ne vois rien de belliqueux et d’offensif. Veuillez d’ailleurs remarquer, monsieur, que si la révolution française avait été préparée par des philosophes, classe ordinairement peu guerrière, elle a été commencée et dirigée pendant les premières années par d’autres philosophes, je veux dire par des théoriciens politiques, tout-à-fait étrangers à l’audace et à la pétulance de l’esprit militaire. Loin de songer à des conquêtes, ils les proscrivirent dans leur constitution, et répétèrent souvent à l’Europe le souhait sincère d’une paix inaltérable. La révolution française n’a jamais eu qu’une ambition à laquelle elle ne saurait renoncer, sous peine de se détruire elle-même : c’est d’être chez elle souveraine maîtresse. Comme il lui était impossible de prévoir jusqu’où la mèneraient son génie et sa fortune dans l’œuvre qu’elle entamait, elle demandait à l’Europe de la respecter dans cette carrière d’expériences politiques où l’avait poussée la destinée ; et la bonne foi qu’elle apportait au maintien de la paix générale, pouvait lui donner l’espoir de n’être pas attaquée.

Comment l’Europe exauça-t-elle les pacifiques désirs de l’esprit novateur ? L’Europe ne connaissait point l’état intérieur de la société française vers la fin du dix-huitième siècle. La mollesse du règne de Louis xv lui faisait toujours illusion, et lui dérobait l’intelligence de ce qui s’agitait dans les esprits. Quand elle vit la France réclamer avec chaleur l’ouverture de nouveaux états-généraux, elle s’imagina que l’ancienne constitution française allait reprendre son cours, que l’antique monarchie se réformerait elle-même avec le concours des trois ordres, et se retremperait dans les fidèles conseils de sujets loyaux et dévoués. Elle ne soupçonnait pas que les établissemens historiques dont on venait lui donner comme un dernier spectacle n’étaient plus qu’une représentation mensongère que la vie n’animait plus, et que la chute de ces vieilles images découvrirait à ses yeux deux puissances oubliées dans ses calculs, l’esprit humain et le peuple. C’était ainsi, monsieur. Rien du passé n’avait plus de crédit dans la conscience de la nation française. D’un autre côté, nous gravitions vers l’avenir sans but positif. La France n’était plus monarchique : elle n’était pas républicaine ; elle s’engageait dans l’inconnu avec une audace inexprimable. J’avoue, monsieur, que cette disposition morale n’était pas facile à saisir ; mais c’est pour n’en avoir pas eu l’entente que, dès le début, l’Europe a trouvé dans notre conduite des mécomptes qui l’ont aigrie, armée contre nous. Effectivement, la journée du 14 juillet 1789, où Paris, escaladant la Bastille, emportait d’un seul coup tout l’ancien régime, surprit et épouvanta les cabinets et les cours. On s’écria que la révolution sortait de l’ordre moral, pour entrer dans l’exercice et l’entraînement de la force. Dès-lors la France devint suspecte ; bientôt l’émigration des princes et des gentilshommes redoubla auprès des puissances la défaveur des préventions entretenues contre nous ; puis on passa de la défiance à la colère ; enfin le desir de nous combattre et de nous réduire enfanta le projet d’une coalition.

Ici la révolution française va susciter dans la politique européenne des changemens sensibles. Les cabinets oublient, ajournent ou modifient leurs ambitions et leurs convoitises particulières, pour se livrer plus librement à la répression des idées révolutionnaires ; et deux puissances, qui, pendant le cours du dix-huitième siècle, s’étaient continuellement choquées et combattues, se réconcilièrent en vue de notre détriment et de notre ruine. L’empereur Léopold ii fit au roi Frédéric-Guillaume des avances et des sacrifices, et subordonna à ses convenances les avantages qu’il pouvait recueillir de ses négociations ou de la guerre avec la Porte-Ottomane. Ainsi, la maison impériale de Lorraine-Autriche renonçait à l’esprit et aux ressentimens de Charles-Quint et de Marie-Thérèse, pour tendre la main à la monarchie militaire que le grand Frédéric avait formée de ses lambeaux et de ses humiliations ; irrécusable indice des animosités royales contre notre révolution.

La coalition, mentalement résolue, fut lente à s’organiser. Ramasser des forces éparses, concilier des prétentions ombrageuses, partager les rôles, assigner les postes, choisir les points d’agression les plus saillans et les plus faciles, surtout tracer un plan général qui soit comme le nœud de l’intrigue, tout cela veut du temps : c’était aussi la première fois depuis Louis xiv que l’Europe se liguait contre nous. Une entreprise si nouvelle ne pouvait se mettre en branle que lentement, et les frontières de la France ne furent violées que le 19 août 1792, trois ans après les premiers mécontentemens et les premiers projets des puissances européennes.

Il vaut la peine de bien se rendre compte des intentions véritables qui dirigeaient les cabinets. Ils desiraient sauver le gouvernement monarchique, renverser la constitution nouvelle, qu’ils considéraient comme attentatoire aux droits de la royauté, telle que la consacrait l’ancien droit public de l’Europe ; ils desiraient prêter au roi Louis xvi une force qui lui permît de ressaisir toute l’initiative de sa première autorité, d’autant plus que le monarque français, dans l’hiver de 1790, s’était adressé aux puissances, pour les inviter à le tirer d’une position qu’il estimait indigne et cruelle. Nous devons, monsieur, au prince de Hardenberg, chancelier d’état, qui a laissé en Prusse une si haute renommée, la connaissance d’une lettre précieuse du roi Louis xvi à Frédéric-Guillaume. Permettez-moi, monsieur, de la remettre sous vos yeux : elle était datée du 3 décembre 1790.


« Monsieur mon frère ;

« J’ai appris par M. de Moustier l’intérêt que votre majesté avait témoigné non-seulement pour ma personne, mais encore pour le bien de mon royaume. Les dispositions de votre majesté à m’en donner des témoignages dans tous les cas où cet intérêt peut être utile pour le bien de mon peuple, ont excité vivement ma sensibilité. Je le réclame avec confiance dans ce moment-ci, où, malgré l’acceptation que j’ai faite de la nouvelle constitution, les factieux montrent ouvertement le projet de détruire le reste de la monarchie. Je viens de m’adresser à l’empereur, à l’impératrice de Russie, aux rois d’Espagne et de Suède, et je leur présente l’idée d’un congrès des principales puissances de l’Europe, appuyées d’une force armée, comme la meilleure mesure pour arrêter ici les factieux, donner le moyen d’établir un ordre de choses plus desirable et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres états de l’Europe. J’espère que votre majesté approuvera mes idées, et qu’elle me gardera le secret le plus absolu sur la démarche que je fais auprès d’elle ; elle sentira aisément que les circonstances où je me trouve m’obligent à la plus grande circonspection ; c’est ce qui fait qu’il n’y a que le baron de Breteuil qui soit instruit de mon secret, et votre majesté peut lui faire passer ce qu’elle voudra.

« Je saisis cette occasion de remercier votre majesté des bontés qu’elle a pour le sieur Heymann, et je goûte une véritable satisfaction de donner à votre majesté les assurances d’estime et d’affection avec lesquelles je suis,

« Monsieur mon frère,
de Votre Majesté
le bon frère,


« Signé: Louis.[3]»

Cette lettre fit sur le roi de Prusse une impression profonde ; il devint à son tour aussi ardent que l’empereur Léopold à s’opposer aux progrès de notre révolution. Après avoir dissipé quelques nuages qui s’étaient encore élevés entre eux, les deux souverains se concertèrent ; leurs ministres Bischoffswerder et le prince de Kaunitz signèrent, le 25 juillet 1791, un traité préliminaire d’alliance ; enfin les deux monarques s’abouchèrent à Pilnitz, résidence d’été de l’électeur de Saxe. Le comte d’Artois, accompagné, entre autres personnages, de M. de Calonne et du duc de Polignac, parut à la cour électorale, il insista sur la nécessité de précipiter, par les armes, une contre-révolution en France ; et du concert de tant d’augustes personnages, sortit, au milieu des fêtes les plus élégantes, la fameuse déclaration dite de Pilnitz, que depuis, je crois, on a regrettée comme une indiscrétion, mais qui atteste avec sincérité quelles étaient à notre égard les préoccupations des têtes couronnées. Vous ne pouvez pas oublier, monsieur, qu’on y invite les autres puissances à employer conjointement avec leurs majestés (le roi de Prusse et l’empereur) les moyens les plus efficaces relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d’affermir dans la plus parfaite liberté les bases d’un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être des Français. La prétention est claire et point dissimulée ; il s’agit de rétablir en France un gouvernement monarchique convenable aux droits des souverains : l’Europe intervient pour satisfaire ses propres convenances et nous en faire subir la loi.

J’ai touché, monsieur, le point essentiel : les cabinets avaient pour la révolution française une aversion qui les emporta même au-delà de leur prudence ordinaire ; les premiers, ils se sont livrés à une agression morale ; ils ont passé trois ans à épaissir contre nous leurs bataillons et les préjugés de l’Europe ; ils ont attaqué les premiers, car dès l’abord, ils rendaient la paix incompatible avec l’honneur d’une grande nation.

Mais de fait, la France n’a-t-elle pas la première déclaré la guerre ? Ce serait se moquer étrangement, que d’imputer à la France, en 1792, la rupture de la paix européenne, parce que l’assemblée législative décréta expressément la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême. Reprenons un peu, monsieur, la situation de la France. Elle poursuivait la déduction de ses nouveaux principes et n’avait pas encore pu trouver un temps de halte ; elle marchait toujours, quand elle aperçut autour d’elle l’Europe irritée, puis menaçante : ce n’était pas assez de débrouiller son nouvel avenir, d’asseoir les premiers résultats de son émancipation ; au milieu de ce travail, elle se voit suspecte, haïe, cernée ; il se répand autour d’elle ce silence terrible qui plane toujours au-dessus de deux armées prêtes à s’égorger ; on va la prendre au piège, l’accabler : que fera-t-elle ? Les nations se jugent elles-mêmes par leurs œuvres ; si le cœur lui manque, elle est perdue. C’est ici, monsieur, qu’elle fut grande cette France chérie, et d’autant plus saintement héroïque qu’elle avait pour elle le droit et la raison. Enlacée de toutes parts, elle ne se trouble pas ; menacée, elle déclare la guerre ; envahie, elle se lève toute entière. Oui, ce fut la plus juste des représailles que cette déclaration de guerre à laquelle contribua Condorcet, ce philosophe pratique de notre première révolution ; jamais signal de bataille ne fut plus loyalement donné : à Padoue, à Pilnitz, l’Europe avait jeté un cri qui trouva son écho dans les défilés de l’Argonne ; le mot de Léopold est justifié : la plus dangereuse de toutes les choses à toucher, c’est la révolution française. En l’attaquant, on la sert ; moins battue des orages, elle eût été moins grande ; les provocations de l’Europe lui ont arraché tous les secrets de son génie ; et ceux-là même qui s’acharnaient sur elle pour épuiser son sang, n’ont fait que disséminer à travers le monde ses indomptables et contagieuses vertus.

Je dis donc, monsieur, que les guerres révolutionnaires soutenues par la France reposèrent sur la plus stricte justice, et qu’elles furent moralement défensives, même quand nous eûmes dégagé nos frontières, passé le Rhin, envahi les envahisseurs. Un seul homme changea la nature et le caractère de nos entreprises : Napoléon. Après s’être battu comme général de la république, ce conquérant conçut un système qui lui fut personnel ; il voulut faire pour la France, ce que Charles-Quint avait tenté pour la maison de Habsbourg-Autriche, ce que Louis xiv pour la maison de Bourbon ; il voulut élever la France au-dessus de l’égalité des autres nations, lui rendre cette prépondérance que Guillaume iii s’était attaché à détruire. Cette pensée, monsieur, n’appartient pas au génie même de la révolution, quoiqu’il en ait profité ; elle lui a été utile ; elle a compensé à force de gloire la consécration du temps qui lui manquait, elle l’a doté d’une histoire de vingt ans qui renferme plus de merveilles et de victoires que deux siècles ordinaires ; mais enfin cette pensée conquérante, si brillante que je la tienne, n’est pour la révolution française qu’une glorieuse diversion ; ce n’est pas là son but ; ce n’est pas son génie qui ne saurait s’identifier dans un homme, pas même dans Napoléon.

La révolution française est comme le signe d’une nouvelle religion sociale qui est née en France, mais qui se doit à l’Europe ; elle a rendu ce service au monde, d’élever, la première, la voix pour revendiquer l’application sociale des droits de la liberté humaine : il y a quarante-trois ans qu’elle a commencé de parler ; où en est aujourd’hui l’intelligence des rois ? Jusqu’à quel point va l’adhésion des peuples ? Voilà, monsieur, qui décidera de l’avenir. La vérité irrite quand elle ne persuade pas encore, et tant que les hommes ne sont pas ses fervens défenseurs, ils se montrent ses ennemis implacables : pas de milieu. Si les cabinets de l’Europe, sans avoir rien recueilli des expériences et des vicissitudes de près d’un demi-siècle ne voyaient encore dans notre révolution qu’une révolte arbitraire, un accident factieux qui a eu quelques jours de succès, mais qu’ils doivent et peuvent faire taire irrévocablement sous le feu de leur canon, cette méprise traînerait après elle de longues et épouvantables catastrophes ; si les puissances, comme en 1790, ourdissaient lentement, sous les dissimulations de la diplomatie, le réseau de fer destiné à nous envelopper, jamais, non jamais, peuple ne courrait aux armes avec un droit plus légitime aux faveurs de la victoire et de la fortune.

La paix du monde est entre les mains des rois ; tout est possible encore dans les voies de la douceur et de la vérité : les tempéramens de la réforme peuvent encore prévenir dans la vieille Europe les explosions abruptes de l’insurrection ; les peuples peuvent encore être conduits, mais ils ne peuvent plus être trompés. Ainsi, monsieur, on ne persuadera pas à l’Allemagne que nous songeons à recommencer dans son sein nos promenades et nos expéditions pour satisfaire l’ardeur de quelques effervescences belliqueuses ; il n’y eut jamais en France un plus affectueux respect pour l’indépendance de tous les peuples, une sympathie plus franche pour ce que chaque nation a de grandeur et de qualités particulières ; nous serions des ingrats si nous ne répondions pas à l’amitié qu’on nous a témoignée de toutes parts ; et c’est la force, monsieur, de la révolution française, qu’elle ne s’appuie plus aujourd’hui seulement sur elle-même, mais sur la foi et les vœux des autres nations qui la retrouvent pacifique, non plus conquérante, non plus insolente, mais équitable et lionne, véritablement libérale. La réforme anglaise, la liberté germanique, sont les sœurs de la révolution française ; l’humanité, leur mère commune, se complaît et s’admire dans la beauté de leurs traits différens et dans l’indépendante fierté de leur contenance.


Maintenant, les puissances de l’Europe attaqueront-elles de nouveau la révolution française ? Ni l’étude de Martens, ni la lecture des protocoles, ne peuvent sur ce point faciliter les conjectures : mais comparons l’Europe de 1792 et celle de 1832. La France est seule aujourd’hui, isolée, comme au milieu de sa première lutte : les points d’appui lui manquent : la Pologne a succombé, aussi malheureuse qu’en 1794 où l’héroïsme de son Kosciuszko ne put la sauver ; ce n’est qu’en 1795 que la convention réunit la Belgique et le pays de Liège à la France, et elle combattit le stadhouder comme nous avons en face de nous le roi de Hollande ; l’Italie nous est aujourd’hui fermée comme elle le fut jusqu’en 1796 : enfin, comme il y a quarante ans, nous sommes sans alliés, seuls devant l’Europe.

Pour continuer le parallèle, monsieur, la France ne désire pas plus la guerre qu’elle ne la désirait en 1792 : même les précieux intérêts du commerce et de l’industrie l’en détournent ; vingt-trois ans de guerre et quinze ans de paix nous ont fait connaître les douceurs du repos, et savourer les fruits d’une civilisation pacifique. N’ayez pas peur que la France renonce étourdiment à ses tranquilles travaux ; plus que jamais, elle a besoin d’avoir raison ; elle vous étonnera, elle vous a déjà étonné, monsieur, par sa patience et sa résignation ; on aura peu d’égards pour elle ; on se préparera par d’imprudentes insultes à des agressions ouvertes ; enfin on mettra un peuple qui ne passe pas pour saigner du nez dans la nécessité de se battre ou de vivre sans honneur : voilà, monsieur, comment éclatera la guerre, si elle éclate.

Si la guerre éclate, ce sera pour nous une guerre de liberté et de civilisation. Évidemment nous n’aurons voulu ni conquérir ni tyranniser personne, mais seulement jouir dans nos foyers d’une existence honorable, indépendante ; mais les agresseurs auront pris le courage qui se modère pour la faiblesse qui plie, la raison pour la peur. Tant mieux, nos mains même ensanglantées seront innocentes.

Si la guerre éclate, il faudra bien que la France s’y résigne et la soutienne : elle se rappellera qu’il est de la destinée de sa révolution de toujours triompher quand on l’attaque ; elle ira au combat la tête haute, le cœur léger, la conscience nette ; elle retrouvera ses plaisirs militaires, en défendant la plus juste des causes.

Si la guerre éclate, il faudra bien la considérer non pas comme le cataclysme où doit s’abîmer la civilisation française, mais comme la fournaise salutaire d’où elle doit sortir mieux trempée et plus forte. Elle n’aura pas été, de notre part du moins, une fantaisie : nous la prendrons pour un arrêt de la destinée. Elle ne sera pas une gloriole, mais un droit.

Le droit ! c’est lui qui bénira nos drapeaux et qui sacrera nos épées : il rendra saint et pur l’exercice de la force ; il nous soutiendra dans les revers ; il redoublera l’efficacité de la victoire, en la rehaussant de sa justice. Sans le droit, la force n’est que brutale et finalement impuissante ; sans la force, le droit est outragé, on le viole avec impunité ; mais, quand le droit et la force s’appuient l’un sur l’autre, on peut leur promettre le triomphe et l’empire.

Il semble au surplus que jamais idées, principes ou nations n’ont pu s’asseoir sur leurs véritables bases, sans se défendre auparavant contre de rudes assauts. Si, dans votre Allemagne, si dans le Brandebourg, dans la Souabe, une partie de l’Autriche, de la Bohême, de la Hongrie, dans le pays du Hanovre, dans la Hesse, dans le Palatinat, la foi et le culte de Luther ont pris et gardé racine, les armes n’ont-elles pas servi et sauvé la liberté de conscience et l’indépendance des états ? Et votre monarchie, monsieur, à qui doit-elle sa grandeur et son établissement avantageux, non-seulement à elle-même, mais à la civilisation de l’Europe, si ce n’est à la guerre et à l’énergique industrie de la conquête ? Depuis qu’au commencement du dix-septième siècle, l’électeur Jean Sigismond eut laissé à son successeur George-Guillaume l’électorat de Brandebourg et le duché de Prusse réunis, votre patrie a trouvé ses provinces dans les indemnités de la victoire. Le grand électeur, qui a fait resplendir si clairement dans son caractère l’héroïsme germanique, n’a-t-il pas ajouté à son marquisat héréditaire une partie de la Poméranie, le Magdebourg, le Halberstaet, et Minden[4] ? Est-ce de bonne grâce que l’Autriche a laissé la Silésie entre les mains du grand Frédéric ? La guerre de sept ans a véritablement mûri la jeunesse de votre monarchie militaire.

Quand Frédéric écrivit l’histoire de la guerre de sept ans, il s’attacha à démontrer que s’il avait attaqué le premier, l’agression morale n’était pas moins partie de la maison d’Autriche qui avait ameuté contre lui toute l’Europe, et se proposait de le pousser à commettre les premières hostilités. Le conquérant de la Silésie se leva le premier pour établir la guerre chez des voisins dont l’inimitié lui était connue ; dans son histoire, il s’en explique avec ce mâle bon sens qui jette sur les choses l’évidence et la clarté. « Quant à ce nom si terrible d’agresseur, c’était un vain épouvantail, qui ne pouvait en imposer qu’à des esprits timides ; il n’y fallait faire aucune attention dans une conjoncture importante où il s’agissait du salut de la patrie, puisque le véritable agresseur est sans doute celui qui oblige l’autre à s’armer, et à le prévenir par l’entreprise d’une guerre moins difficile, pour en éviter une plus dangereuse, parce que de deux maux il faut choisir le moindre. Après tout, que les ennemis du roi l’accusassent d’être agresseur, ou qu’ils ne le fissent point, cela revenait au même, et ne changeait rien au fond de l’affaire, la conjuration des puissances de l’Europe contre la Prusse étant toute formée[5]. » Aussi Frédéric ne craignit pas de commencer ; il entama lui-même cette période aventureuse, cette série de batailles, de revers et de victoires, cette épopée militaire, dont le héros disparaît quelquefois dans la poudre, semble près de demeurer enseveli dans d’irrémédiables défaites, survit, se venge, et frappe le dernier coup comme il a frappé le premier. Aussi, en sauvant la Prusse, la guerre de sept ans l’électrisa ; elle fut pour votre monarchie si récente un souvenir qui alimenta les âmes : le passé lui manquait ; cette guerre, en se gravant dans les esprits, sut les remplir de patriotisme et de poésie ; on aime mieux son pays après l’avoir défendu ; la patrie, comme un tendre ami, devient plus chère encore, quand on a tremblé pour elle.

La France, monsieur, se trouve placée dans des conjonctures fort sérieuses ; elle est descendue de la situation morale où l’avait mise, il y a bientôt deux ans, l’émancipation de juillet ; au dehors, elle n’est pas honorée, elle n’est pas puissante comme elle a le droit de l’être ; intérieurement elle est divisée et point heureuse. Aussi il n’y aurait pas à s’étonner si les cabinets trouvaient les circonstances favorables à des attaques combinées : la société française se retrouverait alors dans une de ces crises qui tuent ou qui ravivent et renouvellent ; elle aurait, pour parler la langue de Milton, à peser le danger avec des pensées profondes :

Pondering danger with deepings thoughts.
elle aurait à songer que si en 1814, en 1815, elle a pu fléchir sans honte sous le poids de l’Europe, dont elle avait amoncelé contre elle les représailles et les armées, aujourd’hui elle doit rester indépendante, sous peine de n’être plus une nation.

La révolution française n’est pas conquérante, elle est humaine ; elle pourra profiter des chances de la guerre si on l’y pousse ; mais elle ne s’y précipitera pas dans l’unique intérêt de quelques agrandissemens même raisonnables ; elle est pour nous ce qu’a été pour l’Allemagne la réforme, et la guerre qu’on lui déclarerait serait une guerre religieuse et sociale. Je tombe d’accord avec Hegel que la guerre est la défense d’une idée : or, l’idée que nous avons à maintenir, à pratiquer, à développer, à propager par notre exemple, c’est l’idée de l’égalité, base nouvelle d’un ordre nouveau ; égalité intelligente, commentaire social du principe évangélique, égalité morale, triomphe de l’esprit philosophique sur les accidens, les inconséquences, les erreurs et les attentats du passé ; égalité vraiment humaine et vraiment divine, idée médiatrice et complète, qui doit accoupler ensemble l’intelligence de l’homme et la justice de Dieu. Voila notre dogme, voilà notre théologie, voilà notre religion. Avez-vous une cause plus grande et plus sainte à comprendre et à servir ? Son nom ? son autel ? j’y cours. Ah ! tous tant que nous sommes, nous marchons à la découverte d’un Dieu inconnu, Deo ignoto ; car le travail de l’esprit humain n’est pas de nier Dieu, mais de le déplacer. Les Hébreux du désert portaient avec eux Jehovah dans un tabernacle mobile ; nous aujourd’hui, nous nous engageons à la poursuite d’un Dieu qui nous échappe encore : où donc est-il ? Pour moi, j’ai traversé bien des systèmes, des idées et des passions ; j’ai demandé partout le bonheur et la vérité, et je n’ai pu trouver quelque répit, quelque adoucissement à d’inconsolables inquiétudes que dans la foi à l’irrésistible loi qui entraîne l’humanité comme la lyre d’Orphée : les symboles se ternissent ; les images chancellent ; la lettre se fait hypocrite et mensongère ; les hommes manquent ; les âmes sont petites, les cœurs glacés, les esprits courts ; l’aridité et la désolation sorties des flancs de l’égoïsme répandent sur le monde la torpeur et le silence. Où se sauver, ô mon Dieu ? que veux-tu de nous ? parle, tonne, frappe, révèle-toi, mais tire-nous de nos ignorances et de nos langueurs : mieux vaudrait une société en travail, en enfantement, en douleur, qu’une société sans cœur, sans intelligence, sans enthousiasme.

Je m’emporte, monsieur, excusez cette effusion qui m’échappe, je reviens au sujet qui nous occupe, et je veux terminer aujourd’hui cette lettre en vous communiquant quelques réflexions sur votre patrie. La monarchie prussienne, vous le savez mieux que moi, doit tout à la guerre, à l’art et à la pensée : un siècle, de 1640 où commença de gouverner le grand électeur jusqu’en 1740, où régna l’élève de Voltaire, a suffi pour préparer le théâtre d’un grand homme et d’une grande nation. Frédéric l’unique, comme l’ont appelé les Allemands, fut roi pendant quarante-six ans ; il sut associer la maison de Brandebourg à la suprématie autrichienne ; il entra en partage du premier rang dans l’empire germanique, et fit de son royaume la tête et la pensée de l’Allemagne. Le cabinet de Louis xv, jouet de la coquetterie et de la vanité d’une maîtresse, eut la sottise de se liguer avec Vienne contre Berlin ; il aurait dû, docile aux leçons de Richelieu, poursuivre avec persévérance le cours de ses inimitiés envers la maison d’Autriche, et ne pas renoncer à l’alliance d’un héros novateur qui changeait la face de l’Allemagne. Frédéric mourut en 1786, trois ans avant l’avènement de la révolution française. Il ne l’eût pas combattue ; il avait applaudi à la déclaration et à la résistance de l’indépendance américaine ; il n’eût pas marché contre nous avec Léopold. Sept ans après sa mort, le duc de Brunswick envahissait nos frontières ; je crois qu’ici la Prusse tomba dans la même erreur que Louis xv ; à son tour, elle déclarait la guerre à l’esprit novateur, à l’ennemi de l’Autriche, et contrariait sa propre destinée. Elle ne tarda pas à s’en apercevoir, monsieur, car la première elle se retira de la coalition ; la première elle reconnut la république française ; la première elle signa la paix, et le traité de Bâle, en 1795, témoigne que les deux peuples étaient sur la trace de leurs intérêts réciproques.

Le temps a-t-il donc en vain coulé, et quarante ans ne seront-ils pas une leçon ? Si dans le dernier siècle le caractère de la révolution française a pu échapper à la patrie de Frédéric, le même malentendu ne semble guère possible aujourd’hui. L’appréciation des choses ne vous est pas si difficile ; vous avez des philosophes, des historiens, des jurisconsultes, tout doit leur indiquer qu’un pays qui est aujourd’hui roi du nord, qui doit sa rapide puissance aux armes et aux idées, n’est pas l’ennemi naturel d’une nation antique et nouvelle, sur qui reposent aujourd’hui les destinées du midi de l’Europe, et qui n’est pas non plus sans quelque aptitude dans le maniement des armes et des idées. Je suis fâché, je l’avoue, qu’à la faveur de nos revers, la Prusse se soit si fort rapprochée de la France. Nous nous aimerions davantage si nous nous touchions de moins près. En se donnant de pareilles satisfactions, on a rendu l’avenir plus difficile et plus obscur.

Quoi qu’il en soit, monsieur, restons chacun avec calme et courage dans la place où nous avons été mis ; puisons dans l’étude, dans l’exercice de la pensée, l’intelligence de notre siècle, ces douces fraternités de l’esprit et de l’âme, qui peuvent résister aux plus rudes épreuves, ces espérances qui ne meurent pas, la foi dans l’inépuisable énergie du droit et de la vérité. Le temps qui éprouve et développe tout, tirera du cœur des hommes et des nations, les secrets que nous ne saurions encore lire ; en attendant, permettez-moi de vous répéter cette parole impériale : La plus dangereuse de toutes les choses à toucher, c’est la révolution française.


lerminier.
  1. Voyez les livraisons du 15 janvier, 15 février, 15 mars, 15 avril et 1er juin de cette année.
  2. Hegel, Naturrecht, page 333.
  3. Mémoires tirés des papiers d’un homme d’état, 1828, tom. i, pag. 104. Ces mémoires éclaircissent les causes qui ont déterminé la politique des cabinets dans les guerres de la révolution.
  4. Mémoires du Brandebourg, par Frédéric.
  5. Histoire de la guerre de sept ans, chap. 3, pag. 80, 81.